Jeanne Added & Mélissa Laveaux : les mutantes

L’ une a délaissé le jazz pour une pop-rock minérale. L’ autre fait infuser ses influences haï­tiennes dans un rock inclas­sable. Jeanne Added et Mélissa Laveaux ont en commun d’avoir pris la main sur la pro­duc­tion de leur musique, mais aussi de ques­tion­ner le sté­réo­type de la chanteuse lisse et sexy. Pour La Déferlante, elles échangent sur leurs pratiques musicales et sur les luttes qu’il reste à mener contre les violences sexistes et sexuelles dans l’ industrie des musiques actuelles.
Publié le 12 avril 2023
Mélissa Laveaux et Jeanne Added, lors de la rencontre pour La Déferlante 10 « Danser »
Mélissa Laveaux (à gauche) et Jeanne Added dans les locaux de l’usine Spring Court, à Paris, le 15 décembre 2022. © Florence Brochoire

Mélissa Laveaux, c’est vous qui avez eu envie d’échanger avec Jeanne Added. Pourquoi ?

MÉLISSA LAVEAUX Tout ce que je connais de toi, Jeanne, me plaît : ton franc-parler, ta grille de lecture féministe… Je me suis dit que la dis­cus­sion serait cool !

Tu es autrice, mais aussi pro­duc­trice de ton travail, tu as énor­mé­ment de pouvoir sur ce que tu fais, donc je sais que ce franc-parler n’a rien d’une posture.

JEANNE ADDED J’essaie d’être alignée tant que je peux. Et je dirais la même chose de toi, Mélissa : je ne vois pas de distance entre l’artiste et la personne privée. J’admire ta musique, et en par­ti­cu­lier ton jeu de guitare, ta façon hyper originale et fich­tre­ment efficace de t’accompagner, autant que ta géné­ro­si­té et ton enga­ge­ment sans bornes.

Mélissa, vous jouez de la guitare élec­trique ; Jeanne, de la basse : vous envoyez du lourd comme ins­tru­men­tistes. Or, on ne déborde pas de modèles d’artistes dans votre genre…

MÉLISSA LAVEAUX Clairement, la première fois que je t’ai vue sur scène, Jeanne, je me suis dit : « Ah, c’est trop cool, une meuf qui joue de la basse et qui chante en même temps ! »
Il y en a d’autres bien sûr, je pense notamment à la chanteuse et com­po­si­trice éta­su­nienne Esperanza Spalding¹, mais ça reste vraiment plutôt rare.

JEANNE ADDED Je me situe vraiment très, très, très loin d’Esperanza Spalding ! Je suis surtout chanteuse, et d’ailleurs je ne joue quasiment plus de basse sur scène main­te­nant : je préfère danser ! C’est un autre mode d’expression qui m’est cher. J’ai mis du temps à l’apprivoiser et à l’accepter. Je pense que c’est là depuis l’enfance puisque mon choc musical initial c’est West Side Story. Le chant est venu plus rapi­de­ment, je l’ai tout de suite embrassé très fort, mais la danse, le corps en tout cas, ce satané corps, ça a été beaucoup plus long.

MÉLISSA LAVEAUX Jeanne, est-ce que tu connais la chanson Mon corps de la chanteuse cana­dienne Ariane Moffatt ?

JEANNE ADDED Non.

[Mélissa Laveaux tapote sur son portable et lance le morceau, qu’elles écoutent toutes les deux :
« Quoi faire avec mon corps / Lui visser des Vuitton aux talons / Pour le confort
Quoi faire avec mon corps / Le vendre, le donner / Ou jouer avec son genre
Quoi faire avec mon corps / Le guérir, le blesser / Le punir ou le gaver d’animaux morts
Je vieilli­rai avec / Que ça me plaise ou non… »]

MÉLISSA LAVEAUX Il y a une réflexion impor­tante sur l’embo­di­ment² qui est en train d’émerger grâce au féminisme. Moi qui suis du genre à passer énor­mé­ment de temps à me dissocier de mon corps, je trouve ça important. J’en suis au point où si je pouvais jouer avec un sac en papier sur la tête, je le ferais, pour être sûre que le public ne vient que pour ma musique ! J’ai envie que les gens écoutent mon texte, qu’ils soient concen­trés sur son essence. Je ne veux surtout pas sentir de regards sexua­li­sants sur moi, qui ne me donnent ni valeur ni pouvoir.

JEANNE ADDED Quand j’ai commencé la scène, je m’habillais tout en noir pour dis­pa­raître. Je venais du milieu du jazz, où le chant est mal vu – ce qui, au passage, est sexiste puisque les chanteurs sont le plus souvent des chan­teuses –, et je tenais à ce qu’on écoute uni­que­ment ma musique, qu’on ne me regarde surtout pas comme une jolie plante verte à côté du piano. Cela dit, aujourd’hui encore, je porte du noir sur scène et si tu me demandes de m’habiller en blanc demain pour un concert, je vais galérer parce que j’ai vraiment besoin d’avoir la sensation d’être cachée dans un coin sombre.

Mais j’ai quand même gagné en confiance vis-à-vis de ma propre musique. Je sais main­te­nant qu’elle existe. Du coup, il y a une légèreté qui arrive : du jeu et de la danse. Je dirais même que la scène est aujourd’hui l’endroit où je n’ai plus de problème à être regardée. Autant les inter­ac­tions sociales sont com­pli­quées pour moi – être sexua­li­sée dans l’espace public est un enfer, quelque chose que je ne sais pas du tout gérer –, autant la scène est un endroit où tout est possible. Parce que c’est un espace que j’ai organisé, travaillé et défini : j’y suis chez moi. C’est l’endroit où je respire.


« Si je pouvais jouer avec un sac en papier sur la tête, je le ferais pour être sûre que le public ne vient que pour ma musique ! Je ne veux surtout pas sentir de regards sexua­li­sants, qui ne me donnent ni valeur ni pouvoir. »

Mélissa Laveaux


MÉLISSA LAVEAUX Moi, je me force à monter sur scène parce que j’ai l’impression que si je ne le fais pas, je vais être effacée… Je n’ai pas un corps – ni un visage – normé. Des femmes noires, foncées de peau, queer, qui ne sont pas minces et qui montent sur scène, il n’y en a pas 50 000 ! Du coup, je le fais par devoir, parce que des gamines vont me voir et dire ensuite : « Moi aussi je peux faire ça ! »

Vous avez toutes les deux la volonté de maîtriser la mise en scène de vos repré­sen­ta­tions publiques, autant que la pro­duc­tion de votre musique. Comment vous y prenez-vous ?

MÉLISSA LAVEAUX C’est venu assez vite et, en même temps, ça a pris des années… Quand il a fallu réaliser la pochette de mon deuxième album, Dying is a Wild Night, aux alentours de 2012, mon label de l’époque a conseillé une pho­to­graphe. J’ai regardé son travail : elle ne savait pas pho­to­gra­phier les peaux noires et n’avait affaire qu’à des man­ne­quins. Après le shooting, le label a dû se rendre à l’évidence : il n’y avait aucune photo qu’on pouvait utiliser. J’étais vraiment déçue. Je crois que ça a commencé comme ça : j’ai voulu avoir le dernier mot à la fois sur ma musique et sur l’image que je véhicule. J’ai donc trouvé une photo de la pho­to­graphe Tatiana Plotnikova : un veau tout blanc devant un groupe de rennes en Sibérie dans la nuit. Le veau est éclairé uni­que­ment par un flash et c’est trop beau. C’est devenu la pochette de l’album, même si le label ne trouvait pas ça vendeur.

Ensuite, j’ai voulu créer un spectacle musical autour de Jeanne Duval, la compagne de Baudelaire, parce qu’elle était haïtienne et parce qu’on ne parle jamais d’elle, en par­ti­cu­lier du fait qu’elle soit métisse. Le label a carrément refusé. J’ai réalisé que je n’allais jamais être heureuse si je conti­nuais à tra­vailler comme ça. Je me suis donc rap­pro­chée d’une manageuse pour sortir de ce schéma et je suis pro­gres­si­ve­ment devenue indépendante.


« Être sexua­li­sée dans l’espace public est un enfer, quelque chose que je ne sais pas du tout gérer, mais sur scène je suis chez moi. C’est l’endroit où je respire. »

Jeanne Added


Mama Forgot Her Name Was Miracle, sorti en avril 2022, est donc le premier album que vous avez entiè­re­ment produit. Qu’est-ce que ça signifie concrètement ?

MÉLISSA LAVEAUX J’ai utilisé les recettes de mes tournées pré­cé­dentes pour financer l’album. C’est donc la première fois que je suis pro­prié­taire du master [l’enregistrement original], qu’il n’appartient pas à un label. Je suis cheffe d’une microen­tre­prise et je coédite l’album avec ma manageuse, Oriana Convelbo.

Jeanne, vous avez le même degré d’indépendance ?

JEANNE ADDED Depuis mon dernier album, By Your Side, je suis copro­duc­trice de mon disque et de mes tournées avec mon label et mon tourneur. Avant, j’étais en contrat d’artiste tra­di­tion­nel. C’est sain d’avancer vers une relation plus équi­li­brée. Je n’en suis plus à mon premier album, et c’est normal qu’à un moment donné mon statut juridique, éco­no­mique et social, la manière dont les recettes sont partagées évolue. J’avais extrê­me­ment besoin d’eux au tout début de ma carrière, ça change un peu au bout du troisième album.

Est-ce que vous diriez que c’est le sens de l’histoire ?

JEANNE ADDED En ce moment, beaucoup de jeunes artistes ne passent même plus par la case « contrat d’artiste » ni label. Ils ou elles montent carrément toute leur structure, sont com­plè­te­ment indépendant·es et s’autoéditent. Zéro money pour les inter­mé­diaires. On voit beaucoup ça dans le rap.

MÉLISSA LAVEAUX Le cas du hip-hop est hyper inté­res­sant parce qu’on parle de gens qui prennent des risques, souvent sans avoir de soutien familial pour se retourner au cas où. Je pense par exemple à la rappeuse franco-ivoirienne Lala &ce, qui a monté sa propre structure, &ce Recless.

JEANNE ADDED On évolue dans une industrie qui a, his­to­ri­que­ment, volé énor­mé­ment aux artistes !

MÉLISSA LAVEAUX Et qui continue ! Les artistes qui composent, écrivent ou per­forment touchent au maximum 10 % des recettes de tout ce qui est généré grâce à leur musique. Beyoncé n’échappe pas à la règle.

Existe-t-il, notamment en France, des actions col­lec­tives ayant pour but de faire bouger les lignes ?

JEANNE ADDED Il y a clai­re­ment un défaut de com­mu­nau­té en musique, ce qui n’est pas vrai dans d’autres métiers artis­tiques. Le statut pro­tec­teur dont les musiciens et les musi­ciennes béné­fi­cient en France – le statut d’intermittence –, mais aussi le réseau d’infrastructures publiques cultu­relles, est le résultat des mobi­li­sa­tions des tech­ni­ciens et tech­ni­ciennes du cinéma dans les années 1960 et 1970, et de la syn­di­ca­li­sa­tion des métiers du cinéma et du théâtre. Il y a, dans le milieu musical, un truc très indi­vi­dua­liste dont on n’arrive pas à se défaire. C’est un peu moins vrai aux États-Unis : dans les années 1960, si tu n’avais pas ta carte du syndicat quand tu faisais du jazz, tu ne pouvais jouer nulle part. Ça a créé une culture collective.

MÉLISSA LAVEAUX Je voudrais quand même insister sur le fait que les choses bougent davantage dans le milieu de la musique indé­pen­dante que dans les majors. Regarde ce que fait le label Fraca!!!³ par exemple : il a été créé par des meufs pour des meufs. On trouve aussi plein d’artistes dont les groupes partagent des studios ou lancent des soirées ensemble. Il y a une prise de conscience qu’il est néces­saire de répartir les res­sources. C’est super !

Le mouvement #MusicToo, lancé à la fin de 2020 dans la foulée de #MeToo, a permis de dénoncer les violences sexistes et sexuelles dans le milieu musical. En ressentez-vous les effets ?

MÉLISSA LAVEAUX C’est compliqué… Avec mes amies musi­ciennes, on plaisante parfois sur notre « blow job moment » : c’est quand quelqu’un te propose du temps de studio contre une pipe, par exemple. Ça arrive souvent en début de carrière, quand tu n’as pas de res­sources pour enre­gis­trer tes titres. C’est vraiment dégueu­lasse, mais quand tu en parles ouver­te­ment avec des meufs à qui c’est arrivé, tu réalises qu’elles ont encore souvent du mal à dire que c’était problématique.

JEANNE ADDED Ça peut prendre une éternité de se rendre compte qu’il y a eu dérapage ou agression. On a tellement intégré qu’on doit supporter, subir.

Quelles formes prennent les violences sexistes aux­quelles vous êtes exposées désormais ?

MÉLISSA LAVEAUX On m’explique encore, au moins une fois par mois, comment fonc­tionne l’ampli que j’utilise depuis treize ans. Et quand je signale qu’il est cassé, personne n’y croit vraiment : il faut attendre que mon ingénieur du son vienne sur scène et dise [elle prend une grosse voix] : « C’est cassé. »

JEANNE ADDED J’ai l’impression que les meufs ins­tru­men­tistes sont celles qui se prennent les pires trucs, comme si elles n’étaient vraiment pas à leur place. En fait, dans l’esprit des gens, l’instrumentiste est forcément un homme !

MÉLISSA LAVEAUX Pendant le confi­ne­ment, un super luthier m’a offert une guitare. À chaque fois que je la sors de sa housse sur scène, je sens le niveau de respect qui monte. Parce que, avant ça, on dirait que les autres musiciens sont dans le doute. Je me retrouve toujours à devoir prouver mes com­pé­tences, alors que j’ai tellement mieux à faire !

Parlons de vos textes et de vos messages : revendiquez-vous de faire de la musique militante ?

MÉLISSA LAVEAUX Oui ! Je la reven­dique comme per­son­nelle et je trouve que tout ce qui est personnel peut être militant, surtout si tu as une vie qui ne suit pas néces­sai­re­ment le chemin imposé. On s’attend à ce que, en tant que lesbienne, immi­grante, fille d’immigrant·es, je suive un chemin par­ti­cu­lier. Mes parents voulaient que je sois avocate ou médecin, mais je n’ai pas pu faire ça. C’est comme ça que j’ai commencé à écrire : pour raconter des trucs hyper personnels.

JEANNE ADDED La réponse de Mélissa est magni­fique : c’est parce que c’est personnel que c’est militant.

MÉLISSA LAVEAUX J’aime écrire à partir d’expériences très spé­ci­fiques : une histoire intime, comme une tentative de suicide, un cauchemar ou une crise d’asthme. Ou bien des histoires d’autres personnes qui sont liées à la mienne. À partir de là, ça peut devenir une histoire uni­ver­selle. Par exemple, pendant plusieurs années, j’ai géré le centre de res­sources pour les femmes de mon campus et notamment la ligne d’écoute pour des victimes d’agression. Ça a énor­mé­ment nourri mes premières chansons qui sont mili­tantes, au sens où ce n’est pas une musique forcément facile à écouter, mais elle peut apporter du réconfort à des personnes qui ont vécu des épreuves.

Votre avant-dernier album, Radyo Siwèl, était une ode à de vieux chants haïtiens engagés. C’est encore une autre catégorie : celle des hymnes qui portent les luttes.

MÉLISSA LAVEAUX Pour cet album-là, j’ai repris des chansons qui sont chantées, depuis deux cents ans, par les révo­lu­tion­naires haïtiens. Je tenais à parler spé­ci­fi­que­ment de la période de l’occupation militaire de l’île par les États-Unis, entre 1915 et 1934. Ces chansons, impré­gnées de réfé­rences vaudoues, étaient inter­dites et malgré tout chantées, par esprit de contes­ta­tion, devant les soldats. Le vaudou est une religion très ouverte sur les questions sexuelles, sur les sujets liés au genre et à l’expression du désir. Sa pratique était, en elle-même, quelque chose de militant. L’un des textes, par exemple, parle de sexe, de plaisir, de bonheur, et en l’écoutant, je me suis dit : « Regarde un peu, il y a des gens qui réclament leur indé­pen­dance en parlant de plaisir ! » Je trouve ça très fort. J’ai beaucoup aimé tra­vailler sur cet album : ça m’a pris huit ans de travail, de lectures, de recherches et ça m’a forcée à puiser dans ma mémoire, dans l’enfance.

Jeanne, vous aimeriez écrire un hymne ?

JEANNE ADDED Je n’ai pas assez confiance en moi pour dire : « C’est par là qu’on va, les gars, suivez-moi ! » Je ne suis pas comme ça. C’est pour cela que j’aime bien l’idée que le mili­tan­tisme passe par l’intime. Mais ce n’est pas évident parce que la manière d’apprendre la musique, en Europe, impose certaines défi­ni­tions du « beau », du « valable ». Pour atteindre ce qui est personnel, il faut justement tourner le dos à ces défi­ni­tions et aller regarder ce qui se passe à l’intérieur [elle pose la main sur son sternum]. Moi, quand j’ai entamé ce processus, ça m’a mise dans une rage folle de voir tout ce qui, en moi, ne m’appartenait pas. Faire le tri est un travail sans fin, qui m’a mise dans de grandes colères !
Et puis à un moment donné, j’ai trouvé un moyen d’avancer. J’ai défait certaines choses, accepté aussi d’en garder d’autres qui ne sont pas à moi. Ce processus se remet en route à chaque session d’écriture.

Parmi vos chansons, y en a‑t-il une qui raconte mieux que les autres ce processus ?

JEANNE ADDED Radiate est l’un de mes morceaux les plus per­son­nels, que ce soit dans l’écriture, la forme, la mélodie, la ligne de basse, l’arrangement, et puis dans ce que ça raconte [lire notre encadré page 18]. La phrase que j’aime bien dedans, c’est « I am in danger to be the danger », je suis en danger de devenir le danger.Ça raconte justement ma colère. Mon dernier disque, By Your Side, est aussi rempli de morceaux très, très per­son­nels. De toute façon, si ce n’est pas personnel, ça ne sort pas.

La roman­cière Alice Zeniter a publié, cet été, un essai intitulé Toute une moitié du monde, dans lequel elle dénonce le fait qu’il n’existe que peu de modèles de femmes fortes et épanouies dans la lit­té­ra­ture. Ces modèles existent-ils dans le monde de la musique ?

JEANNE ADDED Au tout début de ma carrière il y a eu Abbey Lincoln et Ella Fitzgerald. Et un peu plus tard, tout droit sorties des années 1990 et 2000, Peaches et Courtney Love ont mis un gros coup de pied dans la porte et me l’ont ouverte. Je me recon­nais­sais à la fois dans leur musique et dans leurs textes. J’admirais l’énergie qu’elles déployaient pour sortir d’elles-mêmes. Elles m’ont transmis une urgence dans laquelle j’ai pu me lover et depuis laquelle j’ai osé, moi aussi, écrire mes propres morceaux.

MÉLISSA LAVEAUX J’ai eu plein de modèles du côté de la lit­té­ra­ture. Lorsque j’étais petite, je suis tombée sur le roman auto­bio­gra­phique de Maya Angelou Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage. Puis il y a eu la lecture de L’Œil le plus bleu, de Toni Morrison. J’ai ensuite découvert Audre Lorde quand je suis arrivée à la fac. À vrai dire, toutes celles que j’aime sont tatouées sur moi ! [Elle montre ses bras.] Il y a ici Audre Lorde en impé­ra­trice qui dit : « I am deli­be­rate and afraid of nothing » [Je suis volon­taire et je n’ai peur de rien], ou encore Octavia E. Butler, une de mes autrices afro de science-fiction favorites. Je voudrais aussi men­tion­ner Jackie Shane, qui était une chanteuse trans des années 1950, à Toronto, à une époque où se travestir et porter des vêtements de femmes, alors qu’on était perçue comme homme, valait la prison.

Ces personnes m’ont montré, assez tôt, qu’il existait un espace où il était possible de se décons­truire. Et j’ai pu grandir grâce à elles, en me disant que c’est tellement plus fun de ne pas être dans un moule ! Mon grand regret est de ne pas avoir eu la chance d’aller dans une école de musique. Ma mère refusait de me payer des cours de piano. La première guitare que j’ai touchée était pourrie. J’ai appris à jouer avec des livres et sur Internet, en faisant des imi­ta­tions de mauvaise qualité !

Jeanne, vous avez souvent affirmé dans des inter­views que vous vous sentiez pri­vi­lé­giée. Vous venez de Reims, vous avez grandi dans une famille plutôt bour­geoise, est-ce que vous accep­te­riez de vous raconter un peu plus ?

JEANNE ADDED Ma mère était assis­tante sociale et mon père comédien. Je n’ai manqué de rien et surtout j’ai eu accès à de la culture, à beaucoup de culture. Ce n’était pas tant de la bour­geoi­sie d’argent qu’un monde relié à la connais­sance et à plein de choses qui forment l’esprit, le regard, et la sen­si­bi­li­té. Ce qui est une chance.

MÉLISSA LAVEAUX Je suis jalouse ! Mes parents ne m’emmenaient jamais au musée : ils n’avaient pas le temps, car ils tra­vaillaient énor­mé­ment, notamment pour pouvoir nous envoyer à l’école privée. J’ai surtout fréquenté la biblio­thèque. Je me souviens de ma première comédie musicale : c’était Carmen. Mais pas Carmen de Bizet : le Carmen Jones d’Otto Preminger avec un casting entiè­re­ment noir américain avec Pearl Bailey, Dorothy Dandridge et Harry Belafonte dans les rôles principaux !

On a l’impression que vous avez parcouru un long chemin intel­lec­tuel pour devenir les artistes que vous êtes aujourd’hui. Comment s’est opérée cette mue ?

MÉLISSA LAVEAUX Chacun de mes albums marque une mue. Le premier, Camphor & Copper, en 2008, était une version améliorée de titres enre­gis­trés au Canada avec très peu d’argent : j’y parle de mes premières amours et d’écriture. Le second album, je l’ai composé à Paris, dans la première colo­ca­tion que j’ai eue dans ma vie, après avoir quitté le Canada et fait mon coming out auprès de ma famille. Ça s’était très mal passé : un prêtre a essayé de me dissuader en chantant une messe, ma mère m’a traitée de démon et m’a rejetée… Le titre de l’album, Dying is a Wild Night, fait référence à la citation de la poétesse Emily Dickinson : « Dying is a wild night and a new road » [Mourir est une nuit sauvage et une nouvelle route]. Chacune des chansons fait écho à l’une de mes petites morts, à une transformation.

Dans mon troisième album, Radyo Siwèl, en 2018, j’avais envie de parler du fait d’être queer et haïtienne et de ne pas le présenter comme des choses dis­so­ciées. Je ne peux pas dire que je suis haïtienne sans dire que je suis queer ! Quant au dernier, Mama Forgot Her Name Was Miracle, en 2022, je voulais y réunir mes héroïnes, et crier « Freedom ! » [Liberté !] Il cor­res­pond au moment où j’ai commencé à créer ma boîte, et où j’ai arrêté de me dire que certaines choses m’étaient impossibles.

Pourquoi vous ne pouvez pas dire que vous êtes haïtienne sans dire que vous êtes queer ?

MÉLISSA LAVEAUX À un moment donné, j’en ai eu assez de toutes ces repré­sen­ta­tions de personnes queer comme étant des personnes blanches, mais aussi d’entendre régu­liè­re­ment : « Ah mais être lesbienne et haïtienne, ça doit être vraiment dangereux ! » La plupart des personnes queer que je connais sont noires ou racisées… Tous ces propos ont d’autant moins de sens que les religions tra­di­tion­nelles en Haïti sont ouvertes aux dif­fé­rentes sexua­li­tés. Et c’est la même chose chez beaucoup de peuples premiers en Afrique, qui recon­naissent dif­fé­rentes identités de genre.


« Un jour, je me suis dit : “Fuck it : j’arrête de me battre avec cette identité de meuf, je me présente au monde comme j’ai envie de me présenter.” Je me revois des­cen­dant la rue de Belleville, à Paris, en gros tee-shirt-bermuda et godillots, fière et hilare de plaisir. »

Jeanne Added


Jeanne, peut-on parler de vos moments de transformation ?

JEANNE ADDED Mon plus grand moment de mue, c’est le passage d’interprète à autrice-compositrice. Au départ, je res­sen­tais juste la nécessité absolue d’arrêter de faire ce qu’on me demandait de faire. Arrêter de chanter pour les autres et protéger cet endroit-là de moi dont je com­men­çais à deviner qu’il était précieux. Comme un com­bus­tible qu’on doit éco­no­mi­ser. Chanter en anglais a sans doute été un outil pour y parvenir, en attendant d’être prête pour la suite.

Forcément, il y a un monde entre la Jeanne de 2015 et celle de main­te­nant. Je ne suis plus du tout la même personne que lorsque j’ai écrit mon premier album, Be Sensational. Je pense que chaque disque est le témoi­gnage d’une époque par­ti­cu­lière. Et « muer », c’est vraiment un bon terme parce que, album après album, on quitte d’anciennes versions de soi-même. C’est pas­sion­nant à vivre, et plus ça va, plus c’est sympa. Je pense d’ailleurs que ça s’entend dans By Your Side. Le sérieux s’estompe un peu, et une certaine légèreté, qui n’existait pas avant, apparaît.

Avec vos cheveux courts, vos vêtements andro­gynes et sombres et vos mises en scène, vous brouillez depuis le début les codes de genre. Est-ce une façon de vous affranchir ?

JEANNE ADDED [Après un silence] Les mois précédant mes 30 ans, je faisais des angoisses de mort à répé­ti­tion. J’étais persuadée que j’allais mourir et que tout allait s’arrêter. Évidemment je ne suis pas morte et la Terre a continué à tourner. Et puis il y eut ce jour précis où je me suis dit : « Fuck it : j’arrête de me battre avec cette identité de meuf, je me présente au monde comme j’ai envie de me présenter. » Je me revois des­cen­dant la rue de Belleville, à Paris, en gros tee-shirt-bermuda et godillots, fière et hilare de plaisir. Ça a l’air de pas grand-chose comme ça, c’est sans doute très peu, mais je ne suis pas revenue en arrière et ça m’a protégée. Je sais d’ailleurs aujourd’hui que tous les aspects de ma vie – le fait de faire ma musique, d’être ma propre boss, d’être la boss de mon équipe, d’avoir choisi les personnes avec qui je travaille – ont été organisés autour de moi, de manière incons­ciente, pour me protéger de cet envi­ron­ne­ment social violent.

Pour vous protéger de la violence des hommes, de leur domination ?

JEANNE ADDED Oui, sans doute. Et ça marche. Entre les cheveux courts, la façon dont je m’habillais, et main­te­nant ma position sociale, ça m’a protégée pendant des années et ça continue.

MÉLISSA LAVEAUX À quel moment c’est un choix et à quel moment c’est une stratégie de survie ?

Jeanne Added Je crois que c’est les deux. Je suis capable de l’analyser main­te­nant, mais à la base, c’était sim­ple­ment comme ça que j’étais à l’aise : ce qui me per­met­tait de sortir dans la rue en étant tran­quille, et en me sentant bien dans mes baskets. Mais c’est en train de bouger, je gagne en souplesse. Je suis quand même en robe sur ma putain de pochette de disque ! [Elle rit.]

Qu’est-ce que vous faites de ces voix critiques disant que vous vous appro­priez injus­te­ment les codes lesbiens ?

JEANNE ADDED Je n’ai pas vraiment de réponse à ça. Ce que je peux dire, c’est que mon effort de sincérité est quotidien, que j’ai une recon­nais­sance infinie envers toutes les personnes qui ont le courage de vivre leur vérité en dehors des injonc­tions du genre. Je trouve que le futur se trouve à cet endroit, là où il y a justement un certain flou et où les défi­ni­tions se dis­solvent. En tout cas, c’est à ça que j’aspire, et en attendant je fais ce que je peux.

MÉLISSA LAVEAUX Ce qui est rigolo, c’est que si toi, tu as eu des gens qui t’ont accusée de faire du queer­bai­ting⁴, moi j’ai eu des gens qui m’ont critiquée pour ne pas avoir l’air assez lesbienne ! Je ne suis pas mince, j’ai des hanches et un énorme cul, je n’ai pas le physique cor­res­pon­dant à ce qui est cool dans la com­mu­nau­té lesbienne en France. Il y a énor­mé­ment de gros­so­pho­bie dans ce milieu. Bref, il y a toujours quelqu’un qui est là pour te dire que tu ne fais pas bien les choses.

Il y a un sujet politique crucial, c’est celui du racisme en France. Y a‑t-il des chansons et des textes qui vous semblent impor­tants sur ce sujet en France ?

JEANNE ADDED Je pense à Nuit de Sandra Nkaké ou à Ma gueule de Camélia Jordana, qui est une chanson magnifique :
« J’ai dans le sang un peu d’histoire /
un peu de vent… tu sais
Y a dans mon sang de la route et du temps / 
Y a des fois où je me sens seule 
Y a des fois où j’ai peur de ma gueule / 
ma gueule d’étranger
Ma gueule qui sait pas où aller, ma gueule… »

MÉLISSA LAVEAUX Je pense surtout à la musique de la rappeuse Casey, qui parle du racisme qu’elle a vécu et de la violence policière qu’ont endurée ses potes. Je crois que chaque personne racisée qui a essayé de construire une vie en dehors des limites assez res­treintes qu’on lui a fixées en paie les frais. C’est comme la taxe qu’a dû payer Haïti pour sa liberté⁵. Du coup, quand on parle de textes anti­ra­cistes, moi je vois des combats, je vois Solitude, l’esclave⁶, je vois des guer­rières enceintes en train de se battre, je vois ma grand-mère avec sa machette – parce que tu n’es pas une grand-mère haïtienne si tu n’as pas ta pipe et ta machette ! Je veux faire l’éloge de ces femmes-là. Autant que de Jeanne d’Arc d’ailleurs. Parce que c’est incroyable qu’elle soit récupérée par la droite : elle n’a rien à voir avec eux. Elle prenait des drogues hal­lu­ci­no­gènes, elle se tra­ves­tis­sait et se battait. C’était une sorcière ! S’ils l’avaient eue devant eux, c’est pré­ci­sé­ment elle, l’héroïne, qu’ils auraient brûlée.

On vous a déjà entendue dire que votre arrivée en France vous avait fait l’effet d’une claque. Qu’en diriez-vous aujourd’hui ?

MÉLISSA LAVEAUX C’est autant une claque sur le racisme que sur le sexisme ou les violences sexuelles. Par exemple, les livres de Bastien Vivès⁷ ne sont tout sim­ple­ment pas légaux au Canada. « Des histoires de pédo­cri­mi­na­li­té ? Ah ben non, on ne va pas publier ça » : point à la ligne. Quant au racisme, il est encore très présent : je le sens dans tous les espaces où on me laisse entrer. Ça va du tech­ni­cien qui répond à mon bassiste, haïtien également, « pa ni problème » avec un accent antillais, « pour rire », jusqu’au fait de me décerner un prix dans la catégorie « musiques du monde ». Si une artiste blanche jouait la même musique que moi, elle n’obtiendrait pas un prix « musiques du monde » ! On lui dirait : « Waouh, ce travail d’ethnomusicologie que vous faites ! Voilà une bourse de 5 000 euros pour donner un colloque à l’université. » Au passage, il n’y a qu’en France où des gens viennent m’expliquer, à moi, l’histoire d’Haïti…

JEANNE ADDED Il y a un mans­plai­ning⁸ version…

MÉLISSA LAVEAUX … version whi­tes­plai­ning, oui, c’est hal­lu­ci­nant ! Et c’est assez pauvre, du coup, parce que la plupart des Français·es ne connaissent pas vraiment l’histoire des liens de domi­na­tion entre la France et Haïti ! Le Canada a son propre racisme et a sa propre violence policière. On vit dans un monde de « blan­quiar­cat », partout. Mais la France est par­ti­cu­lière. On n’est pas encore sorti des Enfers ! •

Entretien réalisé à Paris par Iris Derœux, jour­na­liste et membre du comité éditorial de La Déferlante, et Marion Pillas, coré­dac­trice en chef de la revue, le 15 décembre 2022.


1. Esperanza Spalding est une contre­bas­siste, bassiste et chanteuse de jazz née en 1984.

2. On peut traduire ce terme par « présence à soi », c’est-à-dire une attention par­ti­cu­lière donnée notamment par les femmes à leur expé­rience physique et corporelle.

3. Fondé, en 2018 par trois musi­ciennes, ce label indé­pen­dant assure « faire en sorte que les artistes puissent vivre de leur musique » en leur proposant des pour­cen­tages repré­sen­tant le double de ceux pratiqués habituellement.

4. Littéralement : « appât à queers ». Pratique utilisée par les producteur·ices de contenus culturels consis­tant à attirer une audience LGBT+ en faisant usage d’allusions ou de symboles propres à la culture queer.

5. En 1825, le roi de France Charles X concède l’indépendance de son ancienne colonie contre une indemnité de 150 millions de francs-or, au titre du dédom­ma­ge­ment des anciens colons. Haïti mettra 125 ans à honorer sa dette et ne s’en relèvera jamais complètement.

6. Cette esclave, figure emblé­ma­tique de la rébellion de 1802 en Guadeloupe, est devenue un per­son­nage lit­té­raire sous la plume de l’écrivain André Schwartz-Bart, en 1972.

7. En décembre 2022, de nom­breuses voix se sont élevées pour dénoncer certains propos et certaines œuvres de l’auteur de BD Bastien Vivès. Lire notre focus page 52.

8. Concept féministe qui désigne une situation dans laquelle un homme explique à une femme quelque chose qu’elle sait déjà , voire dont elle est experte. De là, « white » signi­fiant « blanc·he », le whitesplaining.

Danser : l’émancipation en mouvement

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°10 Danser, de mai 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
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