« Les filles progressent mieux en non-mixité »

Dans un ouvrage paru en juin dernier, Véronique Decker et Audrey Chenu, res­pec­ti­ve­ment direc­trice d’école à la retraite et ensei­gnante en Seine-Saint-Denis, proposent des pistes concrètes pour mettre en place, auprès des élèves, une pédagogie féministe. Comment agir effi­ca­ce­ment contre les sté­réo­types et les violences de genre, sans attendre un hypo­thé­tique plan d’action du gou­ver­ne­ment ? Dans cette news­let­ter de rentrée, Audrey Chenu témoigne de son expé­rience de terrain.
Publié le 15 septembre 2023
Dans les écoles françaises, la mixité de genre demeure obligatoire.
Creative commons

Dans votre livre Entrer en pédagogie féministe (Libertalia, 2023), vous commencez par dire qu’en tant qu’enseignant·e, il ne faut pas « agir natu­rel­le­ment ». Qu’est-ce que cela veut dire ?

Les sté­réo­types de genre inté­rio­ri­sés depuis l’enfance par chaque personne – y compris nous, les profs – ont tendance, au fil du temps, à créer des réflexes « naturels » : si on n’accorde pas une attention par­ti­cu­lière à ce que l’on dit et fait, on perpétue des réflexes sexistes auprès de nos élèves, comme cette collègue qui dit : « Allez les garçons, on va déplacer les bancs ! », comme si les filles n’avaient pas de bras…
Donc quand on veut tra­vailler à l’égalité concrète entre tous les enfants, on se doit de réfléchir à tous ces biais et d’adopter volon­tai­re­ment un prisme féministe, anti­ra­ciste, etc. Ça demande de la curiosité. Par exemple, il faut avoir envie de s’intéresser aux nouvelles recherches en histoire pour faire découvrir des femmes impor­tantes aux élèves, ou encore trouver des albums jeunesse dont les repré­sen­ta­tions ne collent pas aux sté­réo­types de genre et, par exemple, montrent des per­son­nages LGBT+. En ce moment, ma passion, c’est d’aller dénicher dans les sciences natu­relles des infor­ma­tions qui per­mettent de contre­car­rer les arguments des réac­tion­naires faisant référence au caractère « naturel » du modèle hété­ro­nor­mé : je parle à mes élèves des animaux dont les mâles portent les bébés, vivent ensemble ou ont des relations sexuelles entre eux, par exemple. J’ai même suivi une formation « Faune et flore » pour ça, cette année !

En classe, vous utilisez souvent les outils de coopé­ra­tion, et notamment les « conseils d’enfants » chers à la pédagogie Freinet. En quoi s’agit-il de pédagogie féministe ?

L’institution scolaire et les adultes en général ont très peur de donner la parole aux enfants. À mon avis, c’est pourtant la première chose à faire, car imposer nos discours fémi­nistes aux élèves ne marche pas. Les laisser s’exprimer est aussi un moyen de lutter contre la domi­na­tion adulte.

Pour faire bouger les choses, il faut laisser émerger les repré­sen­ta­tions sexistes, homo­phobes ou racistes des élèves, et tra­vailler à partir de ça, à travers la coopé­ra­tion, pour décons­truire les sté­réo­types. Si on ne le fait pas, l’enfant répète juste le discours qu’on lui tient, sans savoir ce que ça veut dire concrè­te­ment, ni changer ses cer­ti­tudes. Même si les modèles que les enfants mettent en avant sont assez homogènes en termes de repré­sen­ta­tions, il y a toujours deux ou trois élèves qui disent des choses dif­fé­rentes – par exemple que c’est leur père qui fait le ménage. Au sein des conseils d’enfants, filles et garçons peuvent s’exprimer et porter la contra­dic­tion au cours de leurs dis­cus­sions, et c’est ça qui permet de faire avancer l’égalité et l’émancipation.

Vous avez mis en place plusieurs activités en non-mixité à l’école : pour quelle raison ?

J’ai d’abord proposé une activité où je trans­met­tais des tech­niques d’autodéfense aux filles. Ça leur a donné l’envie de faire de la boxe. Donc j’ai demandé la vali­da­tion du projet à l’inspection aca­dé­mique, mais elle m’a été refusée en raison de la non-mixité du groupe. On a alors inscrit des garçons sur la liste, et en fin de compte je n’ai pris que les filles. Cela n’a pas toujours été facile à justifier auprès des collègues, et j’ai décidé d’intégrer quelques garçons : ceux qui ne béné­fi­cient pas d’activités sportives à l’extérieur, comme les enfants roms, ceux qui ont des handicaps, ou encore ceux qui sont plutôt inhibés. Ça a donné une mixité intéressante.


« L’institution scolaire a très peur de donner la parole aux enfants »


Avec ma co-autrice et ancienne direc­trice Véronique Decker, on a aussi voulu agir sur le foot à la récré, où les filles étaient très mino­ri­taires. On a décidé de leur réserver deux des huit créneaux heb­do­ma­daires. Et là, d’un coup, 40 filles se sont inscrites ! Elles s’éclataient, disaient qu’elles adoraient le foot, et au bout de quelque temps, elles sont devenues aussi fortes que les garçons. En passant par la non-mixité, on a en fait renforcé la mixité de ce sport et empou­voi­ré les filles. J’ai essayé de proposer ça dans ma nouvelle école, mais certains collègues hommes sportifs m’ont reproché de vouloir « priver les garçons d’un créneau »…
En sciences de l’éducation, il a pourtant été prouvé depuis longtemps que les filles pro­gressent beaucoup mieux en non-mixité. C’est l’inverse pour les garçons, et c’est pour ça, à mon avis, que la mixité reste obligatoire.

Fin août, le ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal, annonçait l’interdiction de l’abaya pour les filles à l’école. Que vous inspire cette mesure en tant que pédagogue féministe ?

Il y a quelques jours, j’étais avec Véronique et un jour­na­liste l’a appelée pour commenter cette annonce. Elle a refusé en disant : « Je veux bien en parler, mais uni­que­ment si je peux parler du manque de postes et de tout ce qui ne va pas ». Le jour­na­liste a décliné. Comme d’habitude, cette mesure est un mélange d’islamophobie et de contrôle de la tenue ves­ti­men­taire des filles, bref tout ce qu’on aime. Laissez-leur le choix ! Laissez-les tran­quilles et laissez-les s’habiller comme elles veulent ! Je ne vois pas où est le problème. Apparemment, le gou­ver­ne­ment avait besoin de détourner l’attention en cette rentrée. Avant c’était les crop-tops, on passe de l’un à l’autre…

⟶  Pour aller plus loin :

Outre l’ouvrage d’Audrey Chenu et Véronique Decker (Entrer en pédagogie féministe, Libertalia, 2023, 10 euros), cette rentrée 2023 voit également s’annoncer, le 22 septembre, la parution d’un ouvrage collectif, coordonné par la com­mis­sion anti­ra­ciste du syndicat Sud Éducation : Entrer en pédagogie anti­ra­ciste (Shed Publishing, 25 euros).

Audrey Chenu conseille aux professeur·es qui veulent se former à la pédagogie féministe et anti­ra­ciste de se rap­pro­cher du réseau de pédagogie Freinet dont elle fait partie, ou de monter des projets avec des asso­cia­tions fémi­nistes qui peuvent inter­ve­nir dans les classes. Elle propose également de lui écrire direc­te­ment pour être inscrit·e sur la liste de diffusion du Réseau de pédagogie féministe qu’elle a elle-même cocréé en 2012.

Habiter : Brisons les murs

Commandez le dernier numéro de La Déferlante : Habiter, de août 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
Consulter le sommaire

Dans la même catégorie