Rima Hassan et Médine, créer des contre-récits

L’eurodéputée et le rappeur ne s’étaient jamais rencontré·es. Ces figures d’espoir pour beaucoup et cibles de cybe­rhar­cè­le­ment pour d’autres ont partagé avec nous leur vision du monde, du féminisme et de la lutte antiraciste.
Publié le 21/10/2024
Aline Deschamps pour La Déferlante. Rima Hassan et Médine, le 27 septembre 2024, à Mezzanine, bar-restaurant de la salle de concert parisienne Les Trois Baudets. Au second plan, le pianocktail, inspiré par l’écrivain Boris Vian.
Rima Hassan et Médine, le 27 septembre 2024, à Mezzanine, bar-restaurant de la salle de concert pari­sienne Les Trois Baudets. Derrière, le pia­nock­tail, inspiré par l’écrivain Boris Vian. Crédit : Aline Deschamps pour La Déferlante.

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°16 S’habiller, parue en novembre 2024. Consultez le sommaire.

Depuis les massacres du 7 octobre 2023 perpétrés par le Hamas en Israël, l’armée israé­lienne bombarde sans relâche la bande de Gaza imposant une guerre géno­ci­daire au peuple pales­ti­nien. Elle a également frappé et bombardé le Liban. Quels mots utilisez-vous pour définir la situation actuelle ?

RIMA HASSAN L’impunité de l’État d’Israël.

Cela fait bientôt un an que la situation perdure et elle s’étend désormais au-delà de Gaza… Ce que nous, Palestiniens*, voyons aujourd’hui sur nos télé­phones s’inscrit dans un continuum de nettoyage ethnique. Le terme « génocide » revient avec force, et à juste titre. Ce qu’il se passe s’est déjà produit en 1948 (1), mais cela n’avait pas été suf­fi­sam­ment exposé au monde. À l’époque, nous n’étions pas à l’ère numérique, ce qui aurait permis de docu­men­ter ces atrocités : les viols, les assas­si­nats, les enfants battus à mort, les vieilles personnes enfermées dans des maisons qu’on fait exploser, les civils affamés, privés d’eau. Ce qui change aujourd’hui, c’est que tout cela est filmé, documenté, et c’est extrê­me­ment précieux. Parce que cela mobilise ce qu’il reste d’humanité en chacun de nous, mais aussi pour tout le travail que cela permet de mener dans les juri­dic­tions internationales.

MÉDINE Pour moi, c’est la déshu­ma­ni­sa­tion. L’humanité s’est tris­te­ment habituée à ces images d’horreur. On voit des corps déchi­que­tés sans connaître leur passé, leur prénom, leur histoire. C’est peut-être la première fois que l’on assiste col­lec­ti­ve­ment à un génocide en direct. Les gens sont confron­tés à ces horreurs quo­ti­dien­ne­ment, en ouvrant sim­ple­ment leur téléphone. J’ai la chance d’être un artiste et de pouvoir m’exprimer à travers mes œuvres, d’évacuer ma peine dans mes textes, de trouver une forme de deuil, ce qui est un privilège. Mais je pense à ceux qui n’ont pas ce moyen d’expression – la majorité des gens en réalité –, qui doivent continuer à vivre en portant ce fardeau, peut-être même en devenant des fantômes de cette tragédie.

 

Rima Hassan, figure de la lutte palestinienne

Arrivée en France à l’âge de 9 ans pour rejoindre sa mère à Niort (Deux-Sèvres), Rima Hassan intègre l’Office français de pro­tec­tion des réfugiés et apatrides (Ofpra) en 2016 après des études de droit inter­na­tio­nal. En 2019, alors qu’elle travaille à la Cour nationale du droit d’asile, elle fonde l’Observatoire des camps de réfugiés. Invitée dans les médias, la juriste est l’une des rare voix à dénoncer alors la politique d’apartheid mise en place par l’Etat d’Israël. Après les attentats du 7 octobre 2023 perpétrés par le Hamas, elle devient une figure politique, régu­liè­re­ment objet de contro­verses. À la fin d’avril 2024, en pleine campagne des élections euro­péennes – elle est candidate sur la liste de La France insoumise –, elle est convoquée par la police pour « apologie du ter­ro­risme » : elle avait donné au média Le Crayon une interview, qui a été diffusée tronquée. Dans la vidéo qui circule, elle affirme qu’il est « vrai » que le Hamas mène une « action légitime ». Rima Hassan a dénoncé un montage trompeur. Depuis son élection au parlement européen en juin 2024, elle continue à être très souvent au cœur de polé­miques politico-médiatiques, ali­men­tées notamment par les médias du groupe Bolloré. LA DÉFERLANTE

 

La Palestine est un sujet brûlant, sur lequel vous vous exprimez tous les deux, ce qui vous a valu d’être les cibles de menaces de la part de l’extrême droite…

RIMA HASSAN J’ai archivé près de 200 numéros de personnes qui m’ont menacée. Certaines savaient où j’habitais. Il y a eu des montages à caractère por­no­gra­phique, j’ai reçu de nom­breuses menaces de viol, on m’a constam­ment renvoyée à des fantasmes abjects et dégra­dants. Il y a donc cette question cruciale : comment lutter quand on est per­son­nel­le­ment visée et concernée ? Mon identité pales­ti­nienne a été salie, et elle continue de l’être. Pas un jour ne passe sans que quelqu’un insulte mon identité, me déshu­ma­nise ou m’attaque. C’est une violence quo­ti­dienne qui m’affecte profondément.

MÉDINE Dans des pro­por­tions moindres que Rima, je reçois des attaques et des menaces, et ce depuis très longtemps. Dès que je prends la parole sur des sujets comme l’antiracisme ou la question pales­ti­nienne, les premières attaques sont presque toujours dirigées contre les femmes qui m’entourent, mon épouse ou ma fille, qui sont menacées de viol. Il s’agit sys­té­ma­ti­que­ment d’attaques sexistes. Cela en dit long sur la nature des agres­seurs, sur leur ima­gi­naire pro­fon­dé­ment ancré dans le patriar­cat, et sur cette culture du viol qui trans­pa­raît dans leur discours.

 


« Mon identité pales­ti­nienne a été salie, et elle continue de l’être. Pas un jour ne passe sans que quelqu’un insulte mon identité, me déshu­ma­nise ou m’attaque. »

Rima Hassan


 

Comment vivre avec le fait d’être constam­ment la cible d’attaques publiques ?

RIMA HASSAN Je n’ai pas le choix. Dès l’instant où j’ai pris conscience de qui j’étais, une profonde colère s’est installée en moi, et personne ne peut me dire qu’elle n’est pas légitime ni m’interdire de l’exprimer. On a le choix : soit on se laisse ronger par cette colère, soit on s’assure qu’elle ne nous trahit pas dans la lutte que l’on souhaite mener. Pour ma part, j’ai décidé d’embrasser le droit inter­na­tio­nal. Il y a aussi les humains, les gens que je rencontre, ceux qui sou­tiennent la cause. Tous ces individus qui, comme nous, Palestiniens, embrassent ces idéaux et nous rap­pellent que nous ne sommes pas seuls. Cela me donne la force de tenir. Je n’oublie pas que je suis extrê­me­ment pri­vi­lé­giée. On parle des dif­fi­cul­tés que je subis, mais je sais que j’ai échappé à un destin bien plus difficile. J’ai un confort que les Palestiniens restés là-bas n’ont pas. Oui, je reçois des menaces, mais les bombes ne tombent pas sur ma maison, j’ai de quoi manger, un toit, mes proches autour de moi. C’est en mobi­li­sant cette conscience que je trouve la force de continuer.

MÉDINE Être constam­ment attaqué, ça renforce le cuir. C’est triste à dire, mais au bout d’un moment, tu deviens presque her­mé­tique. Rima est une source d’inspiration. Plusieurs fois, j’ai voulu renoncer pour protéger ma famille et me dire égoïs­te­ment : « Je vais me retirer, rester dans ma ville, ne plus prendre la parole sur ces sujets. » Parce que, à chaque fois que je m’exprime, je suis immé­dia­te­ment cri­mi­na­li­sé et dis­qua­li­fié. Ce qui me permet de continuer, même lorsque j’ai envie de flancher, c’est de voir d’autres personnes qui mènent des luttes publiques, et subissent des attaques sans se laisser intimider ; de ren­con­trer des gens engagés dans la lutte qui te témoignent leur soutien, discutent avec toi. Même s’ils ne sont pas d’accord. Cela nourrit la démo­cra­tie. Ma méthode est simple : la lutte inspire la lutte, tout comme l’art inspire l’art.

 

Aline Deschamps pour La Déferlante

Médine dans le bar-restaurant de la salle de concert pari­sienne Les Trois Baudets. Crédit : Aline Deschamps pour La Déferlante.

 

En septembre dernier, un gou­ver­ne­ment de droite a été nommé alors que le Nouveau Front populaire était arrivé en tête du deuxième tour des élections légis­la­tives. Est-ce que l’engagement en politique a encore un sens ?

MÉDINE Je n’ai jamais vu autant de mobi­li­sa­tion, notamment de la part de la jeunesse. Peut-être que, d’une certaine manière, on a « perdu » au regard de la formation du gou­ver­ne­ment actuel… mais, en terme de conscience politique et de mobi­li­sa­tion, une dynamique a été relancée.

RIMA HASSAN Il y a quelque chose de rassurant dans cette mobi­li­sa­tion. On s’est dit : « D’accord, on est encore ensemble pour défendre un certain nombre d’idéaux. » Pour nous, cela a été une source d’apaisement. Mais il est essentiel de tra­vailler sur la manière dont on peut démo­cra­ti­ser la politique. D’un côté, il y a un espoir, des signaux positifs qui montrent que nous sommes capables de faire bloc et de sauver l’avenir. Mais de l’autre, il y a un dégoût parce que cette mobi­li­sa­tion, aussi concrète et réelle qu’elle ait été, n’a pas été entendue. C’est donc très difficile de dire aux gens qu’ils ont raison de continuer à y croire alors que leur mobi­li­sa­tion n’a pas été prise en compte. Ce dont il est réel­le­ment question ici, c’est du fonc­tion­ne­ment de notre démo­cra­tie et de notre politique.

 

Médine, vous êtes très ancré dans une ville, Le Havre, et vous faites souvent référence aux racines de vos grands-parents paternels, Algériens, et à celles de vos beaux-parents, d’origine laotienne. Comment assumer des racines qui ne sont pas fran­çaises quand l’extrême droite est aussi forte ?

MÉDINE Le narratif de l’extrême droite s’impose aujourd’hui de manière très large sur la scène politique, car son voca­bu­laire est de plus en plus repris par les médias mains­tream. Pour ma part, j’ai décidé de faire quelque chose de simple : ne pas l’inclure dans mon récit. J’ai choisi d’écrire ma propre histoire et de la raconter. Je suis une contre-proposition, tout comme Rima. Nous sommes bien plus que le narratif mono­li­thique qu’on essaie de nous vendre – celui du retour aux valeurs natio­na­listes, de la femme tra­di­tion­nelle, etc. En réalité, nous avons le pouvoir d’imposer notre propre récit. Je le fais artis­ti­que­ment et sur les réseaux sociaux, en parlant de ma famille, qui est pro­fon­dé­ment politique : ma femme est issue de l’immigration laotienne et moi de l’immigration algé­rienne. Pourtant, nous sommes normands. Nous sommes nés en Normandie, nous adorons cette région, et nous cultivons cet art de vivre à la normande. Il est donc trop tard pour tenter d’imposer un narratif d’extrême droite – comme disait Omar Sy (2) : « Trop tard, les gars ! »
Nous l’avons vu lors de l’entre-deux-tours : il est possible d’être ensemble. Bien sûr, il y a encore des gens qui réflé­chissent, qui nuancent, qui se ques­tionnent et qui veulent dialoguer. J’ai envie d’être ques­tion­né, d’être bousculé. Tu crois que j’aurais pensé être dans une revue féministe, il y a vingt ans, alors que j’avais des a priori cari­ca­tu­raux ? Aujourd’hui, j’ai réussi à raccorder mon art aux luttes féministes.

 

Rima Hassan prend la parole dans un débat sur la guerre à Gaza et la situation au Proche-Orient, au Parlement européen, à Strasbourg, le 17 septembre 2024. TERESA SUAREZ / EPA /MAX PPP

Rima Hassan prend la parole dans un débat sur la guerre à Gaza et la situation au Proche-Orient, au Parlement européen, à Strasbourg, le 17 septembre 2024. TERESA SUAREZ / EPA /MAX PPP

 

RIMA HASSAN Sur la question des racines, je remarque une petite musique qui s’installe : celle qui convoque les racines pour opposer les discours que nous tenons. Je n’ai pas de problème avec mes racines fran­çaises. Ce que l’extrême droite ne comprend pas, c’est que nous sommes nombreux à vivre notre identité française, une identité qui englobe des luttes.

 


« J’ai choisi d’écrire ma propre histoire et de la raconter. Je suis une contre-proposition, tout comme Rima. Nous sommes bien plus que le narratif mono­li­thique qu’on essaie de nous vendre. »

Médine


 

Vous avez été l’une et l’autre accusés d’antisémitisme. Que répondez-vous ?

RIMA HASSAN Je suis sémite (3) ! Les Palestiniens ont toujours vécu en parfaite harmonie avec des juifs, des musulmans et des chrétiens. En France, il existe encore beaucoup de tabous autour de la mémoire de la Shoah, ce qui a un impact sur le débat actuel. Dès que je critique Israël, on me rappelle la souf­france liée à la Shoah, mais il faut être clair : ce passé n’est pas celui des Palestiniens. Nous n’avons jamais attaqué des juifs sim­ple­ment parce qu’ils sont juifs. C’est là la dif­fé­rence. Personnellement, je suis à l’aise avec mes propos. Je sais à quoi je m’attaque et je ne vise pas des individus pour leur confes­sion. Cela dit, je suis consciente que ma parole résonne dif­fé­rem­ment en France, dans un pays qui a collaboré avec le régime nazi, un pays où des juifs ont été massacrés. Il est crucial de recon­naître que ces mémoires complexes ne sont pas suf­fi­sam­ment creusées, et qu’elles sont entachées d’une certaine culpa­bi­li­té. J’en ai plei­ne­ment conscience et j’essaie de faire attention à ce que je dis. Cela me pèse de savoir que je peux blesser des gens avec mes mots. Il y a une souf­france réelle chez les personnes de confes­sion juive. Et il y a une ins­tru­men­ta­li­sa­tion qui me préoccupe également. Il est important de ne pas déverser cette douleur sur ceux qui défendent la cause pales­ti­nienne. Lutter contre l’antisémitisme en Europe ne doit pas se faire au détriment d’une cause qui est juste.

MÉDINE Pour ma part, non seulement je suis sémite, mais aussi anti­fas­ciste. Toute ma carrière dénonce le racisme. Quand je parle de racisme, cela inclut forcément la lutte contre l’antisémitisme et l’islamophobie. C’est dans mon ADN, lutter contre l’antisémitisme, et ce depuis ma première prise de parole. J’ai abordé ces sujets de manière claire par exemple dans l’une de mes chansons, sortie en 2008 (4), où je joue le rôle d’un jour­na­liste. Je pose la question : « Que pensez-vous ici de l’antisémitisme ? » Ma réponse est sans équivoque : « C’est un cancer, tout comme l’islamophobie. » Malgré cela, des vagues d’accusations per­sistent. Le véritable risque, c’est que l’extrême droite récupère ces luttes et se pose parmi les défen­seurs des juifs. Il est pré­oc­cu­pant de voir des idéo­logues d’extrême droite réha­bi­li­ter des figures comme Maurras et Pétain tout en pré­ten­dant défendre des causes légitimes. Ce ne sont pas aux popu­la­tions mar­gi­na­li­sées de payer les pots cassés d’une histoire complexe.

 

Aline Deschamps pour La Déferlante

Rima Hassan dans le bar-restaurant de la salle de concert pari­sienne Les Trois Baudets. Crédit : Aline Deschamps pour La Déferlante.

 

Le procès de Mazan est en passe de faire date dans l’histoire judi­ciaire et féministe en France. Qu’en retenez-vous ?

RIMA HASSAN Ce procès de Mazan est hyper important. Il s’inscrit dans la conti­nui­té de ce qu’on avait déjà dénoncé et posé comme termes : il faut qu’on arrive à démys­ti­fier cette figure du monstre. Il faut sans cesse rappeler que l’essentiel des agres­sions et des viols se passent dans la sphère intime, que c’est pré­ci­sé­ment là où l’on nous relègue que nous sommes le plus exposées. Même nous, les femmes, avons inté­rio­ri­sé des méca­nismes de peur et de défense pour nous dire que le monstre, c’est l’homme dans la rue, l’étranger. C’est un élément clé pour com­prendre ce qui se joue dans les rapports de domi­na­tion. Monsieur Tout-le-monde peut être un monstre. Ce qui est fou, c’est que cela étonne encore. Comme s’il était impos­sible de se heurter véri­ta­ble­ment à la réalité. Ma crainte, avec le procès de Mazan, c’est que ce soit un temps média­tique et que cela ne change pas beaucoup de choses struc­tu­rel­le­ment. Il faut que, au-delà de la prise de conscience, il y ait des avancées politiques.

MÉDINE Je crois que depuis #MeToo, nous sommes dans une révo­lu­tion néces­saire, qui crée de l’inconfort pour ceux qui béné­fi­cient du système en place, les hommes en l’occurrence. J’entends tout le contre-discours actuel, porté notamment par Caroline Fourest (5), qui tend à minimiser la parole de certaines victimes, voire à réha­bi­li­ter certains hommes. Il convien­dra de penser a pos­te­rio­ri cette saga média­tique que nous vivons.

 


« Il faut sans cesse rappeler que l’essentiel des agres­sions et des viols se passent dans la sphère intime, que c’est pré­ci­sé­ment là où l’on nous relègue que nous sommes le plus exposées. »

Rima Hassan


 

Comment avez-vous construit votre féminisme, l’une comme l’autre ?

RIMA HASSAN Le féminisme est quelque chose de compliqué pour moi. Parce que je suis une femme racisée et que je me suis longtemps sentie exclue du discours féministe blanc. Pendant deux ans, j’ai eu besoin de me retrouver une fois par mois dans un cercle exclusif de femmes racisées. Parce qu’expliquer, faire de la pédagogie sur les méca­nismes d’oppression que l’on vit, c’est autre chose que d’en parler véri­ta­ble­ment. On pouvait discuter de ce que veut dire l’obsession de la virginité dans nos familles ou de celle de faire un bon mariage avec un gars du bled, ce qu’on inté­rio­rise au quotidien, comment on vit les tiraille­ments, nos relations intimes… des questions qui sont tota­le­ment absentes des cercles fémi­nistes blancs. J’ai à la fois une sororité absolue avec les femmes qui sont dans l’actualité, comme avec Gisèle Pélicot, parce que cela fait écho à ce que je vis en tant que femme dans cette société, mais j’ai besoin d’autres leviers de réflexion dans la condition de femme racisée.

MÉDINE Pour revenir au procès de Mazan, ma crainte, c’est que l’on arrive à une « net­flixa­tion » de la cause féministe. J’ai l’impression que les hommes regardent cette actualité comme la série Monstres (6) sur Netflix. Comme quelque chose qui ne les concerne pas, qui n’exige pas de se ques­tion­ner sur son com­por­te­ment ou celui de son entourage. J’essaie pour ma part de tirer au quotidien des ensei­gne­ments de cette révo­lu­tion en cours. C’est beau de soutenir, de raccorder les luttes entre elles, de dire « on est ensemble », mais il faut que cela se traduise concrè­te­ment : en fémi­ni­sant son espace artis­tique, en ques­tion­nant le sexisme de son milieu pro­fes­sion­nel, en se demandant si l’on ne reproduit pas des entre-soi… C’est ça qui permet d’être plus pertinent.

 

Médine, vous disiez plus tôt avoir beaucoup évolué sur le féminisme ces vingt dernières années…

MÉDINE Pendant longtemps, et on l’entend dans mes premiers morceaux, je parlais des femmes à travers l’œil du père, du frère, de l’époux. Donc je parlais de féminisme avec les défauts du patriar­cat. Je me remets en question publi­que­ment : aujourd’hui, dire « je suis décons­truit », quand on est un homme, c’est limite se jeter des fleurs. On n’est jamais décons­truit, on est en déconstruction.

RIMA HASSAN Partager ces réflexions, ça permet aussi de com­prendre ce qu’on a inté­rio­ri­sé nous-mêmes. C’est se demander quels sont nos biais. À côté de quoi suis-je com­plè­te­ment passée ? Si l’on est pro­gres­siste et de bonne volonté, il faut s’inscrire dans l’évolution. C’est valable pour d’autres sujets que le féminisme…

MÉDINE Pour le racisme, par exemple. On les voit de loin, ces anti­ra­cistes de salon, le discours fantasmé loin des approches globales, loin de l’expérience même. La vic­ti­mi­sa­tion, le syndrome du sauveur… J’y suis allergique.

 


« Pendant longtemps, et on l’entend dans mes premiers morceaux, je parlais des femmes à travers l’œil du père, du frère, de l’époux. Donc je parlais de féminisme avec les défauts du patriarcat. »

Médine


 

Considérez-vous avoir une grille de lecture inter­sec­tion­nelle des luttes ?

MÉDINE Ma sensation, c’est que ma personne est inter­sec­tion­nelle. Je suis franco-algérien, je reven­dique mon appar­te­nance à la Normandie. J’évolue publi­que­ment dans une famille racisée. Je suis un rappeur qui se reven­dique de la tradition des paroliers de la chanson française, j’appartiens aux luttes anti­co­lo­niales, anti­ra­cistes et anti­fas­cistes et me sens partie prenante des enjeux fémi­nistes et LGBT+. Nous subissons les mêmes méca­nismes d’oppression. On est des frères et sœurs de douleur.

RIMA HASSAN C’est une expé­rience commune. Il y a his­to­ri­que­ment des choses que l’on ne dit pas assez. Par exemple que, en Algérie, c’est l’État français qui a pénalisé l’homosexualité (7). Il existait des tabous, bien sûr, mais c’est la colo­ni­sa­tion qui a apporté la répres­sion dans la loi. Il y a des liens indé­fec­tibles entre capi­ta­lisme, colo­nia­lisme et patriar­cat. Cette expé­rience d’oppression suppose parfois de dépasser ses propres biais, mais il y a des urgences, des priorités aussi. L’intersectionnalité, ce n’est pas la confusion de tous les débats, ce sont des espaces où tu donnes et où tu reçois.
Moi, je sais que la lutte contre le colo­nia­lisme, notamment sur la question pales­ti­nienne, mobilise plus d’énergie et d’activisme que mes autres combats. Car il me faut une terre, un pays pour exister.

 

Aline Deschamps pour La Déferlante

Lors de leur rencontre à Paris le 27 septembre 2024, Rima Hassan et Médine avec les jour­na­listes Christelle Murhula et Anne-Laure Pineau. Crédit : Aline Deschamps pour La Déferlante.

 

Rima Hassan, on vous a beaucoup reproché votre proximité avec Taha Bouhafs, accusé en 2022 par deux femmes (auprès des instances de La France insoumise ; l’une s’est rétractée en 2023) de har­cè­le­ment et de violences sexuelles. Pourquoi le soutenir ?

RIMA HASSAN J’ai trouvé que les attaques dont j’ai été l’objet étaient très viru­lentes. À un moment, j’ai reçu plus de messages me demandant de me justifier que Taha lui-même. Des messages comme « T’as pas honte ? », ou « C’est à cause de gens comme toi que les luttes fémi­nistes n’avancent pas ». Jusque sur le terrain, en Jordanie, on est venu me demander à moi de faire le travail alors que la com­mis­sion d’enquête du parti n’a pas donné de suites et que les membres de cette com­mis­sion ont proposé une réin­té­gra­tion. C’est fou que ce soit sur les épaules d’une femme que tout cela retombe. L’idéal aurait été qu’une plainte soit déposée contre lui pour qu’il puisse avoir accès au dossier et puisse se défendre, mais on connaît toutes les raisons qui peuvent empêcher les femmes de se tourner vers la justice.

 

Vous venez l’une comme l’autre de milieux popu­laires et ouvriers, et aujourd’hui vous avez une tribune, une grande influence. Les forces au pouvoir ont tendance à dire que l’ascenseur social, l’école publique fonc­tionnent très bien, que tout le monde a sa chance. Qu’en pensez-vous ?

MÉDINE L’égalité des chances est un idéal politique, mais qui est pour le moins nuancé dans le réel. C’est comme la cérémonie d’ouverture des Jeux olym­piques : la vitrine est super inclusive, on y croit, et le travail des orga­ni­sa­teurs est à saluer… mais l’extrême droite est, au même moment, aux portes du pouvoir. L’égalité des chances, c’est du foutage de gueule. C’est de la méri­to­cra­tie, c’est faire croire qu’il n’y a pas de rapports de classe.

Rien que dans le monde de la musique, que je connais bien, l’accès aux  postes à res­pon­sa­bi­li­té est bloqué pour les femmes et les personnes racisées. Même dans le rap, même dans le hip-hop. Un comble ! Cette petite musique qu’on essaie de nous vendre au quotidien, « quand on veut on peut », c’est une fumis­te­rie. J’étais président d’une asso­cia­tion sportive dans mon quartier d’enfance : je sais comment ça fonc­tionne, je sais qui a le droit, qui n’a pas le droit, quel sport va être valorisé parce que les adeptes de ce sport sont un électorat potentiel. Quand on m’invite à l’université d’été d’Europe Écologie-Les Verts [EELV] (8), c’est parce qu’on vise un « électorat musulman » ou « quartiers popu­laires ». C’est déjà une forme de déshu­ma­ni­sa­tion. EELV aurait dû se saisir de cette séquence pour se ques­tion­ner sur son propre fonc­tion­ne­ment, et aban­don­ner défi­ni­ti­ve­ment certains réflexes paternalistes.

 

Médine et Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie–Les Verts, aux Journées d’été du parti, aux Docks, au Havre, le 24 août 2023.ISA HARSIN / SIPA

Médine et Marine Tondelier, secré­taire nationale d’Europe Écologie–Les Verts, aux Journées d’été du parti, aux Docks, au Havre, le 24 août 2023. ISA HARSIN / SIPA

 

RIMA HASSAN Je ne crois pas à la méri­to­cra­tie. Je sais que je suis arrivée là parce que j’ai eu de la chance. Je me sens sauvée d’une condition, mais par pur hasard, c’est vraiment une tra­jec­toire. J’ai pris les bons virages au bon moment. C’est une question de ren­contres clés. Ce type de parcours est ins­tru­men­ta­li­sé pour invi­si­bi­li­ser tous les méca­nismes d’oppression, de domi­na­tion et de racisme, pour nourrir cette fable du « quand on veut, on peut », du « regardez bien celle ou celui qui parmi des milliers d’autres s’en est sorti : si vous n’y arrivez pas, c’est votre faute ! » À mon sens, la question de la classe sociale n’est pas assez traitée dans la démarche intersectionnelle.

L’écrivaine Marie-Hélène Lafon a beaucoup décrit sa condition de seule fille de paysans à la Sorbonne dans les années 1980. Une période qu’elle a vécue comme une forme de grâce qu’on lui faisait, une place qu’on lui laissait. Elle avait une identité dont il fallait avoir honte. Je me suis vraiment reconnue dans son propos. On a toujours opposé les précaires entre eux, la ruralité blanche aux classes ouvrières racisées, pour nous maintenir entre paren­thèses et continuer d’entretenir et de nourrir un système néo­li­bé­ral capi­ta­liste. Je fais partie d’un réseau qui s’appelle Conscience de classe, qui mobilise des trans­fuges de classe, de toutes origines, de tous horizons. On essaie justement de faire barrage à l’instrumentalisation qui est faite de nous. On se rend compte aussi que l’on a pu inté­rio­ri­ser des méca­nismes de violence à l’endroit des nôtres. Qu’on a eu honte de nos parents, de leurs habits et de leurs accents, de nos origines. Il faut faire gaffe, ne pas tomber dans le panneau.

 

Médine face aux accusations d’antisémitisme

En août 2023, la présence annoncée du rappeur Médine aux Journées d’été d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) avait poussé plusieurs per­son­na­li­tés poli­tiques, dont les maires éco­lo­gistes de Strasbourg et de Bordeaux, à ne pas s’y rendre. Sandrine Rousseau, députée EELV de Paris, et Marie Toussaint, secré­taire nationale du mouvement avaient ouver­te­ment regretté cette invi­ta­tion. En cause, un tweet jugé anti­sé­mite, posté plusieurs jours aupa­ra­vant, le 10 août par Médine qua­li­fiant l’essayiste Rachel Khan, juive et petite-fille de déporté·es, de « ResKHANpée ». Dans un entretien paru le 23 août dans Le Parisien, le rappeur avait tenté d’éteindre la polémique en affirmant que « l’antisémitisme est un poison » et estimant que ce tweet « maladroit » était une « erreur », expli­quant qu’il n’avait pas en tête l’histoire familiale de Rachel Khan.
L’épisode avait remis en lumière le posi­tion­ne­ment de Médine dix ans aupa­ra­vant : proche du polémiste Dieudonné condamné à plusieurs reprises pour pro­vo­ca­tion à la haine raciale, il avait réalisé en public une « quenelle », geste anti­sé­mite qui consiste à avoir une main sur l’épaule avec le bras tendu. Par la suite, le rappeur avait expliqué regretter ce geste, avoir pris ses distances avec Dieudonné – excuses qu’il a réitérées à plusieurs reprises – et déplorer la récu­pé­ra­tion de l’extrême droite à ce sujet. LA DÉFERLANTE

 

On a beaucoup parlé de vos détrac­teurs et détrac­trices durant cet entretien, mais beaucoup de personnes vous sou­tiennent. Vous êtes des figures d’espoir. Est-ce une lourde responsabilité ?

MÉDINE C’est un privilège de porter des idées de gens qui sont silenciés. Toutes ces personnes se retrouvent dans ton discours, qu’il soit artis­tique, intel­lec­tuel, politique. Tu sais que ça leur donne des béquilles dans la vie, pour qu’ils puissent avancer et se dire « je ne suis pas le seul à faire l’expérience du racisme, du sexisme ». C’est une res­pon­sa­bi­li­té impor­tante ? Bien sûr. Mais encore une fois, il y a le timing média­tique, le timing politique, le timing d’Internet et il y a le réel. Et dans le réel, c’est 99,9 % de gens qui veulent échanger, qui se sentent gal­va­ni­sés, ou qui ne sont pas d’accord mais veulent discuter. J’ai fait un concert pendant l’entre-deux-tours [des élections légis­la­tives de 2024] aux arènes de Montmartre, j’ai vu des gens pleurer. Ça leur faisait du bien d’entendre que nous étions ensemble pour combattre et, acces­soi­re­ment, que tu es gauchiste, tu es « islamo-gauchiste » et que c’est OK.

RIMA HASSAN Moi, c’est à double tranchant. Je me sens bien sûr soutenue, portée. Mais c’est compliqué parfois d’être ramenée à une figure, une icône. Je suis aussi un être complexe. Oui, la cause pales­ti­nienne est ma priorité. Mais j’ai aussi grandi à Niort, j’aime peindre, aller au théâtre… Il y a un côté parfois un peu essen­tia­liste et donc un peu déshu­ma­ni­sant, à vivre sur cette scène, à être à dis­po­si­tion aussi. •

Entretien réalisé à Paris, à Mezzanine – Les Trois Baudets, le 27 septembre 2024, par Christelle Murhula et Anne-Laure Pineau, jour­na­listes indé­pen­dantes et membres du comité éditorial de La Déferlante.

 

Rima Hassan et Médine en quelques dates

24 février 1983

Naissance de Médine, Zaouiche de son nom, au Havre (Seine-Maritime).

28 avril 1992

Naissance de Rima Hassan, dans le camp de réfugié·es palestinien·nes Neirab, près d’Alep, en Syrie.

2002

Rima Hassan arrive en France, à Niort.

2003

Rima Hassan est élue au conseil municipal des enfants de Niort.

2004

Sortie du premier album de Médine, 11 septembre, récit du 11e jour.

2018

Sous la pression de groupes d’extrême droite, Médine renonce à jouer au Bataclan.

2019

Rima Hassan crée l’Observatoire des camps de réfugiés.

2022

Sortie du huitième album studio de Médine, Médine France.

9 juin 2024

Rima Hassan est élue députée euro­péenne sur la liste de La France insoumise.

 


* Pour respecter l’oralité des propos, cet entretien n’est pas retrans­crit en écriture inclusive.

(1) Rima Hassan évoque ici la Nakba (catas­trophe, en arabe), le dépla­ce­ment forcé d’environ 750 000 Palestinien·nes à la création de l’État d’Israël, en 1948.

(2) En janvier 2023, l’acteur Omar Sy s’était étonné du reten­tis­se­ment en France de la guerre en Ukraine et du fait que les guerres qui frappent les pays africains émeuvent moins les Français. L’extrême droite a alimenté une polémique raciste à partir de ses propos. En réponse, l’acteur avait affirmé dans l’émission « Quotidien » (TMC) : « C’est pas ce que je dis qu’on attaque, c’est moi. Et c’est pas un problème. Trop tard, les gars ! »

(3) Le terme « sémite » apparaît au XVIIIe pour désigner une famille lin­guis­tique, pas un peuple, regrou­pant les juifs et les Arabes. Depuis son appa­ri­tion, le mot « anti­sé­mi­tisme » désigne exclu­si­ve­ment le rejet ou la haine des juifs et des juives ; ce terme n’est jamais utilisé pour désigner le racisme anti-arabe.

(4) « RER D », chanson de l’album Arabian Panther (2008).

(5) En septembre 2024, l’essayiste Caroline Fourest publie Le Vertige MeToo (Grasset), qui pointe les supposés « excès » de la libé­ra­tion de la parole provoquée par le mouvement #MeToo.

(6) Série qui revient sur le parcours d’individus ayant commis des meurtres sur­mé­dia­ti­sés aux États-Unis.

(7) En 1942, le régime de Vichy pénalise les droits des hommes homo­sexuels par la loi du 6 août. Cette loi s’applique sur l’ensemble du ter­ri­toire français, donc en Algérie (dépar­te­ment français) et sera reprise en 1945 par le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire du général de Gaulle. Ces dis­po­si­tions seront intégrées dans le Code civil algérien qui voit le jour après l’indépendance, en 1966.

(8) En 2023, l’intervention de Médine aux Journées d’été des éco­lo­gistes au Havre, alors qu’une partie de la classe politique l’accusait d’antisémitisme (lire l’encadré ci-dessus).

Anne-Laure Pineau

Journaliste pigiste indépendante, membre du collectif Youpress et de l’AJL (Association des journalistes lesbiennes, gay, bi·es, trans et intersexes). Pour ce numéro, elle a écrit le scénario de la BD sur Diana Sacayan. Voir tous ses articles

Christelle Murhula

Journaliste indépendante, elle est l’autrice d’Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges (éd. Daronnes, 2022) et copréside l’Association des journalistes antiracistes et racisé·e·s (Ajar). Elle cosigne l’enquête sur le #MeToo des femmes racisées dans les milieux culturels et la discussion avec Médine et Rima Hassan. Voir tous ses articles

S’habiller, en découdre avec les injonctions

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°16 S’habiller, parue en novembre 2024. Consultez le sommaire.