Annie Ernaux & Céline Sciamma, sœurs de combat

par et

Marguerite Bornhauser
Cergy est leur territoire : c’est là que nous avons rencontré Annie Ernaux et Céline Sciamma. L’écrivaine et la réalisatrice ont bien plus en commun que cette ville nouvelle de l’Ouest francilien. Leurs œuvres respectives mettent en lumière le poids des normes autant que la force émancipatrice du désir. Féministes revendiquées, elles sont pleinement engagées dans les luttes de l’époque.

 

«Tu n’es pas comme les autres », dit Lisa à Laure au début de votre film Tomboy, Céline Sciamma. Pouvez-vous nous raconter, vous et Annie Ernaux, quelles enfants vous étiez au regard de ce qu’on pourrait appeler la norme, quelle qu’elle soit, de genre ou sociale ?

Annie Ernaux : Petite, j’étais une enfant libre, sûre d’elle, très effron­tée aus­si. Deux sou­ve­nirs ont mar­qué mon enfance à Yvetot, en Normandie : j’ai moins de cinq ans, je joue avec un petit gar­çon, on fait un châ­teau de sable. À un moment, il enlève sa culotte et dit : « Maintenant on va arro­ser. » Je regarde bien… je trouve cela très inté­res­sant [rires]. D’un seul coup, ma mère sur­git en trombe et m’arrache lit­té­ra­le­ment à cette vision d’enfer. Un autre sou­ve­nir : j’ai huit ans et je joue avec ma cou­sine dans l’escalier, et, je ne sais pas pour­quoi, mais à un moment je me suis décu­lot­tée et je lui ai deman­dé de me faire des piqûres sur le sexe… et voi­là encore ma mère qui sur­git et me traite de « vicieuse » et me dit « à ton âge » ! Le sexe était sévè­re­ment puni par ma mère. Pour une petite fille, c’est tout ce qu’il y a de plus laid. Les gar­çons, quant à eux, sont encou­ra­gés dans leur rôle de pré­da­teurs. Socialement, si je suis une enfant très à l’aise, je cesse de l’être quand je rentre à l’école. Je ne parle pas bien : moi­tié patois, moi­tié « popu ». Et je suis « reprise » dans mes manières. J’ai été très mar­quée par cela. La norme sociale et la manière dont les filles doivent se conduire s’inscrivent dans le corps. Cela pèse d’une façon extrême.

Céline Sciamma : C’est mar­rant que vous évo­quiez votre enfance avec deux scènes pri­mi­tives de rap­pel à l’ordre parce que moi aus­si, dans mon enfance, j’ai eu cette sen­sa­tion d’être entra­vée à par­tir du moment où j’exprimais ma liber­té. La dif­fé­rence avec vous, c’est que j’ai gran­di ici, à Cergy, une ville « sans cœur bour­geois » comme vous le dites si bien. J’ai vécu mon enfance dans cette ville nou­velle, habi­tée par la jeu­nesse et par des sujets enfants – car c’étaient sou­vent de jeunes parents qui venaient s’installer ici. L’idée même de cet urba­nisme, de sépa­ra­tion des pié­tons et des voi­tures, fait que les enfants cir­cu­laient très libre­ment, moi com­prise. Mais dans le même temps, les limites sont arri­vées très tôt, quand j’ai com­men­cé à res­sen­tir un désir fort pour les filles : un désir inter­dit. D’emblée, vous êtes seule avec votre désir. Il n’est pas dans les livres, il n’est pas dans les ima­gi­naires ; il n’existe pas dans votre famille et il n’est pas nom­mé. Donc ce désir que vous devez inven­ter, vous allez le mettre au cœur de votre exis­tence. C’est là que les arts vous aident à vivre. Le sou­ve­nir de l’irruption du désir, ça vous nour­rit toute votre vie.

Annie Ernaux : J’ai été très mar­quée par votre film Tomboy¹ et cette scène ter­rible : la mère de Laure-Mickaël l’oblige à mettre une robe et à avouer qu’elle a men­ti et qu’elle s’est fait pas­ser pour un gar­çon. On est en plein dans le tra­gique enfantin.

Céline Sciamma : Vous voyez, cette scène aujourd’hui, je ne la refe­rais plus. Je n’arriverais plus à fil­mer cette violence-là. Cette séquence a été très com­men­tée dans les débats qui sui­vaient les pro­jec­tions du film au moment de sa sor­tie : les spec­ta­teurs la reje­taient. Les gens ne sup­portent pas de voir repré­sen­tée la domi­na­tion des adultes sur les enfants alors qu’elle est par­tout. C’est même LE grand scan­dale : c’est une domi­na­tion natu­ra­li­sée, essen­tia­li­sée, mais on ne veut pas la voir.

Annie Ernaux « La lutte est sans fin. Mais après tout pourquoi pas ? C'est bien, la lutte. » La Déferlante 1

Annie Ernaux « La lutte est sans fin. Mais après tout pour­quoi pas ? C’est bien, la lutte. » La Déferlante 1

 

Annie Ernaux, vos parents ne formaient pas un couple traditionnel dans la distribution des rôles féminin et masculin. Quel impact cela a‑t-il eu sur votre trajectoire ? Qu’en est-il de votre côté, Céline Sciamma ?

Annie Ernaux : En effet. La dou­ceur était du côté de mon père. Ma mère, qui avait une car­rure assez forte, tenait le com­merce en maî­tresse femme, n’hésitant pas à sor­tir les types saouls du café. Mais c’était aus­si celle dont on se moquait par-derrière : j’entends encore une cou­sine me dire « ta mère, c’est un che­val ». Ce modèle paren­tal, je l’ai trou­vé tout à fait nor­mal jusqu’à l’adolescence. Ce qui en est res­té, c’est qu’à mes yeux les femmes sont plus puis­santes que les hommes. Au fond de moi, je cherche des hommes qui sont plus faibles que moi.

Céline Sciamma : Moi, mes parents m’ont eue très jeunes, en 1978, pen­dant leurs études. Ils ont d’abord consti­tué un modèle plu­tôt ouvert : toute petite, j’ai été éle­vée avec un père à domi­cile et une mère qui tra­vaillait. Ils étaient repré­sen­ta­tifs d’une géné­ra­tion qui aspi­rait à une vie nou­velle. Mais ces rôles se sont ensuite inver­sés, et j’ai fina­le­ment gran­di dans un uni­vers plus clas­sique. Je suis pile poil l’enfant d’une époque dans laquelle le sen­ti­ment qu’on avait de se choi­sir don­nait l’espoir de faire dif­fé­rem­ment dans la conju­ga­li­té. Un mal­en­ten­du qu’ont vécu bon nombre de couples, dont le pacte de départ, mar­qué par une espèce d’ambition, n’a pas tenu. Et je ne suis pas la seule à en juger ain­si, main­te­nant que j’ai l’âge de regar­der mes parents comme des indi­vi­dus et de mettre leur par­cours en regard avec un cer­tain contexte. C’est un constat qu’ils fai­saient eux-mêmes : j’ai enten­du ma mère dire à mon père « on a déri­vé ».

 

Ce que vous êtes en train de nous raconter en quelque sorte, c’est le livre d’Annie Ernaux, La Femme gelée.

Céline Sciamma : Exactement ! [rires] C’est d’ailleurs ma mère qui a ame­né Annie Ernaux dans ma vie. Que la trans­mis­sion vienne d’elle n’est pas un détail, parce que c’est sur­tout mon père qui était pres­crip­teur en matière de goûts cultu­rels, là où ma mère était plu­tôt dis­crète. Mais elle m’a don­né à lire La Femme gelée² alors que j’étais vrai­ment petite. Je n’ai pas dû com­prendre grand-chose… En m’y replon­geant l’été der­nier, j’ai eu un choc : j’ai com­pris ce qu’elle avait vou­lu me racon­ter à tra­vers la trans­mis­sion de ce récit. Dans une exis­tence, cer­tains livres sont vitaux, mais on met long­temps à com­prendre pour­quoi ils le sont.

Annie Ernaux : C’est un texte qui a été publié à un moment de reflux du fémi­nisme. On était en 1981 : Mitterrand venait d’arriver au pou­voir, Yvette Roudy et Gisèle Halimi étaient à des postes impor­tants [res­pec­ti­ve­ment ministre délé­guée aux Droits de la femme du gou­ver­ne­ment Mauroy et dépu­tée], on sem­blait consi­dé­rer que tout était acquis en matière de droits des femmes. À l’époque, j’ai pour­tant reçu une lettre de Benoîte Groult [jour­na­liste et roman­cière fémi­niste] m’expliquant que je m’étais trom­pée de com­bat. C’était déce­vant. Lors d’un pas­sage à l’émission d’Antenne 2 « Aujourd’hui madame », j’ai même été insul­tée par des lec­trices qui m’ont deman­dé pour­quoi j’avais eu des enfants.

Céline Sciamma : Je ne savais pas que votre livre La Femme gelée avait été si attaqué.

Annie Ernaux : Passion simple³ l’a été éga­le­ment, mais ce fut un suc­cès de librai­rie. Aujourd’hui encore, les thèmes qui sont déve­lop­pés dans La Femme gelée  ne sont pas consi­dé­rés comme des sujets réel­le­ment légi­times, même si le concept de la « charge men­tale » s’est popularisé.

 

« CERTAINS LIVRES SONT VITAUX? MAIS ON MET LONGTEMPS À COMPRENDRE POURQUOI ILS LE SONT »

 

Quel rôle ont joué les livres d’Annie Ernaux dans votre jeunesse, Céline Sciamma ? 

Céline Sciamma : Ils m’ont fait com­prendre des choses de mon enfance, comme la honte, par exemple. Car l’enfance, ou plu­tôt les enfances, sont mar­quées par la honte, qu’elle soit sociale ou autre. Ce sont aus­si des textes grâce aux­quels j’ai pu me pro­je­ter : j’avais l’impression d’accéder aux pen­sées des femmes adultes, de trou­ver une sorte de matière docu­men­taire pour appré­hen­der le futur. Puis l’année de mon bac, La Place [publié en 1986 et récom­pen­sé par le prix Renaudot] était au pro­gramme. C’était quelque chose d’incroyable d’habiter dans la même ville que l’autrice. On vous tend un livre, et puis le dimanche, pen­dant que vous êtes chez le pri­meur, on vous montre une femme en vous disant que c’est Annie Ernaux. Brusquement, la figure d’une femme autrice se trouve incar­née, prend chair.

Annie Ernaux : Je n’y avais jamais pensé !

Céline Sciamma : En dehors des autrices jeu­nesse comme Susie Morgenstern ou Bernadette Després [la des­si­na­trice de Tom-Tom et Nana] – dont les voix comptent aus­si beau­coup à mes yeux, d’ailleurs –, vous êtes sans doute la pre­mière femme vivante dont j’ai lu les livres.

 

Comment devient-on autrice, justement, ou réalisatrice ? Pour une femme, la création relève-t-elle d’une transgression ?

Annie Ernaux : Mon pre­mier manus­crit, écrit à 22 ans à par­tir d’une matière qui allait un jour deve­nir celle de Mémoire de fille, a été refu­sé par les édi­teurs. Les années d’après cor­res­pondent à un iti­né­raire clas­sique de femme : l’avortement, le mariage, les gros­sesses, les études qui ne sont pas finies… Avec deux jeunes enfants, écrire est deve­nu un hori­zon loin­tain, mais je n’en ai jamais aban­don­né le pro­jet. À la tren­taine, alors que ça ne va plus du tout avec mon mari, je sens que je n’ai rien à perdre. Sans en par­ler à per­sonne, je me lance dans Les Armoires vides⁵, qui sera publié par Gallimard en 1974. Avec cette publi­ca­tion, le regard que ma mère, ma belle-famille, mes col­lègues enseignant·es pose sur moi n’est plus le même. C’est comme si j’avais fait un enfant dans le dos à tout le monde ! Mais les condi­tions maté­rielles de ma vie étaient tou­jours les mêmes. J’ai galé­ré pen­dant pas mal d’années, jusqu’à ce que je com­mence à faire le ménage dans ma vie.

Céline Sciamma  : Pour moi, ça été très dif­fé­rent. De manière assez fluide, j’ai struc­tu­ré ma vie autour du tra­vail d’écriture et de créa­tion, choses aux­quelles j’avais tou­jours aspi­ré. C’est un luxe incroyable. Je ne suis pas vac­ci­née contre la norme, et ça passe quand même par des renon­ce­ments, tel que celui de faire famille, par exemple. Mais ce sont des déci­sions prises en toute lucidité.

Annie Ernaux : Ne pensez-vous pas que la conscience que vous avez eue très tôt de vos dési­rs vous a libé­rée de beau­coup de choses ?

Céline Sciamma  : C’est certain.

Annie Ernaux : Parce que de mon côté, à par­tir de 20 ans il était clair que je vou­lais dédier ma vie à la lit­té­ra­ture. Mais j’ai été rat­tra­pée par le cul ! Et le cul, pour moi, c’étaient les hommes et […]

 

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Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°1, de mars 2021. La Déferlante est une revue trimestrielle indépendante consacrée aux féminismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abonnement, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.

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