Tensions sexuelles en série

L’amitié entre les hommes et les femmes est un angle mort des scénarios des pro­duc­tions télé­vi­sées. Un modèle unique et hété­ro­nor­mé de relations affec­tives a été imposé à des géné­ra­tions entières de spectateur·ices.
Publié le 30 juillet 2021

Une femme accomplie, à la vie sexuelle intense, conte ses déboires à son ami de longue date. Ils se com­prennent bien : elle couche avec des hommes, et lui aussi. Ça, c’est la relation type vue dans les séries et les films lorsqu’une femme et un homme sont meilleur·es ami·es. 

Je replonge dans mes souvenirs de pop culture, Sex and the City, Ugly Betty, Dawson, Glee ou plus récemment Girls : il m’est difficile de citer des amitiés mixtes où l’homme n’est pas gay. C’est un lieu commun vu jusqu’à l’usure et qui n’a pas toujours fait du bien, véhi­cu­lant le sté­réo­type de l’homosexuel dépourvu de « virilité », et dont l’activité prin­ci­pale serait de faire du shopping avec sa meilleure copine. Quand le meilleur ami est hétéro, les relations finissent par évoluer vers « autre chose », une relation sexuelle ou une histoire d’amour qui finit mal ou, plus rarement, vers une relation durable avec mariage, chien et enfants à la clé. Il n’y a évi­dem­ment aucun mal, au contraire, à vouloir construire sa vie amoureuse avec un homme ou une femme qu’on connaît sur le bout des doigts, avec qui on a partagé des moments inou­bliables. C’est même un idéal pour beaucoup. Ce qui est déran­geant, c’est de penser que c’est le seul scénario possible.

La crainte d’une séduction mal placée

La femme et son meilleur ami gay, c’est en apparence cliché et paresseux, mais c’es  pourtant un motif réaliste. Les amis masculins dont je suis la plus proche sont des hommes gay, sans que je fasse attention au premier abord à cet aspect de leur identité. C’est au fur et à mesure de la relation que je comprends ce qui fait la dif­fé­rence. Je me sens plus à l’aise, je baisse la garde, pour avoir une confiance totale sans crainte d’une séduction mal placée. Chaque fois que j’ai eu une relation forte avec un homme hété­ro­sexuel, cela s’est soldé, au choix, par une décla­ra­tion d’amour impromp­tue ou une coucherie que j’ai regrettée le lendemain, des sen­ti­ments qui s’allument et s’éteignent constam­ment, de la frus­tra­tion, de la jalousie et l’impossibilité de voir la relation revenir à son état initial. 

Nous n’envisageons pas – notre voca­bu­laire et nos repré­sen­ta­tions le reflètent – de relations amicales mixtes, et l’hétéronormativité est au coeur de ces liens, comme si l’attirance entre un homme et une femme était inévi­table. Comme si le fait de passer beaucoup de temps ensemble devait trans­for­mer le regard, le com­por­te­ment, les corps. D’une relation pla­to­nique on passe à une relation ambiguë, puis au plaisir charnel, au cata­clysme de l’amour.

Où sont les véritables amitiés filles — garçons ?

J’en veux à la pop culture de nous avoir offert très peu de modèles de véri­tables amitiés entre filles et garçons. Les images véhi­cu­lées dans les médias forgent des repré­sen­ta­tions puis­santes aux­quelles nous nous iden­ti­fions ou qui nous per­mettent d’envisager d’autres possibles. L’une des premières images qui me revient est celle d’un groupe d’ami·es où tout le monde a déjà couché avec tout le monde. C’était dans Beverly Hills, série culte de années 1990 qui suit les tri­bu­la­tions des Rich Kids de Los Angeles. Je revois aussi Joey Potter, dans Dawson, montant dans la chambre de son meilleur ami pour le prévenir, à la veille de ses 16 ans, que « les choses vont changer », car elle et lui sont désormais colo­ca­taires, et avec des hormones en feu. Puis je me souviens de Nick et Jess, un duo amical qui fonc­tion­nait bien avant de voir la tension sexuelle prendre le dessus. C’était dans New Girl, la série phare du début des années 2010. La liste des séries mettant en scène des relations sté­réo­ty­pées est longue. Si bien que, un jour, on finit par regarder autrement ce vieux copain qu’on a depuis le primaire.

Au début des années 2010, Hollywood s’est mis à mul­ti­plier les histoires de sexe entre ami·es : Sexe entre amis et Sex Friends ont pris la suite du flot de scénarios contant les histoires de relations ambiguës entre hommes et femmes. Puis le terme « friend­zo­ner » (reléguer au pur­ga­toire amical une ancienne relation), est même devenu à la mode. On l’aurait entendu pour la première fois dans la série Friends, quand Joey résume ainsi la relation entre Rachel et Ross. Sous des abords amusants se cache en réalité une pensée sexiste : les femmes doivent toujours aux hommes davantage qu’une simple cama­ra­de­rie. Pourtant la friend­zone devrait exister pour ce qu’elle est : un endroit où il n’y a pas de place pour autre chose qu’une amitié qui peut être belle et puissante sans impliquer de sexe.

Puisque les images nous impactent, faisons-les évoluer. Montrons davantage de relations entre des femmes et des hommes où les premières ne sont pas toujours vues comme des objets sexuels. Proposons des amitiés choisies où la personne du sexe opposé peut être consi­dé­rée comme un frère ou une soeur. Si l’amour doit exister, cela se fera natu­rel­le­ment, non pas sans douleur, mais sans avoir à perdre la personne qu’on consi­dé­rait comme un·e ami·e.

Se battre : nos corps dans la lutte

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°3 Se battre (septembre 2021.)

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