Pour une politique féministe du travail

L’époque des confi­ne­ments liés à la pandémie est loin, où l’on pro­met­tait davantage de recon­nais­sance aux aides-soignantes, cais­sières et infir­mières, métiers ultra féminisés. Le dernier projet de réforme des retraites est une preuve sup­plé­men­taire du peu de consi­dé­ra­tion porté au travail des femmes. Face à ce mépris politique, comment repenser le travail en féministe ?, s’interroge la phi­lo­sophe Manon Garcia.
Publié le 12 avril 2023
Chronique signée Manon Garcia « Pour une politique féministe du travail »

Trois ans après le début de la pandémie de Covid, on aurait pu espérer des chan­ge­ments impor­tants dans les métiers les plus féminisés. On se souvient des confi­ne­ments où médecins, infir­mières et aides-soignantes étaient applaudi·es chaque jour. 

On se rendait enfin compte de la dif­fi­cul­té des condi­tions de travail en Ehpad, de l’importance des cais­sières grâce à qui nous pouvions nous ravi­tailler dans un monde à l’arrêt¹. Chacun·e mesurait le rôle majeur des ensei­gnantes et des Atsem² dans la vie des enfants. Pourtant, ces pro­fes­sions essen­tielles n’ont fait l’objet d’aucune reva­lo­ri­sa­tion. Bien au contraire : la réforme des retraites initiée en janvier 2023 renforce encore les injus­tices entre retraites féminines et mas­cu­lines, même si le gou­ver­ne­ment affirme l’inverse. Par exemple, les dis­po­si­tifs per­met­tant d’amoindrir les effets de la maternité sur les carrières ont été dras­ti­que­ment réduits. Au lieu de lutter contre les injus­tices faites aux femmes au travail, le gou­ver­ne­ment se contente de prôner une égalité sur la forme qui ne fait que renforcer les inéga­li­tés sur le fond.Mais d’un point de vue de phi­lo­sophe, que signifie repenser le travail de manière féministe ? On peut partir du constat suivant : il existe une division genrée du travail qui rend les femmes res­pon­sables de la majorité des tâches domes­tiques, les­quelles ont toujours été consi­dé­rées comme dénuées de valeur, et, de fait, elles ne font l’objet d’aucune rétri­bu­tion. Cette orga­ni­sa­tion du monde social limite le temps dont les femmes disposent pour le travail payé, et pour le temps de loisir. Cela explique en partie le dif­fé­ren­tiel de salaire entre hommes et femmes, qui est de 22 % en France. Cette division du travail est justifiée par une natu­ra­li­sa­tion, c’est-à-dire par l’idée que les femmes seraient natu­rel­le­ment plus douces, plus à même de s’occuper des autres, plus maternelles.

Une division genrée du travail qui précarise les femmes

Ce que les phi­lo­sophes fémi­nistes apportent à ce constat, c’est une éva­lua­tion normative : elles montrent que cette situation est injuste et que la société devrait lutter col­lec­ti­ve­ment pour y mettre fin. Aux États-Unis, Gina Schouten utilise, par exemple, les outils des théories contem­po­raines de la justice pour montrer que la division genrée du travail ne résiste à aucun des critères de justice com­mu­né­ment admis. Avant elle, Martha Nussbaum s’est appuyée sur la notion de vul­né­ra­bi­li­té pour montrer que le monde du travail repose sur une repré­sen­ta­tion du tra­vailleur comme un individu indé­pen­dant, ce qui invi­si­bi­lise le fait qu’au cours de la vie nous avons tous·tes besoin, à dif­fé­rents degrés, qu’on prenne soin de nous. Or cette vul­né­ra­bi­li­té, qui se manifeste de façon plus flagrante pendant l’enfance et la vieillesse, ce sont les tra­vailleuses qui en portent le fardeau : ce sont quasi exclu­si­ve­ment les femmes qui inter­rompent leur carrière pour prendre en charge un enfant ou un parent malade.

En France, la phi­lo­sophe Sandra Laugier a souligné les injus­tices causées par l’invisibilisation du travail de « care » (c’est-à-dire de soin et d’attention) réalisé par les femmes. Car l’immense majorité de ces métiers de service qui consistent à prendre soin des autres sont occupés par des femmes : elles repré­sentent la quasi-totalité des aides à domicile, 87 % du personnel infirmier, 91 % des aides-soignant·es, 76 % des personnes tra­vaillant en caisse ou à la vente… Les confi­ne­ments ont jeté une lumière crue sur ce que les travaux fémi­nistes pointent depuis longtemps : la vie et l’indépendance des hommes et femmes des classes moyennes et aisées sont rendues possibles par le travail sous-payé, sous-déclaré, sous-protégé, de femmes majo­ri­tai­re­ment pauvres et non blanches.

Monnayer le partage du care ?

Ce dernier aspect est décisif : la critique du travail ménager non payé telle que l’ont formulée les fémi­nistes de la deuxième vague, de Simone de Beauvoir à Betty Friedan en passant par les fémi­nistes marxistes comme Silvia Federici ou Christine Delphy³, a conduit beaucoup de monde à penser qu’externaliser, et donc payer, ces tâches ren­draient ce travail plus visible et moins oppressif.

Mais il suffit d’aller dans un square parisien en fin d’après-midi et de voir les « nounous » noires et les enfants blancs dont elles s’occupent pour com­prendre que cette exter­na­li­sa­tion a des effets injustes. Comme l’ont montré les théo­ri­ciennes afro-féministes bell hooks et Angela Davis, elle permet aux femmes blanches et riches de tra­vailler et de gagner leur indé­pen­dance au prix de l’exploitation d’autres femmes. Le vrai problème est le suivant : le travail du care est perçu comme un travail de femmes et à ce titre est décon­si­dé­ré et mal payé (souvenons-nous d’Antoine Compagnon, pro­fes­seur au Collège de France, qui déplorait en 2014 la « fémi­ni­sa­tion massive » du métier d’enseignant, qui avait selon lui « achevé de le déclasser »). Une vraie politique féministe du travail ne consiste pas à monnayer, toujours aussi mal, le travail ménager. Au contraire : elle doit faire com­prendre aux hommes que le travail du care est important et qu’il doit être partagé par tous·tes si l’on veut vivre dans un monde plus juste. Ce qui implique un chan­ge­ment profond de l’organisation du travail payé : il faut que tout le monde ait le temps néces­saire pour s’occuper de soi et des sien·nes sans y laisser tri­mestres de coti­sa­tion et égalité salariale.

Philosophe féministe, Manon Garcia enseigne la phi­lo­so­phie morale et politique à l’Université libre de Berlin. Elle a dirigé l’anthologie Philosophie féministe. Patriarcat, savoirs, justice (Vrin 2021). Cette chronique est la deuxième d’une série de quatre.


  1. Lire la tribune col­lec­tive « Coronavirus : il faut reva­lo­ri­ser les emplois et carrières à pré­do­mi­nance féminine », Le Monde, 18 avril 2020.
  2. Agentes ter­ri­to­riales spé­cia­li­sées des écoles mater­nelles. Les Atsem assistent les enseignant·es dans la vie de la classe.
  3. Lire le débat « Faut-il rémunérer les tâches domes­tiques ? » dans La Déferlante n° 2 (mars 2022) et l’article de Lucie Tourette « Féministes, qui fait le ménage chez vous ? » dans La Déferlante n° 5 (juin 2021).
  4. Entretien donné au Figaro le 6 janvier 2014.
Danser : l’émancipation en mouvement

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°10 Danser, de mai 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
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