L’anthropologue Rita Laura Segato ne se serait peut-être jamais spécialisée dans l’étude de la violence si la police de Brasília ne l’avait pas appelée à l’aide, au début des années 1990. Le nombre de viols perpétrés dans la capitale brésilienne atteint alors un niveau impressionnant. Pour analyser ce phénomène, les forces de l’ordre missionnent son université : l’équipe de recherche constituée se voit accorder un accès exceptionnel au centre pénitentiaire de Brasília afin de mener des entretiens avec les hommes incarcérés pour des crimes sexuels.
« Nous avons bénéficié des meilleures conditions de travail possibles. Nous pouvions rester aussi longtemps que nous le souhaitions et créer un espace d’intimité absolue avec les prisonniers », raconte Rita Laura Segato en décembre 2023. Elle répond à mes questions par visioconférence depuis Tilcara, un village du nord de l’Argentine, aux confins de la Bolivie et du Chili. Derrière elle, la fenêtre offre une perspective lointaine sur les pics ocre de la Quebrada de Humahuaca, un canyon classé au patrimoine mondial de l’Unesco.
Rita Laura Segato n’est pas originaire de Tilcara. Elle est née en 1951 à Buenos Aires dans une famille d’ascendance italienne, dont une partie de juifs et juives qui avaient fui la montée des fascismes. « Toute mon éducation était tournée vers l’Europe », se souvient la septuagénaire, qui a fait sa scolarité au Collège national de Buenos Aires, un établissement d’élite qui peut se targuer d’avoir comme anciens élèves deux Prix Nobel et plusieurs chefs d’État. À l’adolescence, ses camarades l’entraînent dans un voyage pour explorer le nord de l’Argentine, une zone où les traces de la civilisation précolombienne sont encore nombreuses. C’est « le cordon ombilical de l’Amérique latine », dit Rita Laura Segato, qui, après en avoir fait l’un de ses lieux de vacances les plus réguliers, y a pris sa retraite.
Mais c’est au Brésil qu’elle a résidé la majeure partie de sa vie. Elle a contribué à la création, au sein de l’université de Brasília, du Centre d’études et de recherches sur la femme, à la fin des années 1980. À l’époque, ces recherches n’étaient pas encore baptisées « études de genre » : « Le mot “genre” était inconnu », précise la chercheuse, qui, dès ses premiers travaux, s’intéresse à la dynamique des rapports femmes-hommes. La thèse qu’elle soutient en 1984, en ethnomusicologie et anthropologie, a pour objet l’étude des cultes du candomblé (1) à Recife (côte ouest du Brésil), « des sociétés religieuses dans lesquelles les femmes avaient et ont encore un grand pouvoir ». Elle interroge le manque de vocabulaire pour décrire le « sexe » d’une personne « quand cela n’a rien à voir avec sa sexualité, et quand la position féminine et masculine n’est pas définie par le corps et la biologie », c’est-à-dire son « genre ».
Dans un monde où Internet n’existe pas encore, les concepts ne circulent pas à la même vitesse qu’aujourd’hui, mais Rita Laura Segato relève les simultanéités : « Les travaux de Judith Butler et de Joan Scott (2) ont commencé à sortir à cette époque [aux États-Unis]. » Selon l’historienne du genre Christelle Taraud, l’apport de Rita Laura Segato dans le champ académique mérite d’être tout aussi visible que celui de ses consœurs états-uniennes : « C’est l’une des plus grandes intellectuelles du monde contemporain. C’est même une star en Amérique latine. » L’initiative du collectif Las Tesis illustre ce rayonnement : en 2019, les textes de l’anthropologue sur le viol inspirent à ces féministes chiliennes la performance Un violeur sur ton chemin. Devenue virale, leur chorégraphie est reprise à travers le monde entier (3).
Des hommes soumis à la « pédagogie de la cruauté »
La réception des travaux de Rita Laura Segato est pourtant au cœur d’un étrange paradoxe. Publié en 2003 en Argentine, Las Estructuras elementales de la violencia (« Les structures élémentaires de la violence ») a beau être son ouvrage le plus cité dans le monde de la recherche (4) – son « héritage intellectuel premier », selon Christelle Taraud –, il n’a pas encore été traduit en anglais, la langue académique internationale. Rita Laura Segato y pose les jalons d’une réflexion sur la violence masculine, nourrie d’abord par les échanges qu’elle a réalisés avec les détenus du centre pénitentiaire de Brasília. Elle s’est retrouvée face à des hommes incapables d’expliciter ce qui avait pu les conduire à commettre des sévices et des crimes sexuels. Dans le viol, m’explique-t-elle, « le mobile n’est pas transparent comme dans un vol ou un meurtre par vengeance ». Il ne s’agit pas non plus d’assouvir un désir sexuel. Le sexe est un instrument de torture pour prendre le pouvoir. À l’expression « crime sexuel », l’anthropologue préfère donc celle de « crime exécuté par des moyens sexuels », lequel obéit à deux objectifs : sur un axe vertical, assigner les femmes à une position de subalternes ; sur un axe horizontal, prouver à soi-même autant qu’à ses pairs qu’on a, en tant qu’homme, la capacité de dominer.
Les hommes des prisons de Brasília sont soumis à ce que Rita Laura Segato nomme une « pédagogie de la cruauté » : ce processus d’acculturation des hommes à la violence, qui s’opère notamment par le biais des médias quand ils banalisent ces crimes et réduisent la vie à une valeur marchande, « n’est pas lié à un gang ou à un groupe d’hommes spécifiques » : « l’acte de viol est un problème structurel de la masculinité », souligne l’anthropologue, et c’est ce qui complique d’autant plus la lutte contre ces violences.
Publié en Espagne en 2016, La Guerre aux femmes (5), qui se compose de plusieurs essais-chapitres, explore quant à lui les nouvelles formes de guerre qui se jouent à travers le corps des femmes. L’ouvrage – l’un des rares de Rita Laura Segato traduits en français – s’est écoulé, depuis sa discrète parution en 2022, à mille exemplaires à peine. Un chiffre d’autant plus surprenant que ce livre constitue une lecture incontournable dans la compréhension des mécanismes féminicidaires.
Rita Laura Segato en 5 dates
1951
Naissance à Buenos Aires, en Argentine.
1984
Obtention d’une thèse de doctorat au département d’anthropologie sociale de l’université Queen’s de Belfast, en Irlande.
1993–1995
Travail de terrain auprès de criminels sexuels brésiliens incarcérés au centre pénitencier de Brasília.
2004
Séjour à Ciudad Juárez, au Mexique, qui marque le début de sa réflexion sur les féminicides.
2018
Nomination à la chaire Aníbal-Quijano du musée d’art contemporain Reina-Sofia, à Madrid.
Décrypter le langage de la violence
Dans le premier essai-chapitre, intitulé « L’écriture sur le corps des femmes assassinées de Ciudad Juárez », l’anthropologue s’emploie à décoder la violence comme un système communicationnel qui implique tout le corps social. À partir du début des années 1990, Ciudad Juárez, ville frontière du nord du Mexique, est le théâtre d’un féminicide de masse. Dans des terrains vagues ou dans le désert avoisinant, on retrouve les corps mutilés de femmes, souvent pauvres et racisées. Les journalistes Diana Washington Valdez et Sergio González Rodríguez (6) ont révélé les liens entre ces meurtres, les grands propriétaires terriens de la région et les réseaux mafieux. Mais « ce qui manque, c’est le pourquoi » de ces crimes, avance Rita Laura Segato dans son essai : pourquoi martyriser massivement des femmes, toutes plus ou moins du même profil et avec des modes opératoires similaires, alors qu’aucun mobile n’est identifiable ?
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Pour apporter des réponses, le mouvement Nuestras hijas de regreso a casa (Ramenez nos filles à la maison), qui documente ces disparitions depuis 1993, avait convié Rita Laura Segato, à l’été 2004, à participer à un forum sur les féminicides. Son intervention devait être retransmise à la télévision locale, mais le signal s’est arrêté d’émettre au moment où elle s’emparait du micro. Pour l’anthropologue, c’était à interpréter comme une menace de mort. À Ciudad Juárez, « les coïncidences n’existent pas », écrit-elle encore.
Le séjour est écourté, mais Rita Laura Segato en profite pour se mettre à l’écriture. Elle développe alors la notion de « crime expressif », par opposition à l’idée de « violence instrumentale ». Car la violence n’a pas d’autre fin que l’expression d’un message qu’il faut interpréter. « La torture des femmes jusqu’à leur mise à mort est un acte de guerre d’un autre type », affirme-t-elle. Le corps des femmes devient le champ de bataille : « Les crimes sembleraient, ainsi, signifier un véritable et bestial “droit de cuissage”, celui d’un baron féodal et postmoderne avec son groupe d’acolytes, comme expression par excellence de sa domination tyrannique sur un territoire… »
Rita Laura Segato fait la distinction entre les féminicides conjugaux, qui sévissent à Ciudad Juárez comme partout dans le monde, et ces crimes impersonnels qu’elle qualifie de « fémigénocide » : « Dans le premier cas, écrit-elle, il s’agit du constat d’une domination déjà existante ; dans le second d’une exhibition de la capacité à dominer qui doit se rééditer avec une certaine régularité. » Cette distinction importe, souligne-t-elle, pour créer une nouvelle catégorie juridique permettant de traduire les femigénocidaires de Ciudad Juárez et d’ailleurs devant la Cour pénale internationale.
« Parfois il y a des idées qu’on invente dans les pays du Sud, mais qui ne sont reconnues qu’une fois formulées dans ceux du Nord . »
Rita Laura Segato
Un « mandat de la masculinité »
Lorsque j’évoque « la guerre aux femmes », titre de l’ouvrage dans lequel prend place son essai sur Ciudad Juárez, Rita Laura Segato coupe, d’un ton agacé. Elle n’est pas satisfaite de cette traduction de La Guerra contra las mujeres, car « il n’y a plus cette idée de guerre qui se joue “contre”, “dans” le corps des femmes. » « Elle a un caractère bien trempé », dit en souriant Irma Velez, maîtresse de conférence en études hispaniques qui a contribué à faire découvrir Rita Laura Segato au public francophone. Elle a traduit et préfacé L’Écriture sur le corps des femmes assassinées de Ciudad Juárez, publié, sous forme d’essai autonome, par les éditions Payot en 2021. L’année suivante, la même maison a édité La Guerre aux femmes dans son intégralité. La pensée de Rita Laura Segato s’y révèle dans toute sa singularité. « Elle a une écriture d’anthropologue, qui est relativement baroque dans l’expression, avec des phrases très longues, beaucoup de périphrases, relève Irma Velez. Elle a aussi une forme d’oralité, ce qui est propre au travail de terrain de l’anthropologie, où l’on travaille à partir d’enregistrements. »
La traduction d’un des concepts phare de Rita Laura Segato, le « mandato de la masculinidad », est symptomatique de la complexité de ce passage dans une autre langue. Irma Velez envisageait d’abord de l’adapter par « injonction à la masculinité », qui lui semblait « plus audible pour le lectorat français ». Mais Rita Laura Segato, qui comprend le français, s’y oppose avec fermeté : elle veut privilégier une traduction littérale et opte pour « mandat de la masculinité ». Car « exprimer une injonction, explique-t-elle, c’est interpeller quelqu’un pour qu’il fasse quelque chose. “Mandater”, ce n’est pas juste émettre un ordre oral. Ça nous place dans un espace social et institutionnel lié à la sphère juridique. Il y a des structures institutionnelles qui dictent leur conduite aux hommes, avec toute l’idéologie patriarcale et coloniale que cela sous-tend. »
Pas une de moins
L’idée de « mandat » sur laquelle insiste Rita Laura Segato fait le lien avec une autre dimension fondamentale de sa pensée : la réflexion qu’elle mène autour de la colonialité du pouvoir. Le concept a été formulé par le sociologue péruvien Aníbal Quijano, mort en 2018, qui a donné son nom à une chaire du musée d’art contemporain Reina-Sofia à Madrid, dont Rita Laura Segato est titulaire depuis 2018. « Quijano a montré que le concept de race n’est pas le produit de la xénophobie ou de l’ethnocentrisme, mais […] le résultat de la biologisation de l’inégalité dans le contexte de la modernité coloniale », écrit Rita Laura Segato dans The Critique of Coloniality . Eight essays (Routledge, 2022 – partiellement traduit). « En prolongeant l’idée de Quijano, je soutiens que le genre […] résulte également de la biologisation d’une hiérarchie. Le genre et la race dans la modernité coloniale et la science cartésienne se combinent pour produire une métaphysique des positions qui est en accord avec la “biologie” du genre et de la race. »
L’Œdipe noir (7) est le seul essai-chapitre de cet opus en huit parties sur la critique de la colonialité à avoir été traduit en français. Rita Laura Segato y explore le rôle des nourrices, souvent des femmes noires, dans l’éducation des jeunes enfants des milieux privilégiés blancs du Brésil. Les enfants qui sont élevés par des « nounous » ont deux mères : une « de lait » et une autre « de sang ». Selon l’anthropologue, la déchéance préméditée au bout de quelques années de la première mère préfigure les rapports racistes à l’œuvre dans la société. « Le fait de materner est politique. Il constitue la sensibilité éthique d’une société », reprend celle qui a dédié L’Œdipe noir à Marcosidé Valvidia, la nourrice noire qui allaita autrefois sa mère.
Si le livre parle du Brésil, il entre en résonance avec des dynamiques globales : dans quantité de pays occidentaux, le système de garde repose pour beaucoup sur le travail de femmes racisées et exilées. De fait, la grille de lecture décoloniale développée entre autres par Aníbal Quijano et Rita Laura Segato est désormais reprise dans les mondes académique et militant de tous les continents.
« Parfois il y a des idées qu’on invente dans les pays du Sud, mais qui ne sont reconnues qu’une fois formulées dans ceux du Nord », insiste Rita Laura Segato. Le rayonnement planétaire de #MeToo en est un exemple criant. Dans les médias latino-américains, l’anthropologue a rappelé à maintes reprises que le mot d’ordre « Ni Una Menos » (Pas une de moins), qui constituait déjà une dénonciation massive des violences de genre, avait déferlé dès 2015 en Argentine. Il s’inspire d’un poème de la poétesse mexicaine Susana Chávez : « Ni una mujer menos, ni una muerta más » (Pas une femme de moins, pas une morte de plus). Cette écrivaine cherchait à dénoncer les féminicides de Ciudad Juárez, sa ville natale ; son corps mutilé a été retrouvé le 6 janvier 2011. Elle avait 36 ans, et avait croisé la route d’un groupe de jeunes hommes qu’elle ne connaissait pas.
L’élection de Javier Milei, un « vote suicide »
Aujourd’hui, Rita Laura Segato rêve d’écrire un livre sur sa vie, mais il faudrait qu’elle lève le pied sur les nombreuses sollicitations, admet-elle. En ce moment, elle est souvent invitée à réagir à l’élection, le 10 décembre 2023, du président d’extrême droite Javier Milei à la tête de l’État argentin. « C’est un vote suicide, lâche-t-elle. Les gens se sont détournés de la politique, car les promesses de la démocratie n’ont pas été respectées. La chose politique a été captée par des professionnels de la vie publique. » Rita Laura Segato en appelle à une « politique des femmes », dans laquelle la sollicitude et le soin ne seraient plus confinés à la sphère intime et pourraient prendre toute la place dans l’espace public. Elle invite les hommes à se désolidariser de ce mandat de la masculinité et imagine la possibilité de sociétés patriarcales de « basse intensité », sur le modèle des sociétés précolombiennes qu’elle a pu étudier il y a longtemps, lors de ses études. Quand elle repense à ses premières années de chercheuse, l’anthropologue s’en rend compte : « Je n’ai jamais choisi de travailler sur la violence, ce sujet s’est imposé à moi. » •
(1) Pratiqué dans divers pays d’Amérique du Sud, le candomblé est une religion afro-brésilienne syncrétique, qui mêle croyances catholiques, indigènes et africaines.
(2) L’historienne Joan Scott (née en 1941) contribue à légitimer l’usage du genre comme outil d’analyse en histoire et la philosophe Judith Butler (née en 1956) à le théoriser en faisant du masculin et du féminin non une essence des personnes, mais une performance qu’elles réitèrent sans cesse.
(3) Lire La Déferlante n°1, mars 2021.
(4) Selon la base de données Google Scholar, qui, parmi plusieurs millions de publications académiques du monde entier, repère les citations d’un texte.
(5) La Guerre aux femmes, Payot, 2022.
(6) L’une et l’autre en ont tiré un livre : Diana Washington Valdez, Cosechas de mujeres. Safari en el desierto mexicano Oceano, 2005 (« Moisson de femmes. Safari dans le désert mexicain », non traduit) et Sergio González Rodríguez, Des os dans le désert, trad. Guillaume Contré, les éditions de l’Ogre, 2023 (paru en 2004 en espagnol).
(7) L’Œdipe noir, traduit par Léa Gauthier, Payot, 2014.