Depuis les massacres du 7 octobre 2023 perpétrés par le Hamas en Israël, l’armée israélienne bombarde sans relâche la bande de Gaza imposant une guerre génocidaire au peuple palestinien. Elle a également frappé et bombardé le Liban. Quels mots utilisez-vous pour définir la situation actuelle ?
RIMA HASSAN L’impunité de l’État d’Israël.
Cela fait bientôt un an que la situation perdure et elle s’étend désormais au-delà de Gaza… Ce que nous, Palestiniens*, voyons aujourd’hui sur nos téléphones s’inscrit dans un continuum de nettoyage ethnique. Le terme « génocide » revient avec force, et à juste titre. Ce qu’il se passe s’est déjà produit en 1948 (1), mais cela n’avait pas été suffisamment exposé au monde. À l’époque, nous n’étions pas à l’ère numérique, ce qui aurait permis de documenter ces atrocités : les viols, les assassinats, les enfants battus à mort, les vieilles personnes enfermées dans des maisons qu’on fait exploser, les civils affamés, privés d’eau. Ce qui change aujourd’hui, c’est que tout cela est filmé, documenté, et c’est extrêmement précieux. Parce que cela mobilise ce qu’il reste d’humanité en chacun de nous, mais aussi pour tout le travail que cela permet de mener dans les juridictions internationales.
MÉDINE Pour moi, c’est la déshumanisation. L’humanité s’est tristement habituée à ces images d’horreur. On voit des corps déchiquetés sans connaître leur passé, leur prénom, leur histoire. C’est peut-être la première fois que l’on assiste collectivement à un génocide en direct. Les gens sont confrontés à ces horreurs quotidiennement, en ouvrant simplement leur téléphone. J’ai la chance d’être un artiste et de pouvoir m’exprimer à travers mes œuvres, d’évacuer ma peine dans mes textes, de trouver une forme de deuil, ce qui est un privilège. Mais je pense à ceux qui n’ont pas ce moyen d’expression – la majorité des gens en réalité –, qui doivent continuer à vivre en portant ce fardeau, peut-être même en devenant des fantômes de cette tragédie.
Rima Hassan, figure de la lutte palestinienne
Arrivée en France à l’âge de 9 ans pour rejoindre sa mère à Niort (Deux-Sèvres), Rima Hassan intègre l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) en 2016 après des études de droit international. En 2019, alors qu’elle travaille à la Cour nationale du droit d’asile, elle fonde l’Observatoire des camps de réfugiés. Invitée dans les médias, la juriste est l’une des rare voix à dénoncer alors la politique d’apartheid mise en place par l’Etat d’Israël. Après les attentats du 7 octobre 2023 perpétrés par le Hamas, elle devient une figure politique, régulièrement objet de controverses. À la fin d’avril 2024, en pleine campagne des élections européennes – elle est candidate sur la liste de La France insoumise –, elle est convoquée par la police pour « apologie du terrorisme » : elle avait donné au média Le Crayon une interview, qui a été diffusée tronquée. Dans la vidéo qui circule, elle affirme qu’il est « vrai » que le Hamas mène une « action légitime ». Rima Hassan a dénoncé un montage trompeur. Depuis son élection au parlement européen en juin 2024, elle continue à être très souvent au cœur de polémiques politico-médiatiques, alimentées notamment par les médias du groupe Bolloré. LA DÉFERLANTE
La Palestine est un sujet brûlant, sur lequel vous vous exprimez tous les deux, ce qui vous a valu d’être les cibles de menaces de la part de l’extrême droite…
RIMA HASSAN J’ai archivé près de 200 numéros de personnes qui m’ont menacée. Certaines savaient où j’habitais. Il y a eu des montages à caractère pornographique, j’ai reçu de nombreuses menaces de viol, on m’a constamment renvoyée à des fantasmes abjects et dégradants. Il y a donc cette question cruciale : comment lutter quand on est personnellement visée et concernée ? Mon identité palestinienne a été salie, et elle continue de l’être. Pas un jour ne passe sans que quelqu’un insulte mon identité, me déshumanise ou m’attaque. C’est une violence quotidienne qui m’affecte profondément.
MÉDINE Dans des proportions moindres que Rima, je reçois des attaques et des menaces, et ce depuis très longtemps. Dès que je prends la parole sur des sujets comme l’antiracisme ou la question palestinienne, les premières attaques sont presque toujours dirigées contre les femmes qui m’entourent, mon épouse ou ma fille, qui sont menacées de viol. Il s’agit systématiquement d’attaques sexistes. Cela en dit long sur la nature des agresseurs, sur leur imaginaire profondément ancré dans le patriarcat, et sur cette culture du viol qui transparaît dans leur discours.
« Mon identité palestinienne a été salie, et elle continue de l’être. Pas un jour ne passe sans que quelqu’un insulte mon identité, me déshumanise ou m’attaque. »
Rima Hassan
Comment vivre avec le fait d’être constamment la cible d’attaques publiques ?
RIMA HASSAN Je n’ai pas le choix. Dès l’instant où j’ai pris conscience de qui j’étais, une profonde colère s’est installée en moi, et personne ne peut me dire qu’elle n’est pas légitime ni m’interdire de l’exprimer. On a le choix : soit on se laisse ronger par cette colère, soit on s’assure qu’elle ne nous trahit pas dans la lutte que l’on souhaite mener. Pour ma part, j’ai décidé d’embrasser le droit international. Il y a aussi les humains, les gens que je rencontre, ceux qui soutiennent la cause. Tous ces individus qui, comme nous, Palestiniens, embrassent ces idéaux et nous rappellent que nous ne sommes pas seuls. Cela me donne la force de tenir. Je n’oublie pas que je suis extrêmement privilégiée. On parle des difficultés que je subis, mais je sais que j’ai échappé à un destin bien plus difficile. J’ai un confort que les Palestiniens restés là-bas n’ont pas. Oui, je reçois des menaces, mais les bombes ne tombent pas sur ma maison, j’ai de quoi manger, un toit, mes proches autour de moi. C’est en mobilisant cette conscience que je trouve la force de continuer.
MÉDINE Être constamment attaqué, ça renforce le cuir. C’est triste à dire, mais au bout d’un moment, tu deviens presque hermétique. Rima est une source d’inspiration. Plusieurs fois, j’ai voulu renoncer pour protéger ma famille et me dire égoïstement : « Je vais me retirer, rester dans ma ville, ne plus prendre la parole sur ces sujets. » Parce que, à chaque fois que je m’exprime, je suis immédiatement criminalisé et disqualifié. Ce qui me permet de continuer, même lorsque j’ai envie de flancher, c’est de voir d’autres personnes qui mènent des luttes publiques, et subissent des attaques sans se laisser intimider ; de rencontrer des gens engagés dans la lutte qui te témoignent leur soutien, discutent avec toi. Même s’ils ne sont pas d’accord. Cela nourrit la démocratie. Ma méthode est simple : la lutte inspire la lutte, tout comme l’art inspire l’art.
Médine dans le bar-restaurant de la salle de concert parisienne Les Trois Baudets. Crédit : Aline Deschamps pour La Déferlante.
En septembre dernier, un gouvernement de droite a été nommé alors que le Nouveau Front populaire était arrivé en tête du deuxième tour des élections législatives. Est-ce que l’engagement en politique a encore un sens ?
MÉDINE Je n’ai jamais vu autant de mobilisation, notamment de la part de la jeunesse. Peut-être que, d’une certaine manière, on a « perdu » au regard de la formation du gouvernement actuel… mais, en terme de conscience politique et de mobilisation, une dynamique a été relancée.
RIMA HASSAN Il y a quelque chose de rassurant dans cette mobilisation. On s’est dit : « D’accord, on est encore ensemble pour défendre un certain nombre d’idéaux. » Pour nous, cela a été une source d’apaisement. Mais il est essentiel de travailler sur la manière dont on peut démocratiser la politique. D’un côté, il y a un espoir, des signaux positifs qui montrent que nous sommes capables de faire bloc et de sauver l’avenir. Mais de l’autre, il y a un dégoût parce que cette mobilisation, aussi concrète et réelle qu’elle ait été, n’a pas été entendue. C’est donc très difficile de dire aux gens qu’ils ont raison de continuer à y croire alors que leur mobilisation n’a pas été prise en compte. Ce dont il est réellement question ici, c’est du fonctionnement de notre démocratie et de notre politique.
Médine, vous êtes très ancré dans une ville, Le Havre, et vous faites souvent référence aux racines de vos grands-parents paternels, Algériens, et à celles de vos beaux-parents, d’origine laotienne. Comment assumer des racines qui ne sont pas françaises quand l’extrême droite est aussi forte ?
MÉDINE Le narratif de l’extrême droite s’impose aujourd’hui de manière très large sur la scène politique, car son vocabulaire est de plus en plus repris par les médias mainstream. Pour ma part, j’ai décidé de faire quelque chose de simple : ne pas l’inclure dans mon récit. J’ai choisi d’écrire ma propre histoire et de la raconter. Je suis une contre-proposition, tout comme Rima. Nous sommes bien plus que le narratif monolithique qu’on essaie de nous vendre – celui du retour aux valeurs nationalistes, de la femme traditionnelle, etc. En réalité, nous avons le pouvoir d’imposer notre propre récit. Je le fais artistiquement et sur les réseaux sociaux, en parlant de ma famille, qui est profondément politique : ma femme est issue de l’immigration laotienne et moi de l’immigration algérienne. Pourtant, nous sommes normands. Nous sommes nés en Normandie, nous adorons cette région, et nous cultivons cet art de vivre à la normande. Il est donc trop tard pour tenter d’imposer un narratif d’extrême droite – comme disait Omar Sy (2) : « Trop tard, les gars ! »
Nous l’avons vu lors de l’entre-deux-tours : il est possible d’être ensemble. Bien sûr, il y a encore des gens qui réfléchissent, qui nuancent, qui se questionnent et qui veulent dialoguer. J’ai envie d’être questionné, d’être bousculé. Tu crois que j’aurais pensé être dans une revue féministe, il y a vingt ans, alors que j’avais des a priori caricaturaux ? Aujourd’hui, j’ai réussi à raccorder mon art aux luttes féministes.
Rima Hassan prend la parole dans un débat sur la guerre à Gaza et la situation au Proche-Orient, au Parlement européen, à Strasbourg, le 17 septembre 2024. TERESA SUAREZ / EPA /MAX PPP
RIMA HASSAN Sur la question des racines, je remarque une petite musique qui s’installe : celle qui convoque les racines pour opposer les discours que nous tenons. Je n’ai pas de problème avec mes racines françaises. Ce que l’extrême droite ne comprend pas, c’est que nous sommes nombreux à vivre notre identité française, une identité qui englobe des luttes.
« J’ai choisi d’écrire ma propre histoire et de la raconter. Je suis une contre-proposition, tout comme Rima. Nous sommes bien plus que le narratif monolithique qu’on essaie de nous vendre. »
Médine
Vous avez été l’une et l’autre accusés d’antisémitisme. Que répondez-vous ?
RIMA HASSAN Je suis sémite (3) ! Les Palestiniens ont toujours vécu en parfaite harmonie avec des juifs, des musulmans et des chrétiens. En France, il existe encore beaucoup de tabous autour de la mémoire de la Shoah, ce qui a un impact sur le débat actuel. Dès que je critique Israël, on me rappelle la souffrance liée à la Shoah, mais il faut être clair : ce passé n’est pas celui des Palestiniens. Nous n’avons jamais attaqué des juifs simplement parce qu’ils sont juifs. C’est là la différence. Personnellement, je suis à l’aise avec mes propos. Je sais à quoi je m’attaque et je ne vise pas des individus pour leur confession. Cela dit, je suis consciente que ma parole résonne différemment en France, dans un pays qui a collaboré avec le régime nazi, un pays où des juifs ont été massacrés. Il est crucial de reconnaître que ces mémoires complexes ne sont pas suffisamment creusées, et qu’elles sont entachées d’une certaine culpabilité. J’en ai pleinement conscience et j’essaie de faire attention à ce que je dis. Cela me pèse de savoir que je peux blesser des gens avec mes mots. Il y a une souffrance réelle chez les personnes de confession juive. Et il y a une instrumentalisation qui me préoccupe également. Il est important de ne pas déverser cette douleur sur ceux qui défendent la cause palestinienne. Lutter contre l’antisémitisme en Europe ne doit pas se faire au détriment d’une cause qui est juste.
MÉDINE Pour ma part, non seulement je suis sémite, mais aussi antifasciste. Toute ma carrière dénonce le racisme. Quand je parle de racisme, cela inclut forcément la lutte contre l’antisémitisme et l’islamophobie. C’est dans mon ADN, lutter contre l’antisémitisme, et ce depuis ma première prise de parole. J’ai abordé ces sujets de manière claire par exemple dans l’une de mes chansons, sortie en 2008 (4), où je joue le rôle d’un journaliste. Je pose la question : « Que pensez-vous ici de l’antisémitisme ? » Ma réponse est sans équivoque : « C’est un cancer, tout comme l’islamophobie. » Malgré cela, des vagues d’accusations persistent. Le véritable risque, c’est que l’extrême droite récupère ces luttes et se pose parmi les défenseurs des juifs. Il est préoccupant de voir des idéologues d’extrême droite réhabiliter des figures comme Maurras et Pétain tout en prétendant défendre des causes légitimes. Ce ne sont pas aux populations marginalisées de payer les pots cassés d’une histoire complexe.
Rima Hassan dans le bar-restaurant de la salle de concert parisienne Les Trois Baudets. Crédit : Aline Deschamps pour La Déferlante.
Le procès de Mazan est en passe de faire date dans l’histoire judiciaire et féministe en France. Qu’en retenez-vous ?
RIMA HASSAN Ce procès de Mazan est hyper important. Il s’inscrit dans la continuité de ce qu’on avait déjà dénoncé et posé comme termes : il faut qu’on arrive à démystifier cette figure du monstre. Il faut sans cesse rappeler que l’essentiel des agressions et des viols se passent dans la sphère intime, que c’est précisément là où l’on nous relègue que nous sommes le plus exposées. Même nous, les femmes, avons intériorisé des mécanismes de peur et de défense pour nous dire que le monstre, c’est l’homme dans la rue, l’étranger. C’est un élément clé pour comprendre ce qui se joue dans les rapports de domination. Monsieur Tout-le-monde peut être un monstre. Ce qui est fou, c’est que cela étonne encore. Comme s’il était impossible de se heurter véritablement à la réalité. Ma crainte, avec le procès de Mazan, c’est que ce soit un temps médiatique et que cela ne change pas beaucoup de choses structurellement. Il faut que, au-delà de la prise de conscience, il y ait des avancées politiques.
MÉDINE Je crois que depuis #MeToo, nous sommes dans une révolution nécessaire, qui crée de l’inconfort pour ceux qui bénéficient du système en place, les hommes en l’occurrence. J’entends tout le contre-discours actuel, porté notamment par Caroline Fourest (5), qui tend à minimiser la parole de certaines victimes, voire à réhabiliter certains hommes. Il conviendra de penser a posteriori cette saga médiatique que nous vivons.
« Il faut sans cesse rappeler que l’essentiel des agressions et des viols se passent dans la sphère intime, que c’est précisément là où l’on nous relègue que nous sommes le plus exposées. »
Rima Hassan
Comment avez-vous construit votre féminisme, l’une comme l’autre ?
RIMA HASSAN Le féminisme est quelque chose de compliqué pour moi. Parce que je suis une femme racisée et que je me suis longtemps sentie exclue du discours féministe blanc. Pendant deux ans, j’ai eu besoin de me retrouver une fois par mois dans un cercle exclusif de femmes racisées. Parce qu’expliquer, faire de la pédagogie sur les mécanismes d’oppression que l’on vit, c’est autre chose que d’en parler véritablement. On pouvait discuter de ce que veut dire l’obsession de la virginité dans nos familles ou de celle de faire un bon mariage avec un gars du bled, ce qu’on intériorise au quotidien, comment on vit les tiraillements, nos relations intimes… des questions qui sont totalement absentes des cercles féministes blancs. J’ai à la fois une sororité absolue avec les femmes qui sont dans l’actualité, comme avec Gisèle Pélicot, parce que cela fait écho à ce que je vis en tant que femme dans cette société, mais j’ai besoin d’autres leviers de réflexion dans la condition de femme racisée.
MÉDINE Pour revenir au procès de Mazan, ma crainte, c’est que l’on arrive à une « netflixation » de la cause féministe. J’ai l’impression que les hommes regardent cette actualité comme la série Monstres (6) sur Netflix. Comme quelque chose qui ne les concerne pas, qui n’exige pas de se questionner sur son comportement ou celui de son entourage. J’essaie pour ma part de tirer au quotidien des enseignements de cette révolution en cours. C’est beau de soutenir, de raccorder les luttes entre elles, de dire « on est ensemble », mais il faut que cela se traduise concrètement : en féminisant son espace artistique, en questionnant le sexisme de son milieu professionnel, en se demandant si l’on ne reproduit pas des entre-soi… C’est ça qui permet d’être plus pertinent.
Médine, vous disiez plus tôt avoir beaucoup évolué sur le féminisme ces vingt dernières années…
MÉDINE Pendant longtemps, et on l’entend dans mes premiers morceaux, je parlais des femmes à travers l’œil du père, du frère, de l’époux. Donc je parlais de féminisme avec les défauts du patriarcat. Je me remets en question publiquement : aujourd’hui, dire « je suis déconstruit », quand on est un homme, c’est limite se jeter des fleurs. On n’est jamais déconstruit, on est en déconstruction.
RIMA HASSAN Partager ces réflexions, ça permet aussi de comprendre ce qu’on a intériorisé nous-mêmes. C’est se demander quels sont nos biais. À côté de quoi suis-je complètement passée ? Si l’on est progressiste et de bonne volonté, il faut s’inscrire dans l’évolution. C’est valable pour d’autres sujets que le féminisme…
MÉDINE Pour le racisme, par exemple. On les voit de loin, ces antiracistes de salon, le discours fantasmé loin des approches globales, loin de l’expérience même. La victimisation, le syndrome du sauveur… J’y suis allergique.
« Pendant longtemps, et on l’entend dans mes premiers morceaux, je parlais des femmes à travers l’œil du père, du frère, de l’époux. Donc je parlais de féminisme avec les défauts du patriarcat. »
Médine
Considérez-vous avoir une grille de lecture intersectionnelle des luttes ?
MÉDINE Ma sensation, c’est que ma personne est intersectionnelle. Je suis franco-algérien, je revendique mon appartenance à la Normandie. J’évolue publiquement dans une famille racisée. Je suis un rappeur qui se revendique de la tradition des paroliers de la chanson française, j’appartiens aux luttes anticoloniales, antiracistes et antifascistes et me sens partie prenante des enjeux féministes et LGBT+. Nous subissons les mêmes mécanismes d’oppression. On est des frères et sœurs de douleur.
RIMA HASSAN C’est une expérience commune. Il y a historiquement des choses que l’on ne dit pas assez. Par exemple que, en Algérie, c’est l’État français qui a pénalisé l’homosexualité (7). Il existait des tabous, bien sûr, mais c’est la colonisation qui a apporté la répression dans la loi. Il y a des liens indéfectibles entre capitalisme, colonialisme et patriarcat. Cette expérience d’oppression suppose parfois de dépasser ses propres biais, mais il y a des urgences, des priorités aussi. L’intersectionnalité, ce n’est pas la confusion de tous les débats, ce sont des espaces où tu donnes et où tu reçois.
Moi, je sais que la lutte contre le colonialisme, notamment sur la question palestinienne, mobilise plus d’énergie et d’activisme que mes autres combats. Car il me faut une terre, un pays pour exister.
Lors de leur rencontre à Paris le 27 septembre 2024, Rima Hassan et Médine avec les journalistes Christelle Murhula et Anne-Laure Pineau. Crédit : Aline Deschamps pour La Déferlante.
Rima Hassan, on vous a beaucoup reproché votre proximité avec Taha Bouhafs, accusé en 2022 par deux femmes (auprès des instances de La France insoumise ; l’une s’est rétractée en 2023) de harcèlement et de violences sexuelles. Pourquoi le soutenir ?
RIMA HASSAN J’ai trouvé que les attaques dont j’ai été l’objet étaient très virulentes. À un moment, j’ai reçu plus de messages me demandant de me justifier que Taha lui-même. Des messages comme « T’as pas honte ? », ou « C’est à cause de gens comme toi que les luttes féministes n’avancent pas ». Jusque sur le terrain, en Jordanie, on est venu me demander à moi de faire le travail alors que la commission d’enquête du parti n’a pas donné de suites et que les membres de cette commission ont proposé une réintégration. C’est fou que ce soit sur les épaules d’une femme que tout cela retombe. L’idéal aurait été qu’une plainte soit déposée contre lui pour qu’il puisse avoir accès au dossier et puisse se défendre, mais on connaît toutes les raisons qui peuvent empêcher les femmes de se tourner vers la justice.
Vous venez l’une comme l’autre de milieux populaires et ouvriers, et aujourd’hui vous avez une tribune, une grande influence. Les forces au pouvoir ont tendance à dire que l’ascenseur social, l’école publique fonctionnent très bien, que tout le monde a sa chance. Qu’en pensez-vous ?
MÉDINE L’égalité des chances est un idéal politique, mais qui est pour le moins nuancé dans le réel. C’est comme la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques : la vitrine est super inclusive, on y croit, et le travail des organisateurs est à saluer… mais l’extrême droite est, au même moment, aux portes du pouvoir. L’égalité des chances, c’est du foutage de gueule. C’est de la méritocratie, c’est faire croire qu’il n’y a pas de rapports de classe.
Rien que dans le monde de la musique, que je connais bien, l’accès aux postes à responsabilité est bloqué pour les femmes et les personnes racisées. Même dans le rap, même dans le hip-hop. Un comble ! Cette petite musique qu’on essaie de nous vendre au quotidien, « quand on veut on peut », c’est une fumisterie. J’étais président d’une association sportive dans mon quartier d’enfance : je sais comment ça fonctionne, je sais qui a le droit, qui n’a pas le droit, quel sport va être valorisé parce que les adeptes de ce sport sont un électorat potentiel. Quand on m’invite à l’université d’été d’Europe Écologie-Les Verts [EELV] (8), c’est parce qu’on vise un « électorat musulman » ou « quartiers populaires ». C’est déjà une forme de déshumanisation. EELV aurait dû se saisir de cette séquence pour se questionner sur son propre fonctionnement, et abandonner définitivement certains réflexes paternalistes.
Médine et Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie–Les Verts, aux Journées d’été du parti, aux Docks, au Havre, le 24 août 2023. ISA HARSIN / SIPA
RIMA HASSAN Je ne crois pas à la méritocratie. Je sais que je suis arrivée là parce que j’ai eu de la chance. Je me sens sauvée d’une condition, mais par pur hasard, c’est vraiment une trajectoire. J’ai pris les bons virages au bon moment. C’est une question de rencontres clés. Ce type de parcours est instrumentalisé pour invisibiliser tous les mécanismes d’oppression, de domination et de racisme, pour nourrir cette fable du « quand on veut, on peut », du « regardez bien celle ou celui qui parmi des milliers d’autres s’en est sorti : si vous n’y arrivez pas, c’est votre faute ! » À mon sens, la question de la classe sociale n’est pas assez traitée dans la démarche intersectionnelle.
L’écrivaine Marie-Hélène Lafon a beaucoup décrit sa condition de seule fille de paysans à la Sorbonne dans les années 1980. Une période qu’elle a vécue comme une forme de grâce qu’on lui faisait, une place qu’on lui laissait. Elle avait une identité dont il fallait avoir honte. Je me suis vraiment reconnue dans son propos. On a toujours opposé les précaires entre eux, la ruralité blanche aux classes ouvrières racisées, pour nous maintenir entre parenthèses et continuer d’entretenir et de nourrir un système néolibéral capitaliste. Je fais partie d’un réseau qui s’appelle Conscience de classe, qui mobilise des transfuges de classe, de toutes origines, de tous horizons. On essaie justement de faire barrage à l’instrumentalisation qui est faite de nous. On se rend compte aussi que l’on a pu intérioriser des mécanismes de violence à l’endroit des nôtres. Qu’on a eu honte de nos parents, de leurs habits et de leurs accents, de nos origines. Il faut faire gaffe, ne pas tomber dans le panneau.
Médine face aux accusations d’antisémitisme
En août 2023, la présence annoncée du rappeur Médine aux Journées d’été d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) avait poussé plusieurs personnalités politiques, dont les maires écologistes de Strasbourg et de Bordeaux, à ne pas s’y rendre. Sandrine Rousseau, députée EELV de Paris, et Marie Toussaint, secrétaire nationale du mouvement avaient ouvertement regretté cette invitation. En cause, un tweet jugé antisémite, posté plusieurs jours auparavant, le 10 août par Médine qualifiant l’essayiste Rachel Khan, juive et petite-fille de déporté·es, de « ResKHANpée ». Dans un entretien paru le 23 août dans Le Parisien, le rappeur avait tenté d’éteindre la polémique en affirmant que « l’antisémitisme est un poison » et estimant que ce tweet « maladroit » était une « erreur », expliquant qu’il n’avait pas en tête l’histoire familiale de Rachel Khan.
L’épisode avait remis en lumière le positionnement de Médine dix ans auparavant : proche du polémiste Dieudonné condamné à plusieurs reprises pour provocation à la haine raciale, il avait réalisé en public une « quenelle », geste antisémite qui consiste à avoir une main sur l’épaule avec le bras tendu. Par la suite, le rappeur avait expliqué regretter ce geste, avoir pris ses distances avec Dieudonné – excuses qu’il a réitérées à plusieurs reprises – et déplorer la récupération de l’extrême droite à ce sujet. LA DÉFERLANTE
On a beaucoup parlé de vos détracteurs et détractrices durant cet entretien, mais beaucoup de personnes vous soutiennent. Vous êtes des figures d’espoir. Est-ce une lourde responsabilité ?
MÉDINE C’est un privilège de porter des idées de gens qui sont silenciés. Toutes ces personnes se retrouvent dans ton discours, qu’il soit artistique, intellectuel, politique. Tu sais que ça leur donne des béquilles dans la vie, pour qu’ils puissent avancer et se dire « je ne suis pas le seul à faire l’expérience du racisme, du sexisme ». C’est une responsabilité importante ? Bien sûr. Mais encore une fois, il y a le timing médiatique, le timing politique, le timing d’Internet et il y a le réel. Et dans le réel, c’est 99,9 % de gens qui veulent échanger, qui se sentent galvanisés, ou qui ne sont pas d’accord mais veulent discuter. J’ai fait un concert pendant l’entre-deux-tours [des élections législatives de 2024] aux arènes de Montmartre, j’ai vu des gens pleurer. Ça leur faisait du bien d’entendre que nous étions ensemble pour combattre et, accessoirement, que tu es gauchiste, tu es « islamo-gauchiste » et que c’est OK.
RIMA HASSAN Moi, c’est à double tranchant. Je me sens bien sûr soutenue, portée. Mais c’est compliqué parfois d’être ramenée à une figure, une icône. Je suis aussi un être complexe. Oui, la cause palestinienne est ma priorité. Mais j’ai aussi grandi à Niort, j’aime peindre, aller au théâtre… Il y a un côté parfois un peu essentialiste et donc un peu déshumanisant, à vivre sur cette scène, à être à disposition aussi. •
Entretien réalisé à Paris, à Mezzanine – Les Trois Baudets, le 27 septembre 2024, par Christelle Murhula et Anne-Laure Pineau, journalistes indépendantes et membres du comité éditorial de La Déferlante.
Rima Hassan et Médine en quelques dates
24 février 1983
Naissance de Médine, Zaouiche de son nom, au Havre (Seine-Maritime).
28 avril 1992
Naissance de Rima Hassan, dans le camp de réfugié·es palestinien·nes Neirab, près d’Alep, en Syrie.
2002
Rima Hassan arrive en France, à Niort.
2003
Rima Hassan est élue au conseil municipal des enfants de Niort.
2004
Sortie du premier album de Médine, 11 septembre, récit du 11e jour.
2018
Sous la pression de groupes d’extrême droite, Médine renonce à jouer au Bataclan.
2019
Rima Hassan crée l’Observatoire des camps de réfugiés.
2022
Sortie du huitième album studio de Médine, Médine France.
9 juin 2024
Rima Hassan est élue députée européenne sur la liste de La France insoumise.
* Pour respecter l’oralité des propos, cet entretien n’est pas retranscrit en écriture inclusive.
(1) Rima Hassan évoque ici la Nakba (catastrophe, en arabe), le déplacement forcé d’environ 750 000 Palestinien·nes à la création de l’État d’Israël, en 1948.
(2) En janvier 2023, l’acteur Omar Sy s’était étonné du retentissement en France de la guerre en Ukraine et du fait que les guerres qui frappent les pays africains émeuvent moins les Français. L’extrême droite a alimenté une polémique raciste à partir de ses propos. En réponse, l’acteur avait affirmé dans l’émission « Quotidien » (TMC) : « C’est pas ce que je dis qu’on attaque, c’est moi. Et c’est pas un problème. Trop tard, les gars ! »
(3) Le terme « sémite » apparaît au XVIIIe pour désigner une famille linguistique, pas un peuple, regroupant les juifs et les Arabes. Depuis son apparition, le mot « antisémitisme » désigne exclusivement le rejet ou la haine des juifs et des juives ; ce terme n’est jamais utilisé pour désigner le racisme anti-arabe.
(4) « RER D », chanson de l’album Arabian Panther (2008).
(5) En septembre 2024, l’essayiste Caroline Fourest publie Le Vertige MeToo (Grasset), qui pointe les supposés « excès » de la libération de la parole provoquée par le mouvement #MeToo.
(6) Série qui revient sur le parcours d’individus ayant commis des meurtres surmédiatisés aux États-Unis.
(7) En 1942, le régime de Vichy pénalise les droits des hommes homosexuels par la loi du 6 août. Cette loi s’applique sur l’ensemble du territoire français, donc en Algérie (département français) et sera reprise en 1945 par le gouvernement provisoire du général de Gaulle. Ces dispositions seront intégrées dans le Code civil algérien qui voit le jour après l’indépendance, en 1966.
(8) En 2023, l’intervention de Médine aux Journées d’été des écologistes au Havre, alors qu’une partie de la classe politique l’accusait d’antisémitisme (lire l’encadré ci-dessus).