Peut-on encore lutter en ligne ?

Les réseaux sociaux sont, depuis leur lancement, au début des années 2000, des lieux ambigus pour les femmes, les personnes racisées et LGBTQIA+. Elles sont la cible de contenus haineux et de cyber­vio­lences, mais elles ont aussi investi ces espaces numé­riques. De Black Lives Matter à MeToo, les personnes mino­ri­sées ont politisé leurs identités et diffusé leurs mobi­li­sa­tions grâce à ces mêmes réseaux. À l’heure où les magnats de la Silicon Valley, pro­prié­taires des pla­te­formes en question, affichent leur soutien au président états-unien d’extrême droite, Donald Trump, est-il encore possible de militer en ligne ? Ou faut-il chercher d’autres voies ?
Publié le 01/05/2025

ILLUSTRATIONS Lucile Gautier pour La Déferlante
Illustration de Lucile Gautier pour La Déferlante

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.

Devenu pour la seconde fois président des États-Unis le 20 janvier 2025, Donald Trump a eu l’agréable surprise de voir se rallier à lui les grands noms de la Silicon Valley, parmi lesquels Elon Musk, dirigeant de X (ancien­ne­ment Twitter), ou Mark Zuckerberg, à la tête de Meta (qui rassemble Facebook, Instagram, WhatsApp…). 

Le premier est l’un des acteurs les plus impliqués dans la mise en place du projet fasciste porté par la Maison Blanche ; le second prend sa part dans la révo­lu­tion conser­va­trice en cours : il a par exemple annoncé l’assouplissement des règles de modé­ra­tion qui limi­taient les contenus haineux sur ses réseaux sociaux, ou encore la sus­pen­sion du programme Diversité, égalité et inclusion (DEI), qui fixait des objectifs de justice sociale au sein du groupe Meta.

Certes, sur les réseaux sociaux, les femmes, les personnes racisées et LGBTQIA+ ont toujours été exposées à des formes de cyber­vio­lences bien spé­ci­fiques. Mais ces espaces numé­riques ont aussi permis l’émergence de mobi­li­sa­tions, tels le mouvement Black Lives Matter, en 2013, qui mettait en lumière les violences poli­cières racistes, ou encore MeToo, en 2017, qui, avec la reprise d’un mot d’ordre lancé dès 2006 par la militante africaine-états-unienne Tarana Burke, est devenu une vague mondiale de dénon­cia­tion des violences sexuelles et sexistes. Pour enrayer le backlash réac­tion­naire, est-il possible de continuer à militer en utilisant ces réseaux sociaux ?

Maud Royer est cofon­da­trice de l’association féministe et de lutte contre la trans­pho­bie Toutes des femmes, créée en 2020. Responsable des outils numé­riques des campagnes de Jean-Luc Mélenchon en 2017 et en 2022, elle est l’autrice de l’essai Le Lobby trans­phobe (Textuels, 2024).

Elle est membre du comité éditorial de La Déferlante.

Irène Despontin Lefèvre est maîtresse de confé­rences à l’université Paris 8–Vincennes–Saint-Denis, en sciences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion, et cher­cheuse au Centre d’études sur les médias, les tech­no­lo­gies et l’internationalisation (Cémti).

Elle travaille sur les usages des réseaux sociaux, les mobi­li­sa­tions fémi­nistes
et le féminisme de hashtag (#MeToo, #NousToutes…).

Elvire Duvelle-Charles est réa­li­sa­trice et autrice. Ancienne activiste
des Femen, elle cocrée en 2017 Clit Révolution, un compte Instagram consacré à la sexualité, avec la jour­na­liste Sarah Constantin.

Elle est l’autrice de l’essai Féminisme et réseaux sociaux. Une histoire d’amour et de haine (Hors d’atteinte, 2022).

Après l’élection de Donald Trump, les diri­geants des pla­te­formes ont ouver­te­ment dévoilé leur allé­geance aux mou­ve­ments d’extrême droite. Comment avez-vous vécu ce basculement ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Je n’ai pas été surprise. On sait depuis longtemps que les pla­te­formes ins­tru­men­ta­lisent les algo­rithmes à des fins poli­tiques et favo­risent les discours mas­cu­li­nistes, réac­tion­naires… Les décla­ra­tions d’Elon Musk et de Mark Zuckerberg ne sont que la confir­ma­tion d’un mouvement de fond qu’on observe depuis dix ans.

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE Je partage ce constat : les groupes réac­tion­naires étaient déjà présents, struc­tu­rés et formés à la prise de parole en ligne. Ce qui a changé, c’est qu’ils occupent aujourd’hui une place plus impor­tante dans
l’espace numérique. Cette hyper­vi­si­bi­li­té résulte d’un ali­gne­ment entre leur discours et les décisions des pro­prié­taires des pla­te­formes. Ce n’est pas juste une question d’algorithmes, c’est un choix politique assumé.

MAUD ROYER Pendant longtemps, on a considéré l’espace numérique comme un contre-pouvoir, un lieu où s’exprimaient les voix pro­gres­sistes et dominées. Cette époque est révolue. Ce qui est nouveau, c’est qu’Elon Musk accepte de sacrifier la ren­ta­bi­li­té de sa plateform1À l’issue de son rachat en 2022 par le mil­liar­daire Elon Musk, X a perdu plus de 70 % de sa valeur. En mars 2025, Musk est néanmoins parvenu à lever près d’un milliard de dollars
pour les réin­jec­ter dans la pla­te­forme.
pour défendre une idéologie. Mark Zuckerberg, de son côté, est plus oppor­tu­niste : il ajuste Meta en fonction du climat politique pour préserver la stabilité de son entreprise.


« Pendant longtemps, on a considéré l’espace numérique comme un contre-pouvoir, un lieu où s’exprimaient les voix pro­gres­sistes et dominées. Cette époque est révolue. »

Maud Royer

En réaction à ces prises de parole, de nombreux·ses militant·es et médias ont annoncé se retirer de ces pla­te­formes. Selon vous, faut-il les quitter ou, au contraire, les investir comme des ter­ri­toires à défendre ?

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE On a débattu avec mes collègues chercheur·euses de l’intérêt d’investir d’autres pla­te­formes, comme Bluesky2Bluesky est une pla­te­forme similaire à X, créée en 2019 par une femme, Jay Graber. Elle se targue d’être, à l’inverse de X, un réseau décen­tra­li­sé, et ne dépend d’aucune des mul­ti­na­tio­nales de la tech.. Mais quitter X n’est pas aussi simple qu’il y paraît : cela soulève des enjeux de visi­bi­li­té, d’accès à l’information et de diffusion des idées. Cela pose aussi la question de l’impact réel d’un départ : est-ce qu’on arrête de donner du pouvoir à l’extrême droite ou est-ce qu’on lui laisse sim­ple­ment le champ libre ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Je vois un intérêt au départ. Les réseaux fonc­tionnent grâce aux contenus que nous y publions. Si une masse critique d’utilisateur·ices quitte X ou Instagram, ces réseaux perdent de leur intérêt. Le problème, c’est que trop de médias et de col­lec­tifs fémi­nistes en dépendent. On doit se demander comment organiser un mili­tan­tisme qui ne dépende pas des algo­rithmes. Personnellement, j’ai orienté une partie de ma com­mu­nau­té vers une news­let­ter. Je publie quand je veux, sans penser à faire plaisir à l’algorithme et je ne dépends pas d’une pla­te­forme qui monétise mes données.

MAUD ROYER On l’oublie, mais, his­to­ri­que­ment, la diffusion des idées a toujours reposé sur des médias indé­pen­dants. Au xxe siècle, les partis poli­tiques uti­li­saient le journal papier comme outil militant. L’Humanité en 1920 ou un compte Instagram politique aujourd’hui, c’est le même principe : informer, mobiliser, créer du débat. La grande dif­fé­rence, c’est qu’un journal repose sur un collectif pour être produit et diffusé, alors que les réseaux sociaux indi­vi­dua­lisent la parole. L’autre problème, c’est que le mouvement féministe en France mobilise en ligne pour le 8‑Mars ou le 25-Novembre, mais qu’il manque d’organisations solides pour struc­tu­rer les luttes, contrai­re­ment aux syndicats, qui ras­semblent des centaines de milliers d’adhérent·es. Cette fragilité doit nous pousser à nous inter­ro­ger : comment créer des struc­tures capables de porter nos idées indé­pen­dam­ment et durablement ?


« On doit se demande comment organiser un mili­tan­tisme qui ne dépend pas d’en­tre­prises privées. »

Elvire Duvelle-Charles

Au-delà des dif­fi­cul­tés ren­con­trées par le mouvement féministe, la relation entre la gauche française et le numérique semble parfois com­pli­quée. Maud Royer, quel regard portez-vous là-dessus ?

MAUD ROYER La gauche dans sa forme radicale a compris très tôt l’importance du numérique. La France insoumise a toujours été très présente sur les réseaux sociaux : Jean-Luc Mélenchon [son fondateur] a été l’un des premiers hommes poli­tiques à investir YouTube et Facebook, et il reste l’un des plus suivis. Son usage du numérique a permis de créer un lien direct avec les citoyen·nes et d’installer une culture de mobi­li­sa­tion en ligne. Cette stratégie s’inscrit dans un mouvement plus large qui a traversé la gauche radicale des années 2010 : en Espagne, par exemple, Podemos a adopté une approche similaire. Ces mou­ve­ments ont compris que les réseaux sociaux étaient des outils centraux pour struc­tu­rer les mobi­li­sa­tions popu­laires et remporter des batailles poli­tiques. La gauche tra­di­tion­nelle, en revanche, a mis plus de temps, à l’exception notable de Ségolène Royal avec Désirs d’avenir3Association issue des réseaux de Ségolène Royal pour en faire la candidate socia­liste à l’élection pré­si­den­tielle de 2007, Désirs d’avenir se démarque en inves­tis­sant le Web dès 2006, avec le site par­ti­ci­pa­tif desirsdavenir.fr..
Investir effi­ca­ce­ment le Web n’est pas tant une question de volonté que de capacité à répondre à une logique éco­no­mique : les réseaux sociaux sont en effet devenus des espaces monétisés et concur­ren­tiels. Aujourd’hui, la droite semble avoir pris l’avantage, car elle dispose de moyens finan­ciers plus impor­tants pour les exploiter. Aux États-Unis, par exemple, les campagnes poli­tiques en ligne reprennent les tech­niques du marketing digital utilisées par les entre­prises, aux­quelles les conservateur·ices peuvent allouer davantage de res­sources.
En France, les régu­la­tions sur la publicité politique rendent la situation dif­fé­rente, mais l’enjeu éco­no­mique reste déterminant.

Comment archiver les féministes ?

À l’occasion du rachat de Twitter (rebaptisé X) par Elon Musk en avril 2022, puis de son ral­lie­ment à Donald Trump, élu en novembre 2024, de nombreux·ses chercheur·euses, militant·es et médias (dont La Déferlante) ont quitté le réseau, parfois en sup­pri­mant leur compte et, avec, de pré­cieuses données. De quoi poser la question de la mémoire des luttes sociales en ligne, et « par­ti­cu­liè­re­ment du féminisme, qui a toujours rencontré des dif­fi­cul­tés de conser­va­tion et de visi­bi­li­té de ses archives », rappelle Irène Despontin Lefèvre. « Les réseaux sociaux servent à organiser des mobi­li­sa­tions, à annoncer des mani­fes­ta­tions, à soutenir les victimes et à produire des récits de lutte à travers des hashtags fémi­nistes. Comment conserver ces traces pour qu’elles deviennent des archives exploi­tables à l’avenir ? », s’interroge-t-elle.

« Certains mou­ve­ments ont été construits exclu­si­ve­ment sur les réseaux sociaux, par des acti­vistes parfois anonymes et peu présentes dans l’espace physique des mani­fes­ta­tions », ajoute Elvire Duvelle-Charles, pour qui seule « une stratégie consciente et proactive » de conser­va­tion peut éviter les pertes. Dans le cadre de leur travail de recherche, toutes deux ont eu recours aux captures d’écran de stories Instagram, un format par défi­ni­tion éphémère puisque visible pendant seulement 24 heures. 

L’enjeu est mémoriel, mais il s’agit aussi de conso­li­der les acquis et d’« éviter qu’on réinvente la roue », insiste Maud Royer, qui invite les fémi­nistes à maintenir une pro­duc­tion écrite hors des réseaux pour empêcher sa dis­pa­ri­tion : c’est ce que propose également la cher­cheuse Bibia Pavard, spé­cia­li­sée en histoire des femmes et du genre. La cher­cheuse exhorte même les fémi­nistes à imprimer leurs pro­duc­tions en ligne. Reste que le caractère éphémère d’une publi­ca­tion « peut être un avantage pour les personnes qui sou­haitent investir un espace militant sans subir le poids d’un archivage immuable », note Elvire Duvelle-Charles. Notamment pour les personnes trans, qui peuvent voir leur identité ou leurs prises de parole pré-transition exposées contre leur gré, ou encore les personnes racisées, dont des posts très anciens sont régu­liè­re­ment exhumés par l’extrême droite afin de les disqualifier.

Irène Despontin Lefèvre, vous qualifiez le féminisme contem­po­rain de « tech­no­phile4Irène Despontin Lefèvre, «L’engagement féministe “en quelques clics” : s’adresser à toutes, se dis­tin­guer par la com­mu­ni­ca­tion», Communiquer, no 39, 2024 (consul­table en ligne). ». Quelles sont les limites de cette tendance ?

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE J’ai par­ti­cu­liè­re­ment travaillé sur les pratiques de Nous toutes et sur sa vision enthou­siaste du numérique, présenté comme un moyen acces­sible à toutes de mener la révo­lu­tion féministe, avec des slogans du type « Si vous savez utiliser WhatsApp, vous pouvez changer le monde ». Mais, en pratique, cette vision rencontre plusieurs limites. Par exemple, dans des réunions col­lec­tives, certaines mili­tantes ont de fait été exclues des décisions, votées en ligne et en direct, car elles n’avaient pas de smart­phone. Il existe aussi une hié­rar­chi­sa­tion de la parole dans le collectif : celles qui ont les com­pé­tences numé­riques se retrouvent en position de pouvoir, tandis que les autres sont mises à l’écart. Ces phé­no­mènes montrent une contra­dic­tion entre l’idéalisme des discours inclusifs et la réalité d’un mili­tan­tisme qui, même pratiqué en ligne, n’est pas exempt d’inégalités maté­rielles et sociales.

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Les réseaux sociaux ont tout de même permis à des com­mu­nau­tés mar­gi­na­li­sées de s’organiser – je pense aux afro-féministes – et à des gens de sortir de l’isolement : les habitant·es des zones rurales, les personnes en situation de handicap… Mais en effet, l’outil seul ne suffit pas. Il faut articuler le travail en ligne avec d’autres formes de militantisme.

MAUD ROYER Dans les années 2010, on croyait pouvoir changer le monde en appuyant sur un bouton. C’est de moins en moins vrai aujourd’hui, même si les réseaux restent de puissants outils d’auto-organisation. Par ailleurs, la question de l’accessibilité dans le monde militant n’a pas attendu Internet pour se poser. Avant, on s’organisait avec des mails ou par téléphone et, encore aujourd’hui, certain·es n’ont ni l’un ni l’autre. Alors il faut toquer aux portes. C’est crucial de ne pas aban­don­ner ces anciens moyens d’organisation sous prétexte de modernité.

Dans les années 2010, MeToo a marqué un tournant dans les luttes en ligne. Comment évaluez-vous l’impact politique de ce mouvement ? Est-il plus qu’une série de témoignages ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Cette critique ne me semble pas fondée. Le but premier de ce mouvement était de rendre visibles les violences et d’offrir un espace aux victimes pour témoigner. MeToo a permis une réap­pro­pria­tion du récit et une prise de conscience col­lec­tive de l’ampleur du problème. Certes, il ne s’agit pas d’un projet politique structuré, mais son impact réside dans sa capacité à exposer la réalité de façon frappante.

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE Les décli­nai­sons sec­to­rielles comme MeTooThéâtre, MeTooMédia, MeTooSport… ont entraîné une frag­men­ta­tion du mouvement. Ça a parfois indi­vi­dua­li­sé les cas et créé des « affaires » autour de figures précises, plutôt que de mettre en évidence des struc­tures oppres­sives globales. Les médias ont contribué à cette per­son­na­li­sa­tion du problème, au détriment d’une réflexion plus globale sur les causes sys­té­miques. De plus, le rôle des fémi­nistes qui ont travaillé sur ces questions pendant des décennies a souvent été occulté, tout comme celui de mili­tantes noires comme Tarana Burke5Afin d’aider les victimes de violences sexuelles, en par­ti­cu­lier les femmes racisées, Tarana Burke lance le mouvement Me Too en 2006 sur la pla­te­forme MySpace. Lire son portrait par Rokhaya Diallo, «Le féminisme occi­den­tal invi­si­bi­lise les contri­bu­tions des femmes non blanches », news­let­ter du 16 septembre 2022, sur revueladeferlante.fr.. Cette invi­si­bi­li­sa­tion est révé­la­trice des dyna­miques de pouvoir qui s’exercent même au sein des luttes féministes.

MAUD ROYER Le chan­ge­ment politique prend plusieurs formes, dont le chan­ge­ment légis­la­tif. Mais il ne peut se produire que si les rapports de force idéo­lo­giques évoluent dans la société. MeToo a contribué à cette évolution en modifiant la per­cep­tion des violences sexuelles et en imposant un discours féministe plus audible. Mais tant que la droite est au pouvoir, on ne peut pas espérer de grandes avancées légis­la­tives en faveur des femmes. La véritable trans­for­ma­tion réside donc ailleurs : dans l’éducation, la nor­ma­li­sa­tion de certaines prises de parole, la création d’un cadre social où les victimes osent parler et où les agres­seurs sont iden­ti­fiés comme tels… Malgré la contre-offensive actuelle, le renouveau du féminisme de ces dix dernières années marquera le xxie siècle. Un des effets visibles est l’évolution des com­por­te­ments élec­to­raux : dans plusieurs démo­cra­ties libérales, les femmes deviennent de plus en plus pro­gres­sistes dans leur vote, tandis que les hommes tendent à se radi­ca­li­ser dans l’autre sens. Ce n’est pas un chan­ge­ment spec­ta­cu­laire et immédiat, mais c’est une évolution profonde, qui ne dis­pa­raî­tra pas du jour au lendemain.

Ces dernières années, sur des pla­te­formes telles que TikTok, Instagram ou Twitch, la pédagogie féministe a pris l’aspect de formats très pop culture, volon­tiers ludiques. Selon vous, faut-il y voir un risque de dépolitisation ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Je ne pense pas qu’il faille consi­dé­rer cela comme un danger, mais comme une nor­ma­li­sa­tion et une démo­cra­ti­sa­tion des idées fémi­nistes. Ces comptes rendent acces­sibles des concepts et per­mettent à des personnes qui ne se consi­dèrent pas comme fémi­nistes de fina­le­ment s’identifier comme telles. Pour moi, ce n’est pas un glis­se­ment vers un féminisme dépo­li­ti­sé, mais plutôt une expansion.

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE Une question reste néces­saire : quel type de féminisme devient audible en ligne ? C’est un féminisme qui ne fait pas peur aux hommes, qui peut être utilisé par les jour­na­listes, mais qui perd parfois en radi­ca­li­té. De plus, des questions comme l’inclusivité et l’intersectionnalité ne sont pas toujours abordées de manière appro­fon­die. Le défi est de ne pas sim­pli­fier les reven­di­ca­tions au point de rendre le féminisme moins puissant, et de ne pas exclure certaines voix, notamment critiques.

MAUD ROYER L’évolution du féminisme en ligne reste inté­res­sante. Prenons l’exemple de la prise en compte des femmes trans dans le décompte des fémi­ni­cides, que certaines fémi­nistes refu­saient. La question a été tranchée rapi­de­ment grâce à la pression des réseaux sociaux. Sans cela, cette rapide évolution n’aurait pas été possible. C’est un bon exemple de l’influence des pla­te­formes numé­riques dans les débats internes du féminisme.


« Le défi est de ne pas sim­pli­fier les reven­di­ca­tions au point de rendre le féminisme moins puissant, et de ne pas exclure certaines voix, notamment critiques.»

Irène Despontin Lefèvre

Parfois, ces débats sont houleux. Comment instaurer une culture du dialogue en ligne ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES C’est un sujet crucial ! Le revers du féminisme en ligne, c’est l’augmentation des violences internes au mouvement. Les attaques entre mili­tantes sont parfois plus dou­lou­reuses que celles des ennemis exté­rieurs… Dans le contexte des réseaux qui encou­ragent le clash et le dogpiling 6Le dogpiling est une pratique de cybe­rhar­cè­le­ment en meute : un groupe s’acharne sur une seule et même personne. À l’origine, le dog-pile (tas de chiens) est issu du football américain, et désigne le plaquage en masse de la personne qui a le ballon., il n’est pas facile de trouver des solutions concrètes. La com­mu­ni­ca­tion privée plutôt que l’interpellation de l’autre, la prise en compte de son intention et le refus des jugements rapides peuvent être des pistes.

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE Il existe une forme de per­for­ma­ti­vi­té militante sur les réseaux : certaines personnes essaient de montrer qu’elles sont plus mili­tantes que d’autres en les attaquant. Ce phénomène empêche le dialogue. Pour avancer, il faut aussi accepter que les débats, même s’ils sont conflic­tuels, sont constructifs.

MAUD ROYER Le problème est qu’un débat nécessite des échanges entre individu·es sur un pied d’égalité, ce qui est loin d’être le cas lorsque l’on s’adresse à un·e influenceur·euse ou à une per­son­na­li­té publique. Des espaces comme les revues mili­tantes ou les uni­ver­si­tés d’été sont à mon avis beaucoup plus efficaces pour débattre. Par ailleurs, il faut rappeler que la violence n’est pas forcément synonyme de domi­na­tion. Ce n’est pas parce qu’un propos est abrupt qu’il n’est pas légitime, et on doit faire attention au tone policing7Le tone policing consiste à critiquer la façon dont une personne exprime un point de vue ou une reven­di­ca­tion, plutôt que s’intéresser à la reven­di­ca­tion elle-même..

Elvire Duvelle-Charles et Maud Royer, comment votre identité – de femme racisée pour l’une, de femme trans pour l’autre –, conditionne-t-elle vos pratiques et votre visi­bi­li­té dans le monde virtuel ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Être visible en ligne signifie souvent être ciblée, cari­ca­tu­rée et faire l’objet de fantasmes. Pour les femmes trans ou racisées, le soupçon d’agressivité est constant : il suffit d’un échange un peu vif pour qu’on nous accuse d’être mena­çantes, là où d’autres seraient sim­ple­ment consi­dé­rées comme affirmées.

À cette per­cep­tion biaisée s’ajoute l’hypersexualisation, la féti­chi­sa­tion… Malgré ces obstacles, l’accès à une com­mu­nau­té, même virtuelle, est essentiel pour tenir face aux attaques.

Mon expo­si­tion précoce à des menaces extrêmes a influencé ma manière de gérer les violences en ligne. Avant même de m’engager en tant que militante indi­vi­duelle, j’avais déjà été confron­tée à des attaques d’une intensité rare avec le mouvement Femen, jusqu’à figurer sur une liste de personnes à abattre. Ça m’a contrainte à déve­lop­per des stra­té­gies d’autoprotection très tôt. La mise en place de barrières numé­riques a été essen­tielle : bloquer en pré­ven­tion des comptes liés à l’extrême droite, res­treindre l’accès aux com­men­taires sur mes publi­ca­tions, éviter de lire les réactions sous les vidéos où j’apparais, protéger de façon très stricte ma vie privée… Ces réflexes, je les ai construits grâce aux expé­riences partagées par d’autres mili­tantes, comme la jour­na­liste Lauren Bastide ou la militante Caroline De Haas, qui m’ont transmis des pro­to­coles précis pour gérer les vagues de har­cè­le­ment, anticiper les attaques et minimiser leur impact.

MAUD ROYER De mon côté, mon rapport aux réseaux sociaux a été pro­fon­dé­ment marqué par ma tran­si­tion. J’ai choisi de dis­pa­raître tem­po­rai­re­ment d’Internet à ce moment-là, car je savais que mon passé serait minu­tieu­se­ment fouillé et utilisé contre moi. Les archives numé­riques sont à double tranchant pour les personnes trans : elles per­mettent de docu­men­ter une tra­jec­toire, mais elles sont aussi un outil de har­cè­le­ment pour l’extrême droite. Cette menace constante a façonné mon approche des réseaux sociaux. J’ai adopté une posture défensive, quasi para­noïaque : je publie peu et, quand je le fais, je pèse chaque mot pour éviter que mes propos soient détournés ou utilisés contre moi plus tard. C’est une charge mentale sup­plé­men­taire qui limite ma spon­ta­néi­té et ma liberté d’expression. Mais sans les échanges en ligne, l’association que je préside aujourd’hui n’existerait pas. Il y a cinq ans, de simples dis­cus­sions en messages privés entre quelques femmes trans ont abouti à la création d’une orga­ni­sa­tion forte de plusieurs dizaines d’adhérentes… Ça ne compense pas les violences, mais ça donne un sens à mon enga­ge­ment et me rappelle pourquoi il est important de rester visibles malgré les risques. •

3 ressources pour aller plus loin

La Silicon Valley, ce vieux monde

Chercheuse en civi­li­sa­tion amé­ri­caine, ancienne col­la­bo­ra­trice d’Amazon, Marion Olharan Lagan revient dans son essai Patriartech. Les nouvelles tech­no­lo­gies au service du vieux monde, sur les inéga­li­tés de genre dans le secteur numérique. En analysant l’invisibilisation constante des tra­vailleuses au fil du temps ainsi que les phé­no­mènes de captation des capitaux finan­ciers et sym­bo­liques par quelques barons à la culture mas­cu­li­niste, elle met en lumière le paradoxe d’un milieu où le culte de l’innovation sert le maintien d’une culture patriar­cale et blanche. 

Patriartech. Les nouvelles tech­no­lo­gies au service du vieux monde, de Marion Olharan Lagan, Hors d’atteinte, 2024, 19 €

Comment la gauche a perdu Internet ?

Internet, c’est de droite ou de gauche ? Dans son podcast Le code a changé, Xavier de La Porte pose la question à trois intellectuel·les. La socio­logue Jen Schradie explique comment l’architecture infor­ma­tion­nelle des réseaux sociaux favorise la rhé­to­rique réac­tion­naire. L’économiste Yanis Varoufakis dresse quant à lui un parallèle entre les seigneurs du Moyen Âge et les grands de la tech qui pri­va­tisent l’espace public. Enfin, l’essayiste Naomi Klein s’imagine un troublant double numérique : une autrice avec qui on la confon­drait, passée du camp démocrate à l’extrême droite complotiste.

→ « Comment la gauche a perdu Internet en trois étapes », de Xavier de La Porte, France Inter

L’agenda des Big Tech en 1 h 30

Sur sa chaîne YouTube InPower Podcast, l’influenceuse et ani­ma­trice Louise Aubery, alias My Better Self, reçoit Asma Mhalla, poli­to­logue et autrice de l’essai Technopolitique. Comment la tech­no­lo­gie fait de nous des soldats (Seuil, 2024). Celle-ci mêle socio­lo­gie, géo­po­li­tique et économie pour mieux appré­hen­der l’influence crois­sante des Big Tech (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), et pour décoder leur projet de contrôle de nos démocraties.

→ « Pourquoi la tech­no­lo­gie nous menace ? Analyse avec la docteure en sciences poli­tiques Asma Mhalla », à voir sur la chaîne YouTube InPower Podcast

Entretien réalisé le 18 février 2025 en visio­con­fé­rence. Cet article a été édité par Diane Sultani Milelli.

  • 1
    À l’issue de son rachat en 2022 par le mil­liar­daire Elon Musk, X a perdu plus de 70 % de sa valeur. En mars 2025, Musk est néanmoins parvenu à lever près d’un milliard de dollars
    pour les réin­jec­ter dans la plateforme.
  • 2
    Bluesky est une pla­te­forme similaire à X, créée en 2019 par une femme, Jay Graber. Elle se targue d’être, à l’inverse de X, un réseau décen­tra­li­sé, et ne dépend d’aucune des mul­ti­na­tio­nales de la tech.
  • 3
    Association issue des réseaux de Ségolène Royal pour en faire la candidate socia­liste à l’élection pré­si­den­tielle de 2007, Désirs d’avenir se démarque en inves­tis­sant le Web dès 2006, avec le site par­ti­ci­pa­tif desirsdavenir.fr.
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    Irène Despontin Lefèvre, «L’engagement féministe “en quelques clics” : s’adresser à toutes, se dis­tin­guer par la com­mu­ni­ca­tion», Communiquer, no 39, 2024 (consul­table en ligne).
  • 5
    Afin d’aider les victimes de violences sexuelles, en par­ti­cu­lier les femmes racisées, Tarana Burke lance le mouvement Me Too en 2006 sur la pla­te­forme MySpace. Lire son portrait par Rokhaya Diallo, «Le féminisme occi­den­tal invi­si­bi­lise les contri­bu­tions des femmes non blanches », news­let­ter du 16 septembre 2022, sur revueladeferlante.fr.
  • 6
    Le dogpiling est une pratique de cybe­rhar­cè­le­ment en meute : un groupe s’acharne sur une seule et même personne. À l’origine, le dog-pile (tas de chiens) est issu du football américain, et désigne le plaquage en masse de la personne qui a le ballon.
  • 7
    Le tone policing consiste à critiquer la façon dont une personne exprime un point de vue ou une reven­di­ca­tion, plutôt que s’intéresser à la reven­di­ca­tion elle-même.
Coline Clavaud-Mégevand

Journaliste indépendante et militante féministe spécialisée dans les questions d’identités et la pop culture, elle travaille sur des enquêtes dans l’industrie du divertissement dont deux enquêtes sur le mouvement #MeTooStandUp sur Mediapart. Pour La Déferlante, elle brosse le portrait de Belkis Ayón. Voir tous ses articles

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Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°18 Éduquer, parue en mai 2025. Consultez le sommaire.