Aloïse Sauvage et Fatima Daas, la rage au cœur

Aloïse Sauvage est chanteuse, autrice de hits fémi­nistes. Fatima Daas a connu le succès avec un premier roman d’apprentissage lesbien. Réunies pour la première fois par La Déferlante, elles ont discuté de l’exposition média­tique, de l’amour des femmes, de l’art mais aussi de la force immense que leur donne le hip-hop. 
Publié le 1 février 2024
Aloïse Sauvage et Fatima Daas, à Paris, le 8 novembre 2023. Louise Quignon pour La Déferlante
Louise Quignon pour La Déferlante

Les barrières sont immé­dia­te­ment tombées. Aloïse Sauvage avait entre les mains le livre de Fatima Daas, La Petite Dernière, en version poche, et l’a ques­tion­née sur la réception de ce roman par le public et la critique.

ALOÏSE SAUVAGE Qu’est-ce que ça t’a fait d’être à ce point exposée dans les médias dès ton premier livre ? Tu as eu l’impression qu’on parlait de ton roman, ou juste du fait que tu étais une lesbienne d’origine algé­rienne en gros ?

 

FATIMA DAASJe n’étais pas vraiment préparée… Avec le recul, je réalise que ça a été très dur de parler d’écriture, de mon écriture. On me ramenait sans cesse aux thèmes abordés, on me disait « ce roman parle d’être lesbienne, d’être musulmane, et un peu de l’Algérie ». À la fois, je me pré­sen­tais comme lesbienne musulmane donc je n’avais pas envie de l’occulter, je voulais en parler. Mais pas d’une manière si réduc­trice ! J’avais passé près de trois ans sur ce texte, et d’un coup il m’échappait com­plè­te­ment. Des gens s’en sai­sis­saient en me donnant l’impression de ne pas l’avoir lu. L’exposition média­tique a donc été difficile à vivre, oui. Mais en parallèle, j’ai aussi rencontré le public en librairie, dans des festivals… Des moments qui font du bien, grâce auxquels tu te dis « OK, ce n’est pas que ça ». Tu y ren­contres des gens réel­le­ment touchés par ton texte, comme si ça parlait de leur vie. Ils posent donc des questions hyper intimes, hyper cash. C’est le jeu, puisque tu as ouvert cet espace. Il faut juste apprendre à doser pour ne pas en sortir épuisée. Là aussi, j’apprends.

ALOÏSE SAUVAGE J’ai le même ressenti quand je rencontre le public. En parlant de choses intimes, on ouvre clai­re­ment un espace. Par exemple, des filles qui te disent « la première fois que j’ai embrassé une fille, c’était sur ta chanson Joli danger », ou « j’ai réussi à parler à ma grand-mère et faire mon coming-out en lui faisant écouter Jimy ». C’est très beau ! En concert, on réalise aussi l’impact positif de ce qu’on crée, la joie que ça donne aux autres. Ça donne beaucoup de sens à ce que je fais. Mais je sens aussi que je dois apprendre à doser ma sincérité, à m’épancher à certains moments, avec mon public, et à me retenir davantage à d’autres… J’en ai assez, par exemple, de cet exercice imposé par les médias de devoir expliquer le féminisme en restant polie et souriante, sans jamais hausser le ton. Parce que c’est ça que je me farcis quand même, devoir dire : « Non mais vous savez, être anti­sexiste, ce n’est pas être anti-hommes. » C’est épuisant ! Tu as envie de dire au micro : « Mais faites votre part du travail, éduquez-vous. » J’en viens à me demander à quel point c’est néces­saire de s’exposer média­ti­que­ment. Parfois j’aimerais la jouer comme Mylène Farmer ou PNL, m’exposer le moins possible pour protéger ma santé mentale.

On vous rencontre pré­ci­sé­ment à un moment par­ti­cu­lier de vos vies d’artistes, hors tournée pro­mo­tion­nelle. Où en êtes-vous ?

FATIMA DAAS Je suis en train de terminer mon deuxième roman. J’ai mis pas mal de temps à m’y mettre, d’abord parce que j’ai été beaucoup sol­li­ci­tée avec La Petite Dernière, et parce qu’il fallait que je libère de l’espace mental et du temps. Cette première publi­ca­tion a généré un sentiment de colère très fort chez moi. On a beaucoup attendu de moi que je remercie l’école de la République, je devais être redevable. On avait sauvé la petite rebeue de banlieue, pour faire court. C’était d’autant plus pénible à entendre que j’ai eu un parcours scolaire compliqué. Il a fallu que je retrouve mon calme pour réussir à tra­vailler sur ce sujet. Mon deuxième livre va beaucoup parler de l’impact de l’école dans la vie de per­son­nages ado­les­cents racisés.

Fatima Daas par Louise Quignon pour La Déferlante

Fatima Daas par Louise Quignon pour La Déferlante

ALOÏSE SAUVAGE Dans ton premier roman, tu dis « je ». Tu parles à quelle personne dans celui-là ?

FATIMA DAAS À la troisième personne. Après tout ça, j’avais besoin de faire autre chose.

ALOÏSE SAUVAGE J’ai fait l’inverse, j’ai commencé par la troisième personne pour aller pro­gres­si­ve­ment vers le « je ». C’est pas simple le « je », pour se protéger.

FATIMA DAAS Forcément, avec le « je », tu t’exposes plus. Je l’ai utilisé comme un outil d’écriture. Mais il m’a pas mal étouffée. Jusqu’à avoir besoin d’explorer autre chose. C’est une démarche super inté­res­sante pour se renou­ve­ler. Après, je ne cache pas que j’ai tâtonné pendant un moment avant d’attraper ce que j’avais envie d’écrire. Et puis arrive ce moment stylé où c’est parti, plus personne ne peut t’arrêter, le texte commence à exister.


« On a beaucoup attendu de moi que je remercie l’école de la République, je devais être redevable. On avait sauvé la petite rebeue de banlieue. »

Fatima Daas


Et vous Aloïse, votre dernier album est sorti en 2022, où en êtes-vous aujourd’hui ?

ALOÏSE SAUVAGE Moi j’entame une petite pause, pour la première fois de ma vie je crois. Je sors tout juste d’une année et demie très intense, avec la sortie de mon deuxième album suivie d’une tournée qui s’est terminée début septembre et des tournages de films en parallèle. Je joue dans le premier long métrage de Reda Kateb qu’on a tourné cet été, il va sortir en 2024. C’est la première fois que j’ai le premier rôle. Ça se passe dans le milieu hos­pi­ta­lier, en immersion avec l’association Le Rire médecin qui inter­vient auprès des enfants malades et qui, dans cette fiction inspirée de faits réels, a été rebap­ti­sée Nez pour rire. J’en suis devenue marraine. Cette aventure a eu un gros impact sur ma vie per­son­nelle, j’attends que le film soit com­plè­te­ment bouclé pour pouvoir récupérer mon costume de clown et retourner de temps en temps à l’hôpital. Je tourne aussi dans la saison 2 de la série d’Ovidie, Des gens bien ordi­naires, pour Canal+, et d’autres beaux projets de tournage arrivent en 2024.

J’ai envie de prendre du temps pour ces projets de cinéma, de prendre du temps tout court. Je n’en ai pas été vraiment capable aupa­ra­vant. Je suis arrivée dans l’industrie musicale il y a cinq ans sans trop anticiper l’intensité et la violence du truc. J’ai pris un label, l’ai quitté, en ai trouvé un autre… À ce jour, je suis 100 % indé­pen­dante. La musique, c’est compliqué, tu gères une petite société. Le cinéma, à mon échelle, est plus récréatif. J’y mets mes tripes de la même façon, mais c’est moins de responsabilités.

Vous voulez prendre du recul par rapport à votre carrière dans la musique ?

ALOÏSE SAUVAGE Je suis en train d’accepter qu’Aloïse Sauvage – attention, je parle de moi à la troisième personne, c’est bizarre ! – est un projet artis­tique. Que ce n’est pas toute ma vie, pas tout à fait moi-même. J’ai toujours pensé et répété que je ne voulais pas être un produit marketing. Mais tout en étant la plus sincère possible dans ma musique, le public ne voit qu’une facette de moi, ne voit que le per­son­nage musical que je suis devenu. Le fait d’accepter ça est en train de me donner beaucoup de liberté artis­tique. La pos­si­bi­li­té de créer sans avoir besoin de plaire à ma copine, à mon père, à mes potes du break…

Fatima Daas, écrire pour prendre sa place

Fatima Daas, 28 ans, écrit depuis longtemps. La petite dernière d’une sororie de trois sœurs élevée dans les quartiers popu­laires de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) se souvient d’avoir d’abord adressé des lettres à une petite cousine décédée pour écrire tout ce qu’elle n’avait pas pu lui dire. Elle a une quinzaine d’années, et ce geste prend de plus en plus de place, jusqu’à réaliser que « c’est [sa] manière à [elle] de parler », comme elle l’explique à la presse en 2020 à la sortie de son premier roman remarqué – La Petite Dernière – publié aux éditions Noir sur blanc. Fatima Daas est le nom de son héroïne ado­les­cente, lesbienne, ban­lieu­sarde et musulmane, et devient son pseu­do­nyme, brouillant ainsi les pistes entre la bio­gra­phie et le roman. Car c’est avant tout l’écriture qui anime cette jeune femme élevée dans la religion musulmane, se décrivant comme asth­ma­tique, colérique, lesbienne, féministe inter­sec­tion­nelle, fière de sa banlieue d’origine, qui veut avant tout parler de celles et ceux qui ne trouvent pas leur place ou à qui on ne la donne pas. En chemin, Fatima Daas se nourrit de rap, de sa foi, de ses sœurs, de la fac, jusqu’au master de création lit­té­raire de l’université Paris 8 à Saint-Denis suivi entre 2017 et 2019 lui per­met­tant d’accoucher de ce premier roman. Elle travaille actuel­le­ment à l’écriture du deuxième, « qui va beaucoup parler de l’impact de l’école dans la vie de per­son­nages ado­les­cents racisés », comme elle nous l’a confié.

Aloïse et Fatima, l’écriture est au cœur de ce que vous produisez. Est-ce que vous écrivez tous les jours ?

ALOÏSE SAUVAGE En ce moment, je yogourte, je chantonne, mais je n’écris pas de musique. Ça aussi, c’est assez nouveau. Après, le moment est très par­ti­cu­lier. On est assailli·es d’informations, il y a trop peu de silence…

FATIMA DAAS Oui, c’est compliqué en ce moment la vie… Je dégage le peu de temps que j’ai pour écrire.

On est dans le contexte d’une guerre menée par Israël contre Gaza qui bou­le­verse et divise beaucoup. Comment est-on artiste dans ces moments-là, à quoi sert-on ?

FATIMA DAAS C’est difficile à dire… Je ne suis pas sûre, de manière générale, que mon travail aide quiconque. Ni qu’il m’aide moi-même. Même si ça m’arrive quand je lis des livres qui me touchent d’avoir le sentiment d’être moins seule. Mais ces temps-ci, je me sens très impuis­sante et fra­gi­li­sée. Dès que j’en ai l’occasion, je vais aux mani­fes­ta­tions et actions en faveur du cessez-le-feu, contre la colo­ni­sa­tion, pour la libé­ra­tion de la Palestine. C’est important pour moi de témoigner mon soutien au peuple pales­ti­nien. Le silence, l’inaction me ren­draient folle. J’ai envie de croire en une lutte col­lec­tive même si tout est bouché… J’ai besoin d’être au contact de personnes qui partagent cette révolte, parce que les discours racistes, isla­mo­phobes, anti­sé­mites en France sont omni­pré­sents et m’affectent au quotidien. J’ai l’impression que je n’arrive plus à vivre en France.

C’est un constat terrible.

FATIMA DAAS Oui, il y a de quoi devenir fou.

Il y a des ailleurs ?

FATIMA DAAS On cherche…


« J’estime que s’en prendre au rap est classiste et raciste. Le rap n’est pas à part, le sexisme, la misogynie, la culture du viol sont abso­lu­ment partout. »

Fatima Daas


ALOÏSE SAUVAGE Je me sens tota­le­ment impuis­sante… J’ai arrêté les réseaux, la télé, parce que je n’y arrive plus du tout. Je m’informe autrement, plus lentement, avec des articles ou repor­tages bien construits. Et je prends davantage soin de ma petite bulle, de mon cercle proche. On se ques­tionne sur les vies qu’on mène, les combats qu’on veut mener ensemble, comment garder espoir. À vrai dire, je sens énor­mé­ment de colère. Il faut que je la digère pour que ça me mène quelque part artis­ti­que­ment. En attendant, bizar­re­ment, quand j’ai un petit élan créatif, c’est plus léger que d’habitude. C’est mon corps qui chante. Je sens que j’ai besoin de vibrer et de me connecter plus sim­ple­ment à mes sen­sa­tions, de parler de nos liens d’amour. On a besoin de douceur.

Après je reste persuadée que l’art est politique et qu’il engage quiconque le propose. À ma petite échelle, c’est bien la musique, le cirque, la danse qui m’ont permis de m’émanciper, de sortir de mon micro­cosme. Je pense que l’art peut aider, soigner, je veux y croire. C’est un outil pour se connecter, même phy­si­que­ment. On a d’abord besoin de ça, de beau, pour ne pas perdre notre humanité, encore plus en situation de conflit.

Le rappeur algérien Tif sur scène lors du festival L’Boulevard en novembre 2023, à Casablanca, au Maroc.Milla Morisson / Hans Lucas

Le rappeur algérien Tif sur scène lors du festival L’Boulevard en novembre 2023, à Casablanca, au Maroc.
Milla Morisson / Hans Lucas

Vous venez d’exprimer votre colère. Comment la vivez-vous ?

ALOÏSE SAUVAGE Jusqu’à récemment, je ne savais vraiment pas l’extérioriser. Je voyais la colère comme un aveu de faiblesse. Je pense que c’est lié à mon histoire familiale. Je viens d’une famille où l’on esquive le conflit, qui est vu comme une chose terrible. Alors que les conflits sont parfois essen­tiels et même répa­ra­teurs. Je le comprends seulement main­te­nant, je change… Et toi, Fatima ?

FATIMA DAAS Ah, je suis vénère moi !

ALOÏSE SAUVAGE Je pense aussi qu’enfant, ça sortait par le corps, le break, qui m’a aidée à exté­rio­ri­ser tout ce qui me tra­ver­sait sans forcément que je m’en rende compte à l’époque. D’autant que le break est une danse de combat, reven­di­ca­tive. J’ai commencé à danser quand j’avais une dizaine d’années, un peu avant d’entrer au collège, dans deux crews dif­fé­rents. On s’entraînait à la MJC du Mée-sur-Seine, à la maison de quartier de Melun, derrière le centre com­mer­cial de Carré Sénart à Lieusaint… On préparait des battles ou des shows, j’y ai passé tellement de temps ! Je me sentais appar­te­nir à une famille, je calmais mon corps et mon tem­pé­ra­ment d’hyperactive grâce à cette pratique.

FATIMA DAAS Enfant, j’ai beaucoup gardé ma colère pour moi, je l’ai contrôlée, inté­rio­ri­sée, alors que parfois j’avais juste envie de péter les plombs. Mais j’ai compris que certaines avaient le droit de se mettre en colère, d’autres non. Quand une personne racisée se met en colère, c’est souvent « trop », on est sys­té­ma­ti­que­ment perçue comme dan­ge­reuse, agressive, violente. J’ai senti qu’en tant que femme nord-africaine, j’avais moins d’espace pour dire ma colère. J’ai donc tout fait pour rester dans le contrôle, en per­ma­nence, mais ça étouffe, et au bout d’un moment ça pète… L’écriture m’a aidée. Le rap aussi m’a beaucoup aidée, tout au long de ma vie. C’est un truc qui sauve. En ce moment j’écoute énor­mé­ment Tif, un rappeur algérien, mais aussi Limsa d’Aulnay, Isha, et Eesah Yasuke.


« Je suis devenue une repré­sen­ta­tion lesbienne sans m’être construite avec des repré­sen­ta­tions lesbiennes. »

Aloïse Sauvage


ALOÏSE SAUVAGE Dans le rap, la colère est là, elle n’est pas feinte. Moi aussi, j’ai accroché avec le rap dès l’enfance, rien qu’en raison de l’énergie, sans capter les paroles, d’autant que j’écoutais beaucoup de rap américain en com­men­çant la danse. Ensuite, j’ai plongé dans le rap français, je me suis éduquée musi­ca­le­ment grâce à lui. Ado, j’ai beaucoup écouté Diam’s et aussi Keny Arkana, une meuf bien en colère. Plein de rappeuses conti­nuent de m’inspirer. Je pense à Babysolo33, qui fait du rap alter­na­tif, à Lala &ce et à Meryl, des chan­teuses pop aux influences hip-hop, mais aussi à Kae Tempest dans l’univers du spoken word.

Le rap vous rassemble. Même s’il n’est pas toujours tendre avec les femmes et avec les lesbiennes ?

FATIMA DAAS J’estime que s’en prendre au rap est classiste et raciste. Le rap n’est pas à part, le sexisme, la misogynie, la culture du viol sont abso­lu­ment partout. Pourquoi cette musique devrait être plus exem­plaire que le reste de la société ?

Parce qu’on peut être exigeant avec tout le monde…

FATIMA DAAS La question mérite clai­re­ment d’être posée, je ne dis pas qu’il ne faut pas réfléchir à ce qui se passe dans le rap. Mais ça dépend vraiment du rap que tu écoutes. On peut choisir le rap qu’on a envie d’écouter et décider de ne pas écouter ce qui nous heurte. On ne peut pas poser une grosse analyse sur­plom­bante sur le rap en entier. Le rap est multiple et il ne se résume pas à de l’homophobie et du sexisme. J’écoute majo­ri­tai­re­ment des rappeurs hommes et je ne culpa­bi­lise pas, et je ne me sens pas moins féministe. Le rap m’a sauvé la vie. Soit tu kiffes, soit tu kiffes pas le rap.

ALOÏSE SAUVAGE C’est impos­sible de géné­ra­li­ser, il y a 1 001 façons de faire du rap. Il y a des chansons dans les­quelles les gars parlent de leur relation avec les meufs de manière infâme. Je pense que c’est souvent un simple exercice de style, d’ego-trip. Parfois ça me passe au-dessus, parfois non. Moi je choisis d’écouter des sons qui ne me heurtent pas et il y a assez de pro­duc­tions pour pouvoir en écouter quo­ti­dien­ne­ment. Je note même une évolution, avec pas mal de rappeurs qui sortent du schéma viriliste. Je pense à Disiz, Alpha Wann, Luidji, Tuerie, So La Lune, Rounhaa, Laylow, Josman… J’en veux aux médias qui ont pu contri­buer à construire cette image sexiste et viriliste du rap, teintée de mépris de classe, parce qu’on ne parle quasiment jamais de la misogynie des autres genres musicaux. Tous les contenus mains­tream, également dans la lit­té­ra­ture ou le cinéma, nous four­nissent depuis des lustres des schémas de séduction qui reposent sur un système sexiste et violent. Ils condi­tionnent nos désirs, nos paroles.


« L’art peut aider, soigner, je veux y croire. C’est un outil pour se connecter, même phy­si­que­ment. On a d’abord besoin de ça, de beau, pour ne pas perdre notre humanité. »

Aloïse Sauvage


Aloïse Sauvage, votre musique appar­tient à la culture hip-hop, considérez-vous que vous rappez ?

ALOÏSE SAUVAGE Je fais de la pop avec une influence rap, j’en apprécie toujours autant la scansion, l’énergie. Mais non, je ne prétends pas rapper. Peut-être parce que je me suis toujours sentie le cul entre deux chaises, quelque part entre ce qu’on attend de moi et ce que j’aime faire. En raison de ma blanchité, on voudrait que je fasse autre chose que du rap. On ne comprend pas que j’y sois attachée.

J’aime écrire, je viens de banlieue, j’ai des parents profs, j’ai le profil de la bonne élève, j’aime sin­cè­re­ment le rap et le break. C’est tout ça à la fois, comme une espèce de métissage qui a pris forme dans la banlieue pavillon­naire, au Mée-sur-Seine dans le 77. Je ne vais pas me plaindre de mes pri­vi­lèges, mais ça me situe à une place inat­ten­due. Je le ressens très fortement dans certains trai­te­ments médiatiques.

La chanteuse martiniquaise Meryl ouvre le festival de Saint-Brieuc Art Rock en mai 2023. PHOTOPQR /LE TÉLÉGRAMME / Marina Chélin / MAXPPP

La chanteuse mar­ti­ni­quaise Meryl ouvre le festival de Saint-Brieuc Art Rock en mai 2023.
PHOTOPQR /LE TÉLÉGRAMME / Marina Chélin / MAXPPP

On entend votre envie de reven­di­quer le mélange et la nuance, de ne pas être réduites à un ter­ri­toire ou à la pro­fes­sion de vos parents. De votre côté, qu’en dites-vous Fatima ?

FATIMA DAAS Malheureusement, on est obligé·es de porter ce qu’on repré­sente. Par exemple, on a tous et toutes une couleur de peau. On la porte, qu’on le veuille ou non. Moi je suis une personne racisée, parce que je subis le racisme et que je suis perçue comme musulmane ou comme « arabe » par les autres. Les gens me situent par rapport à ça. Ils parlent de notre travail à partir de ça, ils ne nous voient que sous ce prisme. Toi, Aloïse, tu vas être perçue comme une femme blanche lesbienne… Après, quand on parle de notre travail, on essaie d’amener de la nuance, de la com­plexi­té, mais ce n’est pas simple. Je pense que le plus important c’est de revenir à soi, à ce qu’on a envie de dire de notre travail, à ce qu’on a envie de faire. Toi, tu as envie de te dire rappeuse ?

ALOÏSE SAUVAGE Non pas spé­cia­le­ment, j’ai plus confiance en moi main­te­nant, j’ai juste envie de produire mon art sans être dans une espèce de sur-politesse ! Et toi, tu as parfois l’impression d’être consi­dé­rée comme « la meuf en jogging qui, quand même, sait écrire » ?!

FATIMA DAAS Je me coltine pas mal de clichés clai­re­ment : être une meuf sauvée par l’école, sauvée par la France, parce qu’en Algérie, mon livre n’aurait pas pu voir le jour… Et puis cette histoire d’être lesbienne et musulmane, vue comme tota­le­ment impos­sible. Alors que j’avais pré­ci­sé­ment l’impression de raconter l’inverse avec La Petite Dernière. Le bouquin raconte l’histoire de quelqu’un qui a eu du mal à réussir à allier les deux mais qui vit, qui rit, qui a des potes ! Au bout du compte, j’ai surtout compris que c’était impos­sible de parler de l’islam calmement.

Vous avez aussi passé pas mal de temps sur les bancs de la fac, Fatima, vous voulez bien nous raconter ?

FATIMA DAAS J’ai fait une licence de lettres modernes, puis j’ai postulé à un master de création lit­té­raire à Paris 8 Saint-Denis. On était un groupe d’une vingtaine d’étudiant·es, à disposer de deux ans pour écrire notre projet. Moi, c’est là que j’ai commencé à écrire. Pour autant, je ne me sens pas être le « produit » de ce master. Il m’a avant tout donné du temps et un cadre pour écrire, j’y ai rencontré des ami·es, j’ai pu partager mon texte avec eux et vice-versa. J’y ai tissé un lien par­ti­cu­lier avec l’enseignante et écrivaine que j’avais choisie pour m’encadrer, Christine Montalbetti. Elle lisait mon texte, on se voyait, on en parlait. Et puis j’ai rencontré mon éditrice Brigitte Bouchard à ma sou­te­nance. J’ai aimé sa manière de parler de mon roman, je lui ai fait confiance. C’est bien que ce genre de masters existe, ils sont peu nombreux en France, et plutôt destinés à des gens qui écrivent déjà.

DONNEZ-NOUS DU RAP

Fatima Daas et Aloïse Sauvage ont rythmé l’entretien de réfé­rences musicales. Tout en haut de sa playlist, Fatima Daas place Tif, rappeur algérien dont le premier album, 1,6, est sorti en mars 2023, puis Limsa d’Aulnay et Isha, deux rappeurs venant de cosigner l’album Bitume caviar (volume 1). Y figure encore Eesah Yasuke, rappeuse émergente ori­gi­naire de Roubaix (Nord). Aloïse Sauvage dresse une liste de jeunes chan­teuses fran­çaises aux influences hip-hop dont les créations récentes l’inspirent. On y trouve la Bordelaise Babysolo 33, Lala &ce et son titre Bon temps, Meryl qui chante à la fois en français et créole mar­ti­ni­quais. Elle met également à l’honneur des rappeurs qui réin­ventent les codes du genre par leurs textes et leurs clips tels que Laylow (auteur de Logiciel triste), So La Lune, et Rounhaa.
Quand les deux artistes se replongent dans le son de leur ado­les­cence, il est bien sûr question de Diam’s et de Keny Arkana, autrice du titre coup de poing La Rage, mais aussi de Rim’K, l’un des fon­da­teurs du collectif Mafia K’1 Fry, et de Sniper, groupe ayant produit le fameux Gravé dans la roche. Fatima Daas et Aloïse Sauvage men­tionnent enfin le rap américain des années 2000 qui s’infiltre dans leur foyer respectif grâce aux grandes sœurs et grands frères, de 50 Cent à Ja Rule.

 

Aloïse, vous avez passé beaucoup de temps au conser­va­toire, entourée d’instruments. Que sont-ils devenus ?

ALOÏSE SAUVAGE Ils sont rangés dans des boîtes qui prennent la poussière ! C’est vrai que j’ai beaucoup donné au conser­va­toire, comme activité extra­s­co­laire, de 8 à 18 ans. C’était intense, à un moment donné, je faisais même trois ins­tru­ments : flûte tra­ver­sière, batterie, saxophone ! Et puis c’est fina­le­ment le break dance qui m’a com­plè­te­ment embarquée, matrixée… J’ai aussi beaucoup donné au théâtre amateur en fin d’adolescence. Ce sont des milieux artis­tiques très dif­fé­rents, mais j’ai tout fait à fond, de manière pas­sion­née, un peu obses­sion­nelle. Personne ne m’a forcée ! Je voulais faire de la flûte quand mes frères et sœurs évo­luaient dans des sphères très dif­fé­rentes. Peut-être que j’intégrerai la flûte tra­ver­sière à un titre un jour, j’aimerais bien…

Y avait-il de la musique dans vos maisons d’enfance ?

ALOÏSE SAUVAGE Mon frère écoutait Skyrock. Mon père était à fond dans la culture Télérama, FIP radio, il accu­mu­lait les CD de jazz. Ma mère écoutait plutôt de la chanson française.

FATIMA DAAS Le rap, toujours ! Dans les années fin 1990 et 2000, j’étais entourée par la musique de mes cousins et de mes grandes sœurs : Ja Rule, 50 Cent, Puff Daddy, Rim’K, Fonky Family, Sniper… J’ai moins de souvenirs de la musique qu’écoutaient mes parents, je me souviens juste que mon père chantait souvent Ya Rayah de Rachid Taha.

Aloïse Sauvage par Louise Quignon pour La Déferlante

Aloïse Sauvage par Louise Quignon pour La Déferlante

Y a‑t-il des lieux nocturnes que vous inves­tis­sez, des lieux festifs et militants qui comptent pour vous ? 

FATIMA DAAS Il y a des moments où j’en ai besoin, d’autres moins. Une bonne fête selon moi, c’est du bon son et des gens sympas. J’ai beaucoup fréquenté La Mutinerie [bar queer trans et féministe à Paris], j’y vais un peu moins maintenant.

ALOÏSE SAUVAGE Je ne fais pas beaucoup la fête, je me suis très peu construite avec les lieux de la nuit militante. Je suis devenue une repré­sen­ta­tion lesbienne sans m’être construite avec des repré­sen­ta­tions les­biennes. J’ai découvert ces endroits une fois out et j’ai été out en même temps que ma média­ti­sa­tion démarrait, alors j’ai dû ramener à moi beaucoup de connais­sance dans un temps court pour avoir une prise de parole intel­li­gible et intel­li­gente. J’ai découvert que j’étais lesbienne « in front of people » ! Maintenant, je me retrouve dans ces lieux nocturnes côté scène, pour y performer, par exemple comme à la Wet For Me [lors d’une soirée lesbienne organisée les 21 et 22 avril 2023 par le collectif Barbi(e)turix].

Être outée en étant média­ti­sée, est-ce aussi comme ça que ça s’est passé pour vous, Fatima ?

FATIMA DAAS Dans mon entourage proche, les gens savaient déjà.

ALOÏSE SAUVAGE Ah moi, y compris dans mon cercle rapproché, des gens ont découvert que j’étais lesbienne en même temps que mon premier EP, avec certaines chansons comme Jimy et Omowi. Mais ce n’est pas parce que je l’ai caché pendant quinze ans, c’est parce que ma première histoire d’amour est tardive, elle arrive deux ans avant d’écrire cet album… Avant, ça n’existait pas pour moi. Je faisais du break. Je ne pensais pas à ça. J’avais un retard quand même, il faut bien le dire. Et quand l’EP est sorti, je me suis retrouvée à devoir répondre à des questions sur ma sexualité tout en étant en train de me construire, ce n’était pas simple. Les dis­cus­sions avec ma petite sœur, lesbienne aussi, qui avait plus de vécu, m’ont beaucoup aidée. Je pouvais être très naïve au début, à donner un peu trop de ma vie intime.

Aloïse Sauvage, une artiste complète

Entre le chant, la danse, les ins­tru­ments, le cirque, la comédie… Aloïse Sauvage, 31 ans, s’est taillé une vie de cabaret dès l’enfance. Un univers unique à l’ambiance joyeuse, aux rythmes hip-hop, où le verbe est haut et féministe. Ses aventures com­mencent pourtant dans un envi­ron­ne­ment rela­ti­ve­ment banal, dans une ville pavillon­naire de la grande banlieue pari­sienne, au Mée-sur-Seine en Seine-et-Marne, entourée d’une fratrie aimante et de parents « profs » comme elle le résume (un père docu­men­ta­liste, une mère cheffe d’établissement). Peu attirée par la nature envi­ron­nante, elle se nourrit de toutes les res­sources cultu­relles dis­po­nibles : le conser­va­toire à partir de l’école primaire, où elle apprend le saxophone, la flûte tra­ver­sière et la batterie ; la maison locale des jeunes où elle tombe amoureuse du break­dance au début de l’adolescence – et pour longtemps ; le théâtre amateur au lycée… En 2011, bac en poche, Aloïse Sauvage entre à l’Académie Fratellini, dont elle sort trois ans plus tard diplômée des arts du cirque, spé­cia­li­té acrodanse. Prête à commencer sa vie d’artiste, sur plusieurs fronts : le cirque, le cinéma, bientôt la musique. Elle tourne pour la première fois dans un long métrage en 2015 dans Mal de pierres réalisé par Nicole Garcia. Puis elle joue Éva, une militante d’Act Up-Paris, dans 120 bat­te­ments par minute de Robin Campillo, primé à de multiples reprises. Elle enchaîne avec des projets musicaux très per­son­nels, lui per­met­tant notamment d’affirmer son homo­sexua­li­té : un premier EP en 2019, Jimy, suivi de son premier album Dévorantes (2020), puis Sauvage (2022), jusqu’au nouvel EP Club des étranges en 2023. En 2024, on la retrou­ve­ra sur les écrans dans son premier rôle principal dans le film Sur un fil réalisé par Reda Kateb.

 

Faites-vous face à de la lesbophobie ?

ALOÏSE SAUVAGE Sur les réseaux sociaux, il y a des com­men­taires qui sont un mélange de sexisme et d’homophobie. Ça porte sur mes codes ves­ti­men­taires, mes attitudes, qui je suis… Mais je n’ai pas subi de vagues de cybe­rhar­cè­le­ment comme Bilal [Hassani] a pu en connaître.

FATIMA DAAS J’ai constam­ment droit à des com­men­taires racistes et isla­mo­phobes, moins sur le fait d’être lesbienne. Comme si je n’étais pas une vraie lesbienne. Dans la hié­rar­chie des haines, c’est l’islam en premier.

Qui vous accom­pagne, vous protège ? Avez-vous une bande, une famille choisie ?

ALOÏSE SAUVAGE Je suis très proche de ma famille, qui est assez excep­tion­nelle, mes parents, ma sœur et mon frère. Ma sœur est un modèle pour moi, elle m’aide à affirmer et défendre mon identité, à avoir une parole publique là-dessus. Et puis j’ai un autre noyau dur de potes qui date d’avant mon entrée dans l’industrie de la musique et du cinéma. J’ai gardé ce lien et j’y tiens, c’est ma base.

FATIMA DAAS Pas mal de femmes m’ont contactée direc­te­ment pour me soutenir après la sortie de La Petite Dernière. Je pense à Maboula Soumahoro, Faïza Guene, Bintou Dembélé. Ces femmes ont eu de l’expérience avant moi, elles ont eu les mêmes dif­fi­cul­tés. D’entendre des gens te dire « Ne t’inquiète pas, on sait ce qui se passe, on te comprend, ne lâche rien », ça change tout. Je suis toujours en lien avec elles, c’est la famille. Elle s’ajoute à ma famille de sang, mes sœurs et ma mère, ma compagne, les femmes de ma vie. •

1992

Naissance d’Aloïse Sauvage en Seine-et-Marne (77), où elle grandit au Mée-sur-Seine.

1995

Naissance de Fatima Daas à Saint-Germain-en-Laye (78). Elle grandit à Clichy-sous-Bois (93).

2015

Premier rôle d’Aloïse Sauvage dans un long métrage, Mal de pierres, de Nicole Garcia.

2017

Fatima Daas intègre le master de création lit­té­raire de l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis.

2020

Parution du premier roman de Fatima Daas, La Petite Dernière.

Sortie du premier album d’Aloïse Sauvage, Dévorantes.

2022

Sortie du deuxième album d’Aloïse Sauvage, Sauvage.

2023

La Petite Dernière est en cours d’adaptation ciné­ma­to­gra­phique par la réa­li­sa­trice Hafsia Herzi.

2024

Sortie du long métrage Sur le fil de Reda Kateb, dans lequel Aloïse Sauvage tient le premier rôle.

 

Entretien réalisé le 8 novembre 2023 par Iris Derœux, jour­na­liste indé­pen­dante et membre du comité éditorial de La Déferlante, dans les locaux de l’usine Springcourt, à Paris.

Avorter : Une lutte sans fin

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°13 Avorter, paru en mars 2024. Consultez le sommaire.

Dans la même catégorie