Ceci n’est pas un trouble alimentaire

La gour­man­dise des personnes en surpoids est toujours soup­çon­née d’être patho­lo­gique. Dans cette chronique, la jour­na­liste et autrice Lucie Inland pointe les ressorts mora­li­sants et clas­sistes de ce discours grossophobe. 
Publié le 25 avril 2024
Chronique de Lucie Inland - La Déferlante #14
Double-page dans La Déferlante #14

« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es », a écrit en 1825 le gas­tro­nome Jean Anthelme Brillat-Savarin dans sa Physiologie du goût. J’apprécie tous les repas, du petit-déjeuner au dîner, en passant par le brunch et le goûter. Je préfère le salé au sucré, et j’aime mieux qu’un plat ne soit pas trop épicé. Brillat-Savarin dirait pro­ba­ble­ment que je suis sereine face à la nour­ri­ture, et donc à la vie. Mais chez une femme grosse, l’amour de la bouffe ne peut pas être insou­ciant. Je suis forcément suspectée d’être malade, même lorsque je me contente de savourer un morceau de pomme.

 

Ce morceau de pomme est le premier péché de l’humanité, commis par Ève cédant à la gour­man­dise au lieu de se contenter du Paradis tel qu’il est. Une inter­pré­ta­tion que met en avant Lauren Malka dans Mangeuses. Histoires de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès (Les Pérégrines, 2023) : à partir du XIIe siècle, la gour­man­dise fait l’objet d’une sévère condam­na­tion par l’Église catho­lique. Au siècle suivant, le théo­lo­gien Thomas d’Aquin juge qu’elle rend bête et lubrique. Au fil des époques, l’opprobre perdure, y compris dans sa version sécu­la­ri­sée : l’industrie des régimes et du fitness émerge ainsi à la fin des années 1960, en même temps que celle du prêt-à-porter, aux antipodes de la vague féministe qui se déploie alors. « C’est le début de l’autogestion dié­té­tique, écrit encore Lauren Malka. Apprenez les règles nutri­tion­nelles par cœur, pour vous débrouiller toutes seules. » Pour échapper au péché, il suffit d’avoir l’intelligence de « faire attention », comme le répètent les gourous de la nutrition.

Des injonctions, des voix qui peuvent tuer

La sur­veillance la plus efficace reste celle qu’on s’impose à soi-même. La nutrition comme dogme repose sur des règles et des idées pré­con­çues (telles que « les féculents font grossir ») nourries par la peur per­ma­nente de prendre du poids. « La critique morale des aliments gras et sucrés est ainsi étroi­te­ment liée au rejet moral des personnes grosses supposées consommer trop de ces produits jugés immoraux », résume Solenne Carof dans Grossophobie. Sociologie d’une dis­cri­mi­na­tion invisible (éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2021). D’où la valo­ri­sa­tion des régimes res­tric­tifs, implicite dans le fameux « manger équilibré ». Car, à la clé, il y a l’affichage d’une réussite sociale : « Si les gens bien mangent bien, il faut que ça se voie : être mince ou tenter de le devenir est le meilleur moyen de prouver son allé­geance » à un certain ordre social, souligne Nora Bouazzouni [membre du comité éditorial de La Déferlante] dans Mangez les riches. La lutte des classes passe par l’assiette (Nouriturfu, 2023).

Ces voix injonc­tives, on finit par les inté­rio­ri­ser tota­le­ment. C’est ce que raconte Gabrielle Lisa Collard dans Corps rebelle. Réflexions sur la gros­so­pho­bie (Québec Amérique, 2021) : « J’ai jamais réel­le­ment pu manger en paix. Même pas seule, parce que la voix des autres est évi­dem­ment devenue la voix dans ma tête. »

Une voix qui peut tuer. Gabrielle Lisa Collard revient sur la vie et le décès de Cass Elliott, la chanteuse du groupe de rock états-unien The Mamas and The Papas. Elle décède à 32 ans d’un arrêt cardiaque, non à cause de son poids, ni à cause d’un sandwich avalé de travers (comme l’ont longtemps fait croire les rumeurs), mais de sa consom­ma­tion répétée d’amphétamines, de coupe-faim et de jeûnes à répé­ti­tion. À croire qu’être grosse est bien pire que le risque de mourir en tentant de ne plus l’être.

Dans le thriller Seven (David Fincher, 1995), l’obésité d’un per­son­nage suscite ainsi davantage de réactions négatives de la part des enquê­teurs que le supplice atroce, pratiqué par pure haine gros­so­phobe, dont il a été victime.
« Il doit avoir un cœur gros comme un jambon. Si c’est pas une crise cardiaque… J’y comprends rien », commente un policier devant le corps de l’homme qu’il découvre attablé, la tête plongée dans une assiette de spa­ghet­tis, avant de s’apercevoir que celui-ci a les mains attachées sous la table. « Comment ce gros porc arrivait à passer sa porte ? », demande-t-il au médecin légiste pendant l’autopsie. Dans cette gros­so­pho­bie qui s’exprime sans fard, l’enquêteur se montre fina­le­ment aussi déshu­ma­ni­sant que l’assassin : plus tard dans le film, celui-ci, pour se défendre d’avoir tué un innocent, parle de sa victime comme d’« un obèse répugnant, une créature qui pouvait à peine se tenir debout ». « Si vous l’aviez croisé dans la rue, vous l’auriez montré à vos amis et vous vous seriez tous moqués de lui », ajoute-t-il – et vous savez bien que là-dessus, il n’a pas tort.

« Faire attention » au moindre gramme fait grossir

« Notre rapport à la nour­ri­ture est com­plè­te­ment, radi­ca­le­ment, tra­gi­que­ment fucké », écrit encore Gabrielle Lisa Collard. En plus de ne jamais faire maigrir dura­ble­ment, les régimes res­tric­tifs déclenchent souvent des troubles du com­por­te­ment ali­men­taire. Autrement dit, « faire attention » au moindre gramme fait grossir. L’autrice qué­bé­coise enfonce le clou : « Se faire harceler au sujet de sa taille et répéter sans cesse que notre corps est un problème, sans grande surprise, ça aide pas à déve­lop­per une relation saine avec la nour­ri­ture. » Vouloir sauver les personnes grosses de leur adiposité, c’est fina­le­ment nuire à leur santé mentale.

Moi-même, sans me l’avouer, il est possible que je cherche à échapper au blâme, à ne pas passer pour une mauvaise grosse : sur Instagram, je suis cette personne qui ne poste que les « bonnes » choses (nutri­tion­nel­le­ment parlant) que je mange et bois ; qui ne compte, certes, ni ses calories ni ses portions, mais qui a le bon goût de s’envoyer des nuggets de pleurotes arrosés de beau­jo­lais nature à la terrasse d’un res­tau­rant validé par les critiques gastro branché·es, plutôt que des Big Mac et du Coca-Cola. Mais je vais bien et je ne m’excuse plus d’avoir faim. Car avoir faim, c’est être vivante.

Lucie Inland est jour­na­liste indé­pen­dante et autrice. Elle s’intéresse à des sujets tels que les dis­cri­mi­na­tions, la prison, les animaux de compagnie ou encore la mort. Cette chronique est la deuxième d’une série de quatre.

Dessiner : esquisses d’une émancipation
Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°14 “Dessiner”, paru en mai 2024. Consultez le sommaire.

Dans la même catégorie