« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es », a écrit en 1825 le gastronome Jean Anthelme Brillat-Savarin dans sa Physiologie du goût. J’apprécie tous les repas, du petit-déjeuner au dîner, en passant par le brunch et le goûter. Je préfère le salé au sucré, et j’aime mieux qu’un plat ne soit pas trop épicé. Brillat-Savarin dirait probablement que je suis sereine face à la nourriture, et donc à la vie. Mais chez une femme grosse, l’amour de la bouffe ne peut pas être insouciant. Je suis forcément suspectée d’être malade, même lorsque je me contente de savourer un morceau de pomme.
Ce morceau de pomme est le premier péché de l’humanité, commis par Ève cédant à la gourmandise au lieu de se contenter du Paradis tel qu’il est. Une interprétation que met en avant Lauren Malka dans Mangeuses. Histoires de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès (Les Pérégrines, 2023) : à partir du XIIe siècle, la gourmandise fait l’objet d’une sévère condamnation par l’Église catholique. Au siècle suivant, le théologien Thomas d’Aquin juge qu’elle rend bête et lubrique. Au fil des époques, l’opprobre perdure, y compris dans sa version sécularisée : l’industrie des régimes et du fitness émerge ainsi à la fin des années 1960, en même temps que celle du prêt-à-porter, aux antipodes de la vague féministe qui se déploie alors. « C’est le début de l’autogestion diététique, écrit encore Lauren Malka. Apprenez les règles nutritionnelles par cœur, pour vous débrouiller toutes seules. » Pour échapper au péché, il suffit d’avoir l’intelligence de « faire attention », comme le répètent les gourous de la nutrition.
Des injonctions, des voix qui peuvent tuer
La surveillance la plus efficace reste celle qu’on s’impose à soi-même. La nutrition comme dogme repose sur des règles et des idées préconçues (telles que « les féculents font grossir ») nourries par la peur permanente de prendre du poids. « La critique morale des aliments gras et sucrés est ainsi étroitement liée au rejet moral des personnes grosses supposées consommer trop de ces produits jugés immoraux », résume Solenne Carof dans Grossophobie. Sociologie d’une discrimination invisible (éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2021). D’où la valorisation des régimes restrictifs, implicite dans le fameux « manger équilibré ». Car, à la clé, il y a l’affichage d’une réussite sociale : « Si les gens bien mangent bien, il faut que ça se voie : être mince ou tenter de le devenir est le meilleur moyen de prouver son allégeance » à un certain ordre social, souligne Nora Bouazzouni [membre du comité éditorial de La Déferlante] dans Mangez les riches. La lutte des classes passe par l’assiette (Nouriturfu, 2023).
Ces voix injonctives, on finit par les intérioriser totalement. C’est ce que raconte Gabrielle Lisa Collard dans Corps rebelle. Réflexions sur la grossophobie (Québec Amérique, 2021) : « J’ai jamais réellement pu manger en paix. Même pas seule, parce que la voix des autres est évidemment devenue la voix dans ma tête. »
Une voix qui peut tuer. Gabrielle Lisa Collard revient sur la vie et le décès de Cass Elliott, la chanteuse du groupe de rock états-unien The Mamas and The Papas. Elle décède à 32 ans d’un arrêt cardiaque, non à cause de son poids, ni à cause d’un sandwich avalé de travers (comme l’ont longtemps fait croire les rumeurs), mais de sa consommation répétée d’amphétamines, de coupe-faim et de jeûnes à répétition. À croire qu’être grosse est bien pire que le risque de mourir en tentant de ne plus l’être.
Dans le thriller Seven (David Fincher, 1995), l’obésité d’un personnage suscite ainsi davantage de réactions négatives de la part des enquêteurs que le supplice atroce, pratiqué par pure haine grossophobe, dont il a été victime.
« Il doit avoir un cœur gros comme un jambon. Si c’est pas une crise cardiaque… J’y comprends rien », commente un policier devant le corps de l’homme qu’il découvre attablé, la tête plongée dans une assiette de spaghettis, avant de s’apercevoir que celui-ci a les mains attachées sous la table. « Comment ce gros porc arrivait à passer sa porte ? », demande-t-il au médecin légiste pendant l’autopsie. Dans cette grossophobie qui s’exprime sans fard, l’enquêteur se montre finalement aussi déshumanisant que l’assassin : plus tard dans le film, celui-ci, pour se défendre d’avoir tué un innocent, parle de sa victime comme d’« un obèse répugnant, une créature qui pouvait à peine se tenir debout ». « Si vous l’aviez croisé dans la rue, vous l’auriez montré à vos amis et vous vous seriez tous moqués de lui », ajoute-t-il – et vous savez bien que là-dessus, il n’a pas tort.
« Faire attention » au moindre gramme fait grossir
« Notre rapport à la nourriture est complètement, radicalement, tragiquement fucké », écrit encore Gabrielle Lisa Collard. En plus de ne jamais faire maigrir durablement, les régimes restrictifs déclenchent souvent des troubles du comportement alimentaire. Autrement dit, « faire attention » au moindre gramme fait grossir. L’autrice québécoise enfonce le clou : « Se faire harceler au sujet de sa taille et répéter sans cesse que notre corps est un problème, sans grande surprise, ça aide pas à développer une relation saine avec la nourriture. » Vouloir sauver les personnes grosses de leur adiposité, c’est finalement nuire à leur santé mentale.
Moi-même, sans me l’avouer, il est possible que je cherche à échapper au blâme, à ne pas passer pour une mauvaise grosse : sur Instagram, je suis cette personne qui ne poste que les « bonnes » choses (nutritionnellement parlant) que je mange et bois ; qui ne compte, certes, ni ses calories ni ses portions, mais qui a le bon goût de s’envoyer des nuggets de pleurotes arrosés de beaujolais nature à la terrasse d’un restaurant validé par les critiques gastro branché·es, plutôt que des Big Mac et du Coca-Cola. Mais je vais bien et je ne m’excuse plus d’avoir faim. Car avoir faim, c’est être vivante.
Lucie Inland est journaliste indépendante et autrice. Elle s’intéresse à des sujets tels que les discriminations, la prison, les animaux de compagnie ou encore la mort. Cette chronique est la deuxième d’une série de quatre.