Le syndrome de la femme battue reconnu devant les tribunaux

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Utilisé depuis le début des années 1990 au Canada, le concept du syndrome de la femme battue émerge dans les tribunaux français. En caractérisant l’état d’emprise des femmes victimes de violences conjugales répétées, il permet de mieux juger les affaires de maricide. Mais il n’est pas exempt de critiques. 

Le 25 juin 2021, je suis au tri­bu­nal de Chalon-sur-Saône au pro­cès en appel de Valérie Bacot pour l’assassinat de son conjoint violent. À l’heure du ver­dict, cette femme de 40 ans, qui encou­rait la per­pé­tui­té, est condam­née à quatre ans de pri­son, dont trois avec sur­sis. Elle a fait un an de déten­tion pro­vi­soire et res­sort donc libre du tri­bu­nal, sous les applau­dis­se­ments de la foule. Pour la pre­mière fois, j’entends un juge pro­non­cer l’expression « syn­drome de la femme bat­tue » (SFB) pour moti­ver une déci­sion sur un mari­ci­de¹. Jusque-là, le SFB n’avait pas, en France, dépas­sé le stade de l’expertise judiciaire.

Ce concept a été déve­lop­pé par la psy­cho­logue cli­ni­cienne amé­ri­caine Lenore Walker en 1979² : « Toute femme peut subir la vio­lence une fois dans ses rap­ports avec un homme. Si cela se repro­duit et qu’elle ne fuit pas cette situa­tion, elle est défi­nie comme femme bat­tue. » Le SFB est carac­té­ri­sé par un état d’impuissance, d’hypervigilance et des stra­té­gies d’évitement; il per­met­trait d’expliquer notam­ment qu’une femme reste avec un conjoint violent et qu’elle n’aurait par­fois pas d’autre échap­pa­toire que tuer ou être tuée. Depuis 1994, il est réper­to­rié dans le registre amé­ri­cain des mala­dies men­tales sous la rubrique « stress post-traumatique ».

Dès 1990, ce concept a été uti­li­sé par la jus­tice cana­dienne pour acquit­ter une jeune femme du meurtre de son conjoint violent. Angélique Lyn Lavallée, 22 ans, avait pour­tant abat­tu son com­pa­gnon d’une balle en pleine tête, de dos. Mais la jus­tice a rete­nu que le jour des faits « il avait mena­cé de la tuer si elle ne le tuait pas en pre­mier » ; la jeune femme avait craint pour sa vie. En deux ans de rela­tion, elle s’était ren­due à huit reprises à l’hôpital pour des consul­ta­tions après des vio­lences conju­gales. La Cour suprême du Canada a conclu à la « légi­time défense » : l’expertise psy­chia­trique éta­blis­sant un SFB deve­nait un élé­ment de preuve admis­sible. Une révo­lu­tion dans le droit cri­mi­nel cana­dien qui a entraî­né la révi­sion de 98 cas d’homicides par des femmes.

L’EXPERTISE PSYCHIATRIQUE DEVIENT INCONTOURNABLE

En France, les expert·es-psychiatres sont sou­vent décrié·es par les professionnel·les de jus­tice : pas assez formé·es, trop subjectif·ves. N’importe quel·le psy­chiatre en exer­cice avec un casier judi­ciaire vierge peut pré­tendre à la fonc­tion d’expert·e judi­ciaire. Et pour­tant, ce sont des acteurs et actrices incon­tour­nables des pro­cès d’assises : 49148 exper­tises psy­chia­triques ont été ordon­nées en 2020 en France. « On est obli­gé de par­ler de psy­cho­trau­ma­tisme, regrette l’avocate Lorraine Questiaux, qui a défen­du deux femmes mari­cides, pour ras­su­rer les juré·es et anti­ci­per une ques­tion qui ne devrait pas être au coeur des débats!: pour­quoi n’est-elle pas par­tie ? Face à cette anxié­té sociale, l’expertise psy­chia­trique nous per­met de démon­trer qu’une femme qui a tué son conjoint violent n’a choi­si ni la faci­li­té ni la ven­geance. »

Les expert·es peuvent faire pen­cher la balance judi­ciaire. En juin 2021, devant la cour d’assises de Saône-et-Loire qui jugeait Valérie Bacot, l’expert Denis Prieur avait expli­qué avoir « l’intime convic­tion qu’elle était tota­le­ment alié­née et que tuer son mari était le seul acte de libé­ra­tion pos­sible ». Quelques mois plus tard, il m’a confié ne pas avoir « osé conclure à l’abolition du dis­cer­ne­ment par peur d’aller trop loin et de des­ser­vir les inté­rêts [de Valérie Bacot] ». Cela reve­nait à dire qu’elle n’était pas péna­le­ment res­pon­sable, donc qu’elle ne devait pas être jugée ; Denis Prieur a esti­mé que les magistrat·es et les juré·es n’étaient pas prêt·es à l’entendre. Cela m’a fait pen­ser au dos­sier Rita Graveline, cette Canadienne qui a tué son conjoint violent d’un coup de fusil dans son som­meil une nuit de 1999. Après sept ans de pro­cé­dures, la Cour suprême du Canada l’avait défi­ni­ti­ve­ment acquit­tée en esti­mant qu’elle n’était « pas en lien avec le réel » quand elle a fait feu « par auto­ma­tisme ».

UNE « CULTURE PROFONDE DU DÉNI DE LA PAROLE DES FEMMES »

L’un des risques de l’utilisation du concept de SFB est de créer un arché­type de la femme bat­tue. Il fau­drait entrer dans la case de la femme sup­pli­ciée, comme Valérie Bacot, à qui rien n’a été épar­gné#: elle a été vio­len­tée phy­si­que­ment, mais aus­si for­cée à se pros­ti­tuer, par son mari, qui avait aus­si été son beau-père, déjà condam­né pour l’avoir vio­lée dans son enfance. Vingt-quatre années d’un cal­vaire insoutenable.

En dehors du syn­drome de la femme bat­tue, quelle est la prise en compte des vio­lences conju­gales dans les cas de mari­cides ? Elles sont par exemple tota­le­ment absentes des moti­va­tions de la cour d’appel d’Évreux, qui a condam­né, le 23 octobre 2021, Alexandra Richard à dix ans de réclu­sion cri­mi­nelle pour le meurtre de son conjoint. Quand les expert·es ne font pas, ou font mal, la média­tion entre la jus­tice et les femmes accu­sées de mari­cide, ces der­nières ne sont pas enten­dues. Mₑ Questiaux, l’avocate d’Alexandra Richard, dénonce une «!culture pro­fonde du déni de la parole des femmes!».

Pour l’avocate fémi­niste Choralyne Dumesnil, « l’écueil de ces exper­tises fina­le­ment, c’est de se sous­traire à l’analyse poli­tique des rap­ports de pou­voir et de se conten­ter d’une ana­lyse indi­vi­duelle, d’une lec­ture psy­cho­lo­gique et psy­chia­trique des réac­tions des femmes au patriar­cat ». Et si le syn­drome de la femme bat­tue était avant tout l’aveu d’échec d’une socié­té inca­pable de pro­té­ger les femmes ? Car si elles n’ont pas d’échappatoire face à un conjoint violent alors même qu’elles ont la pos­si­bi­li­té en droit de dépo­ser plainte et d’obtenir une mesure d’éloignement, cela démontre bien que ces méca­nismes sont inopé­rants. La recon­nais­sance du syn­drome de la femme bat­tue ne suf­fit pas ; les avo­cates de Valérie Bacot ont assi­gné l’État en jus­tice pour faute lourde : les signa­le­ments de vio­lences n’ont pas été pris en compte, l’État ne l’a pas protégée.

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1. Défini comme « homi­cide conju­gal fémi­nin » ou « meurtre de l’époux par l’épouse » (nous n’avons pas trou­vé de cas où ce mot désigne le meurtre d’un homme par son conjoint).

2. Lenore Walker, The Battered Woman Syndrome, Springer Publishing Co. Inc, 2009 [1979].

 

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Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°6, de juin 2022. La Déferlante est une revue trimestrielle indépendante consacrée aux féminismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abonnement, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.

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