C’est un aspect resté au second plan de la guerre que mène la Russie de Vladimir Poutine contre l’Ukraine, et pourtant crucial pour comprendre la logique du maître du Kremlin : la bataille des mœurs. Une guerre au sein de laquelle Moscou entend combattre « l’Occident décadent », selon ses propres mots. « On a tous un peu raté le virage fanatique de Poutine, explique Elena Volochine, grand reporter à France 24 et correspondante à Moscou pendant dix ans. On a beaucoup trop sous-estimé sa radicalisation religieuse au fil des années. »
Une politique ultraconservatrice
Car depuis dix ans environ, celui qui se plaisait déjà à incarner publiquement la toute-puissance virile prône un retour aux valeurs dites « traditionnelles », par opposition à ce qu’il désigne comme la décadence des mœurs du Vieux Continent. Dans les faits, cela se traduit par une politique étatique ultraconservatrice dont les femmes et les minorités sexuelles ont été les premières cibles. « Le premier signal a été l’adoption de la loi liberticide portant sur l’offense aux sentiments religieux des croyants. C’était en réponse à la prière punk des Pussy Riot réclamant le départ de Poutine dans la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou en 2012 », indique Elena Volochine, désormais aux manettes de l’émission « Vu de Russie » sur France 24. Les trois jeunes opposantes ayant participé au happening de la cathédrale du Christ-Sauveur ont été reconnues coupables de vandalisme et d’incitation à la haine religieuse. « Jugée blasphématoire par les autorités, cette action des Pussy Riot a été l’objet du premier procès politique de la Russie moderne », conclut la journaliste.
Dépénalisation des violences conjugales
Anna Rivina, avocate russe et défenseuse des droits des femmes, en exil depuis le 24 février 2022 partage le constat de cette dérive réactionnaire. Elle a créé en 2015 Nasiliu.net (« Non à la violence » en russe), un portail et un centre de soutien aux femmes russes victimes de violences conjugales, alors qu’aucune loi n’existe en Russie pour leur venir en aide. Pire, précise l’avocate : « La rhétorique officielle du Kremlin ces dernières années est de préserver la famille. On force les femmes à rester avec leur conjoint ou leur mari, à leur pardonner, à apprendre à vivre avec eux. C’est de plus en plus difficile d’obtenir le divorce. »
Tout cela, rappelle Elena Volochine, fait suite à la décision de l’État russe de « ne pas intervenir dans l’intimité des familles, comme on le ferait en Occident ». Une mesure qui a entraîné, en 2017, la dépénalisation des violences conjugales, désormais punies d’une simple amende. Cet arbitrage est venu s’ajouter à la révocation par Moscou, cette dernière décennie, de toute une liste des droits progressistes : cours d’éducation sexuelle à l’école où il est désormais proclamé que seuls les rapports entre hommes et femmes sont naturels ; tentatives de restreindre l’accès à l’IVG, mais aussi inscription de l’interdiction du mariage pour toutes et tous dans la Constitution, renforcée en novembre dernier par l’interdiction de la prétendue « propagande LGBT+ » dans tous les domaines de la société.
La « corruption morale » de l’Occident
Une homophobie d’État assumée par Moscou selon Elena Volochine : « Il s’est inspiré des écrits d’un obscur philosophe du début du XXe siècle, Ivan Iline, pour qui la défense du bien justifie l’utilisation de la violence contre ce qui est considéré être de la corruption morale. » Dans la logique d’Ivan Iline, auteur de l’essai De la résistance au mal par la force (1925), le religieux et le politique doivent s’unir pour assumer au mieux la mission rédemptrice qui incomberait à la Russie. Vladimir Poutine voit ainsi Moscou comme une troisième Rome, après Constantinople, ayant la charge de défendre la foi chrétienne à l’international.
« Que tu le veuilles ou non, ça va se passer comme ça…»
Dans son discours du 30 septembre 2022, l’ancien agent du KGB dénonçait ainsi « les perversions » de l’Occident, comme par exemple « la possibilité de choisir son genre ». Il affirmait : « Un tel renversement de la foi et des valeurs traditionnelles, une telle suppression de la liberté revêtent les caractéristiques […] du satanisme pur et simple. » Vladimir Poutine dispose, en outre, du soutien inconditionnel du patriarche Kirill, qui, en 2016, appelait à l’interdiction de l’avortement, assimilé à un « meurtre légal des enfants avant leur naissance ». En mars 2022, le puissant chef de l’Église orthodoxe russe parlait d’« affrontement civilisationnel » pour justifier l’invasion de l’Ukraine par la Russie, dont la lutte contre l’homosexualité serait l’un des enjeux.
Face à cette dérive ultraconservatrice qui vient expliquer, en partie, la guerre menée contre l’Ukraine, les féministes sont parmi les dernières à tenir tête à Poutine en organisant des actions et des manifestations dans tout le pays.
Une totale soumission
Au lendemain de l’offensive russe de février 2022, a été créé le mouvement russe Résistance féministe anti-guerre (FAS), une organisation présente en Russie et dans une vingtaine de pays, dont le but est de dénoncer l’agression contre l’Ukraine comme on dénoncerait l’agression d’une femme. Dans un manifeste publié le 27 février 2022, les féministes de FAS appelaient leurs sœurs du monde entier « et toutes celles qui partagent des valeurs universelles », à s’opposer à la guerre. Pour Sacha*, l’une des membres de ce mouvement, le parallèle entre impérialisme et domination masculine est évident : « En Russie, la guerre a commencé, pour les femmes, dans le foyer, explique-t-elle. Le chef de l’État a fait en sorte qu’elles n’aient plus de choix, plus de droits. Il a encouragé les hommes à se conduire comme des chefs de famille et à utiliser la violence comme il le fait avec tous ceux qui tenteraient de s’opposer à son pouvoir. »
Il y a un peu plus d’un an, à la veille de l’offensive militaire en Ukraine, Vladimir Poutine menaçait le président ukrainien, Volodymyr Zelensky en ces termes : « Que tu le veuilles ou non, ma jolie, ça va se passer comme ça… » Si l’on en croit l’avocate Anna Rivina, « ça l’a rendu fou de perdre le pouvoir sur l’Ukraine, comme un homme violent perdrait le contrôle sur une femme qui ne veut plus de lui ». Sacha, la militante féministe, confirme : « Tout comme un bourreau impose la loi du silence à sa victime, les autorités russes ne veulent pas de critiques mais une totale soumission à leurs ambitions. » D’où la double nécessité pour elle de continuer à agir pour résister.
*Le prénom a été changé
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