Mélissa Laveaux, c’est vous qui avez eu envie d’échanger avec Jeanne Added. Pourquoi ?
MÉLISSA LAVEAUX Tout ce que je connais de toi, Jeanne, me plaît : ton franc-parler, ta grille de lecture féministe… Je me suis dit que la discussion serait cool !
JEANNE ADDED J’essaie d’être alignée tant que je peux. Et je dirais la même chose de toi, Mélissa : je ne vois pas de distance entre l’artiste et la personne privée. J’admire ta musique, et en particulier ton jeu de guitare, ta façon hyper originale et fichtrement efficace de t’accompagner, autant que ta générosité et ton engagement sans bornes.
Mélissa, vous jouez de la guitare électrique ; Jeanne, de la basse : vous envoyez du lourd comme instrumentistes. Or, on ne déborde pas de modèles d’artistes dans votre genre…
MÉLISSA LAVEAUX Clairement, la première fois que je t’ai vue sur scène, Jeanne, je me suis dit : « Ah, c’est trop cool, une meuf qui joue de la basse et qui chante en même temps ! »
Il y en a d’autres bien sûr, je pense notamment à la chanteuse et compositrice étasunienne Esperanza Spalding¹, mais ça reste vraiment plutôt rare.
JEANNE ADDED Je me situe vraiment très, très, très loin d’Esperanza Spalding ! Je suis surtout chanteuse, et d’ailleurs je ne joue quasiment plus de basse sur scène maintenant : je préfère danser ! C’est un autre mode d’expression qui m’est cher. J’ai mis du temps à l’apprivoiser et à l’accepter. Je pense que c’est là depuis l’enfance puisque mon choc musical initial c’est West Side Story. Le chant est venu plus rapidement, je l’ai tout de suite embrassé très fort, mais la danse, le corps en tout cas, ce satané corps, ça a été beaucoup plus long.
MÉLISSA LAVEAUX Jeanne, est-ce que tu connais la chanson Mon corps de la chanteuse canadienne Ariane Moffatt ?
JEANNE ADDED Non.
[Mélissa Laveaux tapote sur son portable et lance le morceau, qu’elles écoutent toutes les deux :
« Quoi faire avec mon corps / Lui visser des Vuitton aux talons / Pour le confort
Quoi faire avec mon corps / Le vendre, le donner / Ou jouer avec son genre
Quoi faire avec mon corps / Le guérir, le blesser / Le punir ou le gaver d’animaux morts
Je vieillirai avec / Que ça me plaise ou non… »]
MÉLISSA LAVEAUX Il y a une réflexion importante sur l’embodiment² qui est en train d’émerger grâce au féminisme. Moi qui suis du genre à passer énormément de temps à me dissocier de mon corps, je trouve ça important. J’en suis au point où si je pouvais jouer avec un sac en papier sur la tête, je le ferais, pour être sûre que le public ne vient que pour ma musique ! J’ai envie que les gens écoutent mon texte, qu’ils soient concentrés sur son essence. Je ne veux surtout pas sentir de regards sexualisants sur moi, qui ne me donnent ni valeur ni pouvoir.
JEANNE ADDED Quand j’ai commencé la scène, je m’habillais tout en noir pour disparaître. Je venais du milieu du jazz, où le chant est mal vu – ce qui, au passage, est sexiste puisque les chanteurs sont le plus souvent des chanteuses –, et je tenais à ce qu’on écoute uniquement ma musique, qu’on ne me regarde surtout pas comme une jolie plante verte à côté du piano. Cela dit, aujourd’hui encore, je porte du noir sur scène et si tu me demandes de m’habiller en blanc demain pour un concert, je vais galérer parce que j’ai vraiment besoin d’avoir la sensation d’être cachée dans un coin sombre.
Mais j’ai quand même gagné en confiance vis-à-vis de ma propre musique. Je sais maintenant qu’elle existe. Du coup, il y a une légèreté qui arrive : du jeu et de la danse. Je dirais même que la scène est aujourd’hui l’endroit où je n’ai plus de problème à être regardée. Autant les interactions sociales sont compliquées pour moi – être sexualisée dans l’espace public est un enfer, quelque chose que je ne sais pas du tout gérer –, autant la scène est un endroit où tout est possible. Parce que c’est un espace que j’ai organisé, travaillé et défini : j’y suis chez moi. C’est l’endroit où je respire.
« Si je pouvais jouer avec un sac en papier sur la tête, je le ferais pour être sûre que le public ne vient que pour ma musique ! Je ne veux surtout pas sentir de regards sexualisants, qui ne me donnent ni valeur ni pouvoir. »
Mélissa Laveaux
MÉLISSA LAVEAUX Moi, je me force à monter sur scène parce que j’ai l’impression que si je ne le fais pas, je vais être effacée… Je n’ai pas un corps – ni un visage – normé. Des femmes noires, foncées de peau, queer, qui ne sont pas minces et qui montent sur scène, il n’y en a pas 50 000 ! Du coup, je le fais par devoir, parce que des gamines vont me voir et dire ensuite : « Moi aussi je peux faire ça ! »
Vous avez toutes les deux la volonté de maîtriser la mise en scène de vos représentations publiques, autant que la production de votre musique. Comment vous y prenez-vous ?
MÉLISSA LAVEAUX C’est venu assez vite et, en même temps, ça a pris des années… Quand il a fallu réaliser la pochette de mon deuxième album, Dying is a Wild Night, aux alentours de 2012, mon label de l’époque a conseillé une photographe. J’ai regardé son travail : elle ne savait pas photographier les peaux noires et n’avait affaire qu’à des mannequins. Après le shooting, le label a dû se rendre à l’évidence : il n’y avait aucune photo qu’on pouvait utiliser. J’étais vraiment déçue. Je crois que ça a commencé comme ça : j’ai voulu avoir le dernier mot à la fois sur ma musique et sur l’image que je véhicule. J’ai donc trouvé une photo de la photographe Tatiana Plotnikova : un veau tout blanc devant un groupe de rennes en Sibérie dans la nuit. Le veau est éclairé uniquement par un flash et c’est trop beau. C’est devenu la pochette de l’album, même si le label ne trouvait pas ça vendeur.
Ensuite, j’ai voulu créer un spectacle musical autour de Jeanne Duval, la compagne de Baudelaire, parce qu’elle était haïtienne et parce qu’on ne parle jamais d’elle, en particulier du fait qu’elle soit métisse. Le label a carrément refusé. J’ai réalisé que je n’allais jamais être heureuse si je continuais à travailler comme ça. Je me suis donc rapprochée d’une manageuse pour sortir de ce schéma et je suis progressivement devenue indépendante.
« Être sexualisée dans l’espace public est un enfer, quelque chose que je ne sais pas du tout gérer, mais sur scène je suis chez moi. C’est l’endroit où je respire. »
Jeanne Added
Mama Forgot Her Name Was Miracle, sorti en avril 2022, est donc le premier album que vous avez entièrement produit. Qu’est-ce que ça signifie concrètement ?
MÉLISSA LAVEAUX J’ai utilisé les recettes de mes tournées précédentes pour financer l’album. C’est donc la première fois que je suis propriétaire du master [l’enregistrement original], qu’il n’appartient pas à un label. Je suis cheffe d’une microentreprise et je coédite l’album avec ma manageuse, Oriana Convelbo.
Jeanne, vous avez le même degré d’indépendance ?
JEANNE ADDED Depuis mon dernier album, By Your Side, je suis coproductrice de mon disque et de mes tournées avec mon label et mon tourneur. Avant, j’étais en contrat d’artiste traditionnel. C’est sain d’avancer vers une relation plus équilibrée. Je n’en suis plus à mon premier album, et c’est normal qu’à un moment donné mon statut juridique, économique et social, la manière dont les recettes sont partagées évolue. J’avais extrêmement besoin d’eux au tout début de ma carrière, ça change un peu au bout du troisième album.
Est-ce que vous diriez que c’est le sens de l’histoire ?
JEANNE ADDED En ce moment, beaucoup de jeunes artistes ne passent même plus par la case « contrat d’artiste » ni label. Ils ou elles montent carrément toute leur structure, sont complètement indépendant·es et s’autoéditent. Zéro money pour les intermédiaires. On voit beaucoup ça dans le rap.
MÉLISSA LAVEAUX Le cas du hip-hop est hyper intéressant parce qu’on parle de gens qui prennent des risques, souvent sans avoir de soutien familial pour se retourner au cas où. Je pense par exemple à la rappeuse franco-ivoirienne Lala &ce, qui a monté sa propre structure, &ce Recless.
JEANNE ADDED On évolue dans une industrie qui a, historiquement, volé énormément aux artistes !
MÉLISSA LAVEAUX Et qui continue ! Les artistes qui composent, écrivent ou performent touchent au maximum 10 % des recettes de tout ce qui est généré grâce à leur musique. Beyoncé n’échappe pas à la règle.
Existe-t-il, notamment en France, des actions collectives ayant pour but de faire bouger les lignes ?
JEANNE ADDED Il y a clairement un défaut de communauté en musique, ce qui n’est pas vrai dans d’autres métiers artistiques. Le statut protecteur dont les musiciens et les musiciennes bénéficient en France – le statut d’intermittence –, mais aussi le réseau d’infrastructures publiques culturelles, est le résultat des mobilisations des techniciens et techniciennes du cinéma dans les années 1960 et 1970, et de la syndicalisation des métiers du cinéma et du théâtre. Il y a, dans le milieu musical, un truc très individualiste dont on n’arrive pas à se défaire. C’est un peu moins vrai aux États-Unis : dans les années 1960, si tu n’avais pas ta carte du syndicat quand tu faisais du jazz, tu ne pouvais jouer nulle part. Ça a créé une culture collective.
MÉLISSA LAVEAUX Je voudrais quand même insister sur le fait que les choses bougent davantage dans le milieu de la musique indépendante que dans les majors. Regarde ce que fait le label Fraca!!!³ par exemple : il a été créé par des meufs pour des meufs. On trouve aussi plein d’artistes dont les groupes partagent des studios ou lancent des soirées ensemble. Il y a une prise de conscience qu’il est nécessaire de répartir les ressources. C’est super !
Le mouvement #MusicToo, lancé à la fin de 2020 dans la foulée de #MeToo, a permis de dénoncer les violences sexistes et sexuelles dans le milieu musical. En ressentez-vous les effets ?
MÉLISSA LAVEAUX C’est compliqué… Avec mes amies musiciennes, on plaisante parfois sur notre « blow job moment » : c’est quand quelqu’un te propose du temps de studio contre une pipe, par exemple. Ça arrive souvent en début de carrière, quand tu n’as pas de ressources pour enregistrer tes titres. C’est vraiment dégueulasse, mais quand tu en parles ouvertement avec des meufs à qui c’est arrivé, tu réalises qu’elles ont encore souvent du mal à dire que c’était problématique.
JEANNE ADDED Ça peut prendre une éternité de se rendre compte qu’il y a eu dérapage ou agression. On a tellement intégré qu’on doit supporter, subir.
Quelles formes prennent les violences sexistes auxquelles vous êtes exposées désormais ?
MÉLISSA LAVEAUX On m’explique encore, au moins une fois par mois, comment fonctionne l’ampli que j’utilise depuis treize ans. Et quand je signale qu’il est cassé, personne n’y croit vraiment : il faut attendre que mon ingénieur du son vienne sur scène et dise [elle prend une grosse voix] : « C’est cassé. »
JEANNE ADDED J’ai l’impression que les meufs instrumentistes sont celles qui se prennent les pires trucs, comme si elles n’étaient vraiment pas à leur place. En fait, dans l’esprit des gens, l’instrumentiste est forcément un homme !
MÉLISSA LAVEAUX Pendant le confinement, un super luthier m’a offert une guitare. À chaque fois que je la sors de sa housse sur scène, je sens le niveau de respect qui monte. Parce que, avant ça, on dirait que les autres musiciens sont dans le doute. Je me retrouve toujours à devoir prouver mes compétences, alors que j’ai tellement mieux à faire !
Parlons de vos textes et de vos messages : revendiquez-vous de faire de la musique militante ?
MÉLISSA LAVEAUX Oui ! Je la revendique comme personnelle et je trouve que tout ce qui est personnel peut être militant, surtout si tu as une vie qui ne suit pas nécessairement le chemin imposé. On s’attend à ce que, en tant que lesbienne, immigrante, fille d’immigrant·es, je suive un chemin particulier. Mes parents voulaient que je sois avocate ou médecin, mais je n’ai pas pu faire ça. C’est comme ça que j’ai commencé à écrire : pour raconter des trucs hyper personnels.
JEANNE ADDED La réponse de Mélissa est magnifique : c’est parce que c’est personnel que c’est militant.
MÉLISSA LAVEAUX J’aime écrire à partir d’expériences très spécifiques : une histoire intime, comme une tentative de suicide, un cauchemar ou une crise d’asthme. Ou bien des histoires d’autres personnes qui sont liées à la mienne. À partir de là, ça peut devenir une histoire universelle. Par exemple, pendant plusieurs années, j’ai géré le centre de ressources pour les femmes de mon campus et notamment la ligne d’écoute pour des victimes d’agression. Ça a énormément nourri mes premières chansons qui sont militantes, au sens où ce n’est pas une musique forcément facile à écouter, mais elle peut apporter du réconfort à des personnes qui ont vécu des épreuves.
Votre avant-dernier album, Radyo Siwèl, était une ode à de vieux chants haïtiens engagés. C’est encore une autre catégorie : celle des hymnes qui portent les luttes.
MÉLISSA LAVEAUX Pour cet album-là, j’ai repris des chansons qui sont chantées, depuis deux cents ans, par les révolutionnaires haïtiens. Je tenais à parler spécifiquement de la période de l’occupation militaire de l’île par les États-Unis, entre 1915 et 1934. Ces chansons, imprégnées de références vaudoues, étaient interdites et malgré tout chantées, par esprit de contestation, devant les soldats. Le vaudou est une religion très ouverte sur les questions sexuelles, sur les sujets liés au genre et à l’expression du désir. Sa pratique était, en elle-même, quelque chose de militant. L’un des textes, par exemple, parle de sexe, de plaisir, de bonheur, et en l’écoutant, je me suis dit : « Regarde un peu, il y a des gens qui réclament leur indépendance en parlant de plaisir ! » Je trouve ça très fort. J’ai beaucoup aimé travailler sur cet album : ça m’a pris huit ans de travail, de lectures, de recherches et ça m’a forcée à puiser dans ma mémoire, dans l’enfance.
Jeanne, vous aimeriez écrire un hymne ?
JEANNE ADDED Je n’ai pas assez confiance en moi pour dire : « C’est par là qu’on va, les gars, suivez-moi ! » Je ne suis pas comme ça. C’est pour cela que j’aime bien l’idée que le militantisme passe par l’intime. Mais ce n’est pas évident parce que la manière d’apprendre la musique, en Europe, impose certaines définitions du « beau », du « valable ». Pour atteindre ce qui est personnel, il faut justement tourner le dos à ces définitions et aller regarder ce qui se passe à l’intérieur [elle pose la main sur son sternum]. Moi, quand j’ai entamé ce processus, ça m’a mise dans une rage folle de voir tout ce qui, en moi, ne m’appartenait pas. Faire le tri est un travail sans fin, qui m’a mise dans de grandes colères !
Et puis à un moment donné, j’ai trouvé un moyen d’avancer. J’ai défait certaines choses, accepté aussi d’en garder d’autres qui ne sont pas à moi. Ce processus se remet en route à chaque session d’écriture.
Parmi vos chansons, y en a‑t-il une qui raconte mieux que les autres ce processus ?
JEANNE ADDED Radiate est l’un de mes morceaux les plus personnels, que ce soit dans l’écriture, la forme, la mélodie, la ligne de basse, l’arrangement, et puis dans ce que ça raconte [lire notre encadré page 18]. La phrase que j’aime bien dedans, c’est « I am in danger to be the danger », je suis en danger de devenir le danger.Ça raconte justement ma colère. Mon dernier disque, By Your Side, est aussi rempli de morceaux très, très personnels. De toute façon, si ce n’est pas personnel, ça ne sort pas.
La romancière Alice Zeniter a publié, cet été, un essai intitulé Toute une moitié du monde, dans lequel elle dénonce le fait qu’il n’existe que peu de modèles de femmes fortes et épanouies dans la littérature. Ces modèles existent-ils dans le monde de la musique ?
JEANNE ADDED Au tout début de ma carrière il y a eu Abbey Lincoln et Ella Fitzgerald. Et un peu plus tard, tout droit sorties des années 1990 et 2000, Peaches et Courtney Love ont mis un gros coup de pied dans la porte et me l’ont ouverte. Je me reconnaissais à la fois dans leur musique et dans leurs textes. J’admirais l’énergie qu’elles déployaient pour sortir d’elles-mêmes. Elles m’ont transmis une urgence dans laquelle j’ai pu me lover et depuis laquelle j’ai osé, moi aussi, écrire mes propres morceaux.
MÉLISSA LAVEAUX J’ai eu plein de modèles du côté de la littérature. Lorsque j’étais petite, je suis tombée sur le roman autobiographique de Maya Angelou Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage. Puis il y a eu la lecture de L’Œil le plus bleu, de Toni Morrison. J’ai ensuite découvert Audre Lorde quand je suis arrivée à la fac. À vrai dire, toutes celles que j’aime sont tatouées sur moi ! [Elle montre ses bras.] Il y a ici Audre Lorde en impératrice qui dit : « I am deliberate and afraid of nothing » [Je suis volontaire et je n’ai peur de rien], ou encore Octavia E. Butler, une de mes autrices afro de science-fiction favorites. Je voudrais aussi mentionner Jackie Shane, qui était une chanteuse trans des années 1950, à Toronto, à une époque où se travestir et porter des vêtements de femmes, alors qu’on était perçue comme homme, valait la prison.
Ces personnes m’ont montré, assez tôt, qu’il existait un espace où il était possible de se déconstruire. Et j’ai pu grandir grâce à elles, en me disant que c’est tellement plus fun de ne pas être dans un moule ! Mon grand regret est de ne pas avoir eu la chance d’aller dans une école de musique. Ma mère refusait de me payer des cours de piano. La première guitare que j’ai touchée était pourrie. J’ai appris à jouer avec des livres et sur Internet, en faisant des imitations de mauvaise qualité !
Jeanne, vous avez souvent affirmé dans des interviews que vous vous sentiez privilégiée. Vous venez de Reims, vous avez grandi dans une famille plutôt bourgeoise, est-ce que vous accepteriez de vous raconter un peu plus ?
JEANNE ADDED Ma mère était assistante sociale et mon père comédien. Je n’ai manqué de rien et surtout j’ai eu accès à de la culture, à beaucoup de culture. Ce n’était pas tant de la bourgeoisie d’argent qu’un monde relié à la connaissance et à plein de choses qui forment l’esprit, le regard, et la sensibilité. Ce qui est une chance.
MÉLISSA LAVEAUX Je suis jalouse ! Mes parents ne m’emmenaient jamais au musée : ils n’avaient pas le temps, car ils travaillaient énormément, notamment pour pouvoir nous envoyer à l’école privée. J’ai surtout fréquenté la bibliothèque. Je me souviens de ma première comédie musicale : c’était Carmen. Mais pas Carmen de Bizet : le Carmen Jones d’Otto Preminger avec un casting entièrement noir américain avec Pearl Bailey, Dorothy Dandridge et Harry Belafonte dans les rôles principaux !
On a l’impression que vous avez parcouru un long chemin intellectuel pour devenir les artistes que vous êtes aujourd’hui. Comment s’est opérée cette mue ?
MÉLISSA LAVEAUX Chacun de mes albums marque une mue. Le premier, Camphor & Copper, en 2008, était une version améliorée de titres enregistrés au Canada avec très peu d’argent : j’y parle de mes premières amours et d’écriture. Le second album, je l’ai composé à Paris, dans la première colocation que j’ai eue dans ma vie, après avoir quitté le Canada et fait mon coming out auprès de ma famille. Ça s’était très mal passé : un prêtre a essayé de me dissuader en chantant une messe, ma mère m’a traitée de démon et m’a rejetée… Le titre de l’album, Dying is a Wild Night, fait référence à la citation de la poétesse Emily Dickinson : « Dying is a wild night and a new road » [Mourir est une nuit sauvage et une nouvelle route]. Chacune des chansons fait écho à l’une de mes petites morts, à une transformation.
Dans mon troisième album, Radyo Siwèl, en 2018, j’avais envie de parler du fait d’être queer et haïtienne et de ne pas le présenter comme des choses dissociées. Je ne peux pas dire que je suis haïtienne sans dire que je suis queer ! Quant au dernier, Mama Forgot Her Name Was Miracle, en 2022, je voulais y réunir mes héroïnes, et crier « Freedom ! » [Liberté !] Il correspond au moment où j’ai commencé à créer ma boîte, et où j’ai arrêté de me dire que certaines choses m’étaient impossibles.
Pourquoi vous ne pouvez pas dire que vous êtes haïtienne sans dire que vous êtes queer ?
MÉLISSA LAVEAUX À un moment donné, j’en ai eu assez de toutes ces représentations de personnes queer comme étant des personnes blanches, mais aussi d’entendre régulièrement : « Ah mais être lesbienne et haïtienne, ça doit être vraiment dangereux ! » La plupart des personnes queer que je connais sont noires ou racisées… Tous ces propos ont d’autant moins de sens que les religions traditionnelles en Haïti sont ouvertes aux différentes sexualités. Et c’est la même chose chez beaucoup de peuples premiers en Afrique, qui reconnaissent différentes identités de genre.
« Un jour, je me suis dit : “Fuck it : j’arrête de me battre avec cette identité de meuf, je me présente au monde comme j’ai envie de me présenter.” Je me revois descendant la rue de Belleville, à Paris, en gros tee-shirt-bermuda et godillots, fière et hilare de plaisir. »
Jeanne Added
Jeanne, peut-on parler de vos moments de transformation ?
JEANNE ADDED Mon plus grand moment de mue, c’est le passage d’interprète à autrice-compositrice. Au départ, je ressentais juste la nécessité absolue d’arrêter de faire ce qu’on me demandait de faire. Arrêter de chanter pour les autres et protéger cet endroit-là de moi dont je commençais à deviner qu’il était précieux. Comme un combustible qu’on doit économiser. Chanter en anglais a sans doute été un outil pour y parvenir, en attendant d’être prête pour la suite.
Forcément, il y a un monde entre la Jeanne de 2015 et celle de maintenant. Je ne suis plus du tout la même personne que lorsque j’ai écrit mon premier album, Be Sensational. Je pense que chaque disque est le témoignage d’une époque particulière. Et « muer », c’est vraiment un bon terme parce que, album après album, on quitte d’anciennes versions de soi-même. C’est passionnant à vivre, et plus ça va, plus c’est sympa. Je pense d’ailleurs que ça s’entend dans By Your Side. Le sérieux s’estompe un peu, et une certaine légèreté, qui n’existait pas avant, apparaît.
Avec vos cheveux courts, vos vêtements androgynes et sombres et vos mises en scène, vous brouillez depuis le début les codes de genre. Est-ce une façon de vous affranchir ?
JEANNE ADDED [Après un silence] Les mois précédant mes 30 ans, je faisais des angoisses de mort à répétition. J’étais persuadée que j’allais mourir et que tout allait s’arrêter. Évidemment je ne suis pas morte et la Terre a continué à tourner. Et puis il y eut ce jour précis où je me suis dit : « Fuck it : j’arrête de me battre avec cette identité de meuf, je me présente au monde comme j’ai envie de me présenter. » Je me revois descendant la rue de Belleville, à Paris, en gros tee-shirt-bermuda et godillots, fière et hilare de plaisir. Ça a l’air de pas grand-chose comme ça, c’est sans doute très peu, mais je ne suis pas revenue en arrière et ça m’a protégée. Je sais d’ailleurs aujourd’hui que tous les aspects de ma vie – le fait de faire ma musique, d’être ma propre boss, d’être la boss de mon équipe, d’avoir choisi les personnes avec qui je travaille – ont été organisés autour de moi, de manière inconsciente, pour me protéger de cet environnement social violent.
Pour vous protéger de la violence des hommes, de leur domination ?
JEANNE ADDED Oui, sans doute. Et ça marche. Entre les cheveux courts, la façon dont je m’habillais, et maintenant ma position sociale, ça m’a protégée pendant des années et ça continue.
MÉLISSA LAVEAUX À quel moment c’est un choix et à quel moment c’est une stratégie de survie ?
Jeanne Added Je crois que c’est les deux. Je suis capable de l’analyser maintenant, mais à la base, c’était simplement comme ça que j’étais à l’aise : ce qui me permettait de sortir dans la rue en étant tranquille, et en me sentant bien dans mes baskets. Mais c’est en train de bouger, je gagne en souplesse. Je suis quand même en robe sur ma putain de pochette de disque ! [Elle rit.]
Qu’est-ce que vous faites de ces voix critiques disant que vous vous appropriez injustement les codes lesbiens ?
JEANNE ADDED Je n’ai pas vraiment de réponse à ça. Ce que je peux dire, c’est que mon effort de sincérité est quotidien, que j’ai une reconnaissance infinie envers toutes les personnes qui ont le courage de vivre leur vérité en dehors des injonctions du genre. Je trouve que le futur se trouve à cet endroit, là où il y a justement un certain flou et où les définitions se dissolvent. En tout cas, c’est à ça que j’aspire, et en attendant je fais ce que je peux.
MÉLISSA LAVEAUX Ce qui est rigolo, c’est que si toi, tu as eu des gens qui t’ont accusée de faire du queerbaiting⁴, moi j’ai eu des gens qui m’ont critiquée pour ne pas avoir l’air assez lesbienne ! Je ne suis pas mince, j’ai des hanches et un énorme cul, je n’ai pas le physique correspondant à ce qui est cool dans la communauté lesbienne en France. Il y a énormément de grossophobie dans ce milieu. Bref, il y a toujours quelqu’un qui est là pour te dire que tu ne fais pas bien les choses.
Il y a un sujet politique crucial, c’est celui du racisme en France. Y a‑t-il des chansons et des textes qui vous semblent importants sur ce sujet en France ?
JEANNE ADDED Je pense à Nuit de Sandra Nkaké ou à Ma gueule de Camélia Jordana, qui est une chanson magnifique :
« J’ai dans le sang un peu d’histoire /
un peu de vent… tu sais
Y a dans mon sang de la route et du temps /
Y a des fois où je me sens seule
Y a des fois où j’ai peur de ma gueule /
ma gueule d’étranger
Ma gueule qui sait pas où aller, ma gueule… »
MÉLISSA LAVEAUX Je pense surtout à la musique de la rappeuse Casey, qui parle du racisme qu’elle a vécu et de la violence policière qu’ont endurée ses potes. Je crois que chaque personne racisée qui a essayé de construire une vie en dehors des limites assez restreintes qu’on lui a fixées en paie les frais. C’est comme la taxe qu’a dû payer Haïti pour sa liberté⁵. Du coup, quand on parle de textes antiracistes, moi je vois des combats, je vois Solitude, l’esclave⁶, je vois des guerrières enceintes en train de se battre, je vois ma grand-mère avec sa machette – parce que tu n’es pas une grand-mère haïtienne si tu n’as pas ta pipe et ta machette ! Je veux faire l’éloge de ces femmes-là. Autant que de Jeanne d’Arc d’ailleurs. Parce que c’est incroyable qu’elle soit récupérée par la droite : elle n’a rien à voir avec eux. Elle prenait des drogues hallucinogènes, elle se travestissait et se battait. C’était une sorcière ! S’ils l’avaient eue devant eux, c’est précisément elle, l’héroïne, qu’ils auraient brûlée.
On vous a déjà entendue dire que votre arrivée en France vous avait fait l’effet d’une claque. Qu’en diriez-vous aujourd’hui ?
MÉLISSA LAVEAUX C’est autant une claque sur le racisme que sur le sexisme ou les violences sexuelles. Par exemple, les livres de Bastien Vivès⁷ ne sont tout simplement pas légaux au Canada. « Des histoires de pédocriminalité ? Ah ben non, on ne va pas publier ça » : point à la ligne. Quant au racisme, il est encore très présent : je le sens dans tous les espaces où on me laisse entrer. Ça va du technicien qui répond à mon bassiste, haïtien également, « pa ni problème » avec un accent antillais, « pour rire », jusqu’au fait de me décerner un prix dans la catégorie « musiques du monde ». Si une artiste blanche jouait la même musique que moi, elle n’obtiendrait pas un prix « musiques du monde » ! On lui dirait : « Waouh, ce travail d’ethnomusicologie que vous faites ! Voilà une bourse de 5 000 euros pour donner un colloque à l’université. » Au passage, il n’y a qu’en France où des gens viennent m’expliquer, à moi, l’histoire d’Haïti…
JEANNE ADDED Il y a un mansplaining⁸ version…
MÉLISSA LAVEAUX … version whitesplaining, oui, c’est hallucinant ! Et c’est assez pauvre, du coup, parce que la plupart des Français·es ne connaissent pas vraiment l’histoire des liens de domination entre la France et Haïti ! Le Canada a son propre racisme et a sa propre violence policière. On vit dans un monde de « blanquiarcat », partout. Mais la France est particulière. On n’est pas encore sorti des Enfers ! •
Entretien réalisé à Paris par Iris Derœux, journaliste et membre du comité éditorial de La Déferlante, et Marion Pillas, corédactrice en chef de la revue, le 15 décembre 2022.
1. Esperanza Spalding est une contrebassiste, bassiste et chanteuse de jazz née en 1984.
2. On peut traduire ce terme par « présence à soi », c’est-à-dire une attention particulière donnée notamment par les femmes à leur expérience physique et corporelle.
3. Fondé, en 2018 par trois musiciennes, ce label indépendant assure « faire en sorte que les artistes puissent vivre de leur musique » en leur proposant des pourcentages représentant le double de ceux pratiqués habituellement.
4. Littéralement : « appât à queers ». Pratique utilisée par les producteur·ices de contenus culturels consistant à attirer une audience LGBT+ en faisant usage d’allusions ou de symboles propres à la culture queer.
5. En 1825, le roi de France Charles X concède l’indépendance de son ancienne colonie contre une indemnité de 150 millions de francs-or, au titre du dédommagement des anciens colons. Haïti mettra 125 ans à honorer sa dette et ne s’en relèvera jamais complètement.
6. Cette esclave, figure emblématique de la rébellion de 1802 en Guadeloupe, est devenue un personnage littéraire sous la plume de l’écrivain André Schwartz-Bart, en 1972.
7. En décembre 2022, de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer certains propos et certaines œuvres de l’auteur de BD Bastien Vivès. Lire notre focus page 52.
8. Concept féministe qui désigne une situation dans laquelle un homme explique à une femme quelque chose qu’elle sait déjà , voire dont elle est experte. De là, « white » signifiant « blanc·he », le whitesplaining.