Dans votre livre Entrer en pédagogie féministe (Libertalia, 2023), vous commencez par dire qu’en tant qu’enseignant·e, il ne faut pas « agir naturellement ». Qu’est-ce que cela veut dire ?
Donc quand on veut travailler à l’égalité concrète entre tous les enfants, on se doit de réfléchir à tous ces biais et d’adopter volontairement un prisme féministe, antiraciste, etc. Ça demande de la curiosité. Par exemple, il faut avoir envie de s’intéresser aux nouvelles recherches en histoire pour faire découvrir des femmes importantes aux élèves, ou encore trouver des albums jeunesse dont les représentations ne collent pas aux stéréotypes de genre et, par exemple, montrent des personnages LGBT+. En ce moment, ma passion, c’est d’aller dénicher dans les sciences naturelles des informations qui permettent de contrecarrer les arguments des réactionnaires faisant référence au caractère « naturel » du modèle hétéronormé : je parle à mes élèves des animaux dont les mâles portent les bébés, vivent ensemble ou ont des relations sexuelles entre eux, par exemple. J’ai même suivi une formation « Faune et flore » pour ça, cette année !
En classe, vous utilisez souvent les outils de coopération, et notamment les « conseils d’enfants » chers à la pédagogie Freinet. En quoi s’agit-il de pédagogie féministe ?
Pour faire bouger les choses, il faut laisser émerger les représentations sexistes, homophobes ou racistes des élèves, et travailler à partir de ça, à travers la coopération, pour déconstruire les stéréotypes. Si on ne le fait pas, l’enfant répète juste le discours qu’on lui tient, sans savoir ce que ça veut dire concrètement, ni changer ses certitudes. Même si les modèles que les enfants mettent en avant sont assez homogènes en termes de représentations, il y a toujours deux ou trois élèves qui disent des choses différentes – par exemple que c’est leur père qui fait le ménage. Au sein des conseils d’enfants, filles et garçons peuvent s’exprimer et porter la contradiction au cours de leurs discussions, et c’est ça qui permet de faire avancer l’égalité et l’émancipation.
Vous avez mis en place plusieurs activités en non-mixité à l’école : pour quelle raison ?
J’ai d’abord proposé une activité où je transmettais des techniques d’autodéfense aux filles. Ça leur a donné l’envie de faire de la boxe. Donc j’ai demandé la validation du projet à l’inspection académique, mais elle m’a été refusée en raison de la non-mixité du groupe. On a alors inscrit des garçons sur la liste, et en fin de compte je n’ai pris que les filles. Cela n’a pas toujours été facile à justifier auprès des collègues, et j’ai décidé d’intégrer quelques garçons : ceux qui ne bénéficient pas d’activités sportives à l’extérieur, comme les enfants roms, ceux qui ont des handicaps, ou encore ceux qui sont plutôt inhibés. Ça a donné une mixité intéressante.
« L’institution scolaire a très peur de donner la parole aux enfants »
Avec ma co-autrice et ancienne directrice Véronique Decker, on a aussi voulu agir sur le foot à la récré, où les filles étaient très minoritaires. On a décidé de leur réserver deux des huit créneaux hebdomadaires. Et là, d’un coup, 40 filles se sont inscrites ! Elles s’éclataient, disaient qu’elles adoraient le foot, et au bout de quelque temps, elles sont devenues aussi fortes que les garçons. En passant par la non-mixité, on a en fait renforcé la mixité de ce sport et empouvoiré les filles. J’ai essayé de proposer ça dans ma nouvelle école, mais certains collègues hommes sportifs m’ont reproché de vouloir « priver les garçons d’un créneau »…
En sciences de l’éducation, il a pourtant été prouvé depuis longtemps que les filles progressent beaucoup mieux en non-mixité. C’est l’inverse pour les garçons, et c’est pour ça, à mon avis, que la mixité reste obligatoire.
Fin août, le ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal, annonçait l’interdiction de l’abaya pour les filles à l’école. Que vous inspire cette mesure en tant que pédagogue féministe ?
Il y a quelques jours, j’étais avec Véronique et un journaliste l’a appelée pour commenter cette annonce. Elle a refusé en disant : « Je veux bien en parler, mais uniquement si je peux parler du manque de postes et de tout ce qui ne va pas ». Le journaliste a décliné. Comme d’habitude, cette mesure est un mélange d’islamophobie et de contrôle de la tenue vestimentaire des filles, bref tout ce qu’on aime. Laissez-leur le choix ! Laissez-les tranquilles et laissez-les s’habiller comme elles veulent ! Je ne vois pas où est le problème. Apparemment, le gouvernement avait besoin de détourner l’attention en cette rentrée. Avant c’était les crop-tops, on passe de l’un à l’autre…
⟶ Pour aller plus loin :
Outre l’ouvrage d’Audrey Chenu et Véronique Decker (Entrer en pédagogie féministe, Libertalia, 2023, 10 euros), cette rentrée 2023 voit également s’annoncer, le 22 septembre, la parution d’un ouvrage collectif, coordonné par la commission antiraciste du syndicat Sud Éducation : Entrer en pédagogie antiraciste (Shed Publishing, 25 euros).
Audrey Chenu conseille aux professeur·es qui veulent se former à la pédagogie féministe et antiraciste de se rapprocher du réseau de pédagogie Freinet dont elle fait partie, ou de monter des projets avec des associations féministes qui peuvent intervenir dans les classes. Elle propose également de lui écrire directement pour être inscrit·e sur la liste de diffusion du Réseau de pédagogie féministe qu’elle a elle-même cocréé en 2012.