Trois ans après le début de la pandémie de Covid, on aurait pu espérer des changements importants dans les métiers les plus féminisés. On se souvient des confinements où médecins, infirmières et aides-soignantes étaient applaudi·es chaque jour.
Une division genrée du travail qui précarise les femmes
Ce que les philosophes féministes apportent à ce constat, c’est une évaluation normative : elles montrent que cette situation est injuste et que la société devrait lutter collectivement pour y mettre fin. Aux États-Unis, Gina Schouten utilise, par exemple, les outils des théories contemporaines de la justice pour montrer que la division genrée du travail ne résiste à aucun des critères de justice communément admis. Avant elle, Martha Nussbaum s’est appuyée sur la notion de vulnérabilité pour montrer que le monde du travail repose sur une représentation du travailleur comme un individu indépendant, ce qui invisibilise le fait qu’au cours de la vie nous avons tous·tes besoin, à différents degrés, qu’on prenne soin de nous. Or cette vulnérabilité, qui se manifeste de façon plus flagrante pendant l’enfance et la vieillesse, ce sont les travailleuses qui en portent le fardeau : ce sont quasi exclusivement les femmes qui interrompent leur carrière pour prendre en charge un enfant ou un parent malade.
En France, la philosophe Sandra Laugier a souligné les injustices causées par l’invisibilisation du travail de « care » (c’est-à-dire de soin et d’attention) réalisé par les femmes. Car l’immense majorité de ces métiers de service qui consistent à prendre soin des autres sont occupés par des femmes : elles représentent la quasi-totalité des aides à domicile, 87 % du personnel infirmier, 91 % des aides-soignant·es, 76 % des personnes travaillant en caisse ou à la vente… Les confinements ont jeté une lumière crue sur ce que les travaux féministes pointent depuis longtemps : la vie et l’indépendance des hommes et femmes des classes moyennes et aisées sont rendues possibles par le travail sous-payé, sous-déclaré, sous-protégé, de femmes majoritairement pauvres et non blanches.
Monnayer le partage du care ?
Ce dernier aspect est décisif : la critique du travail ménager non payé telle que l’ont formulée les féministes de la deuxième vague, de Simone de Beauvoir à Betty Friedan en passant par les féministes marxistes comme Silvia Federici ou Christine Delphy³, a conduit beaucoup de monde à penser qu’externaliser, et donc payer, ces tâches rendraient ce travail plus visible et moins oppressif.
Mais il suffit d’aller dans un square parisien en fin d’après-midi et de voir les « nounous » noires et les enfants blancs dont elles s’occupent pour comprendre que cette externalisation a des effets injustes. Comme l’ont montré les théoriciennes afro-féministes bell hooks et Angela Davis, elle permet aux femmes blanches et riches de travailler et de gagner leur indépendance au prix de l’exploitation d’autres femmes. Le vrai problème est le suivant : le travail du care est perçu comme un travail de femmes et à ce titre est déconsidéré et mal payé (souvenons-nous d’Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, qui déplorait en 2014 la « féminisation massive » du métier d’enseignant, qui avait selon lui « achevé de le déclasser⁴ »). Une vraie politique féministe du travail ne consiste pas à monnayer, toujours aussi mal, le travail ménager. Au contraire : elle doit faire comprendre aux hommes que le travail du care est important et qu’il doit être partagé par tous·tes si l’on veut vivre dans un monde plus juste. Ce qui implique un changement profond de l’organisation du travail payé : il faut que tout le monde ait le temps nécessaire pour s’occuper de soi et des sien·nes sans y laisser trimestres de cotisation et égalité salariale.
Philosophe féministe, Manon Garcia enseigne la philosophie morale et politique à l’Université libre de Berlin. Elle a dirigé l’anthologie Philosophie féministe. Patriarcat, savoirs, justice (Vrin 2021). Cette chronique est la deuxième d’une série de quatre.
- Lire la tribune collective « Coronavirus : il faut revaloriser les emplois et carrières à prédominance féminine », Le Monde, 18 avril 2020.
- Agentes territoriales spécialisées des écoles maternelles. Les Atsem assistent les enseignant·es dans la vie de la classe.
- Lire le débat « Faut-il rémunérer les tâches domestiques ? » dans La Déferlante n° 2 (mars 2022) et l’article de Lucie Tourette « Féministes, qui fait le ménage chez vous ? » dans La Déferlante n° 5 (juin 2021).
- Entretien donné au Figaro le 6 janvier 2014.