Sur le banc de touche

Le volley-ball a été la passion de Marthe. Et puis, avec l’adolescence, sont venues les consi­dé­ra­tions dégra­dantes sur son corps pubère. Une sexua­li­sa­tion constante qui a fini par lui gâcher le plaisir de jouer.
Publié le 28 avril 2022

Je porte ma veste de sur­vê­te­ment, mes genouillères au niveau des chevilles, mes chaus­settes montantes me grattent. Mon short et mon tee-shirt me serrent.

Je suis en train de faire mes lacets quand le coach de l’équipe adverse m’adresse ces mots. Je ne le connais pas. Il a la cin­quan­taine, me regarde avec insis­tance. Moi, j’ai 12 ans et je suis alors en plein ques­tion­ne­ment sur les évo­lu­tions physiques de mon corps. Depuis un an déjà, ma poitrine s’est déve­lop­pée, elle est même devenue imposante. En quelques mois, sur mon torse ont poussé de véri­tables montagnes dont le poids, au quotidien, est difficile à supporter. J’ai mal au dos. J’ai troqué à contre­coeur mes maillots de corps favoris Petit Bateau pour des bras­sières et des soutiens-gorges aux armatures barbares. Je dois tellement tirer sur le tee-shirt de ma tenue de sport qu’il finit par être déformé au niveau de la poitrine. À l’entraînement, le malaise s’installe. Les sauts et les plongeons me font mal. Tout comme le regard des autres. Dans le vestiaire avec mes coéqui­pières, j’ai honte de ma dif­fé­rence: elles, elles ont toujours leurs sous-vêtements d’« enfant », alors que moi je me cache dans les douches pour mettre ma brassière

Jouer, sous le feu des regards, devient une épreuve

Quand j’entre sur le terrain, je scrute les spec­ta­teurs dans la salle et je me demande ce qui les intéresse vraiment. Est-ce que c’est ce sport qui leur plaît, ou le fait de voir des filles dans des tenues courtes et moulantes?

Le volley, que j’ai commencé à 4 ans et qui a toujours été un moment de plaisir et de lâcher-prise, devient une épreuve. Mes per­for­mances s’en res­sentent, je regarde davantage le public que la tra­jec­toire du ballon. J’en arrive à m’autocensurer : même si j’en ai envie, je refuse de pratiquer le beach-volley parce que l’équipement m’effraie. Il est composé d’une  simple brassière et d’un short si court qu’il ressemble à une culotte.

Je reste plus de dix ans dans mon club amateur basé dans une petite ville du Nord. Parfois je joue avec l’équipe masculine quand elle est en sous-effectif. Un jour, alors que je suis seule dans les ves­tiaires des filles, j’entends les garçons de l’équipe adverse qui traîne dans les couloirs, en meute, et qui me cherche : « Marthe, t’es où ? T’es bonne! T’as pas un numéro ? » Isolée dans ce vestiaire gris et froid, je sais pas quoi faire, je panique, je souffle, je me rhabille. Vite.

Quatre ans plus tard, à 16 ans, je rejoins un club formateur où le niveau est plus élevé. Cette fois, la salle où je joue a une capacité de 2900 places. Je pense aux visages inconnus. Des grandes lumières éclairent par­fai­te­ment le terrain, qui concentre tous les regards. Le trac monte.

L’ambiance dans les ves­tiaires est dif­fé­rente de celle de mon club précédent : on se douche ensemble, je n’ai pas d’intimité. Sans s’apercevoir de mon mal-être, mes coéqui­pières me sur­nomment parfois « gros lolos » ou encore « gros tétons ».

Le jour de mes 18 ans, mon corps dit stop

Sur le terrain, pendant les entraî­ne­ments, je développe des stra­té­gies pour camoufler mes formes : deux bras­sières super­po­sées pour maintenir et surtout aplatir ma poitrine, un tee-shirt ample qui descend jusque sous mes fesses. Malheureusement, pendant les matchs de com­pé­ti­tion, je suis obligée d’endosser l’équipement officiel des sponsors, qui me serre davantage. Quand je joue, je sens les yeux rivés sur moi. Le regard des autres me donne mal au ventre. Peu à peu, ça me dégoûte du volley, jusqu’à ce que je perde tota­le­ment l’envie de jouer. Je suis à présent hantée quo­ti­dien­ne­ment par mes complexes. Surtout ne pas trop suer, ne pas devenir trop rouge après des efforts physiques intenses. Les moindres varia­tions de mon poids, de ma mus­cu­la­ture sont sur­veillées. J’étouffe. Pourtant, je reste docile et je continue à encaisser.

Il y a le maquillage qu’on vous encourage à porter pour les matchs, sous peine de réflexions du type « Pour les photos, ça va pas être beau, on voit tes cernes, tu pourrais faire un effort…». Il y a les équi­pe­ments fournis : tee-shirts moulants et mini-shorts. Et cette culotte qui me rentre dans les fesses, juste sous le logo du sponsor… Le jour de mes 18 ans, mon corps dit stop. Ce jour-là, je saute, je tombe et je perds connais­sance. Ma tête heurte le sol à plusieurs reprises. Traumatisme crânien. J’arrête le volley.

Trois ans plus tard, je n’ai toujours pas repris le sport. J’ai dû faire le deuil d’une partie de moi-même. Le deuil de cette fille qui jouait au volley, qui avait envie, qui fonçait… Mais dès que j’y pense, la phrase glaçante de ce coach croisé à l’aube de mon ado­les­cence résonne à nouveau dans ma tête : elle suffit à chasser la nostalgie du simple plaisir de jouer.

Rire : peut-on être drôle sans humilier

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°6 Rire. (juin 2022)

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