Pomme et Nadège Beausson-Diagne : « On n’est pas là pour boire du champagne »

L’une est chanteuse, l’autre actrice et autrice. Claire Pommet, dite Pomme, 25 ans, oscille entre chansons douces et grosses colères fémi­nistes. Nadège Beausson-Diagne, 49 ans, bientôt à l’affiche du film Chère Léa, et popu­la­ri­sée entre autres par ses rôles dans Bienvenue chez les Ch’tis et la série Plus belle la vie, est de toutes les batailles contre le racisme et le sexisme. Leur enga­ge­ment a un coût, mais il reste, pour l’une comme pour l’autre, indis­so­ciable de leur art.
Publié le 30 juin 2023
Pomme et Nadège Beausson-Diagne à la Cité Fertile le 19 mai 2021 à Pantin
Florence Brochoire

Le mouvement #MeToo a surgi à l’automne 2017. Chacune, vous avez décliné cette vague: Nadège, en 2019, avec le lancement de la campagne #MêmePasPeur pour dénoncer les agres­sions sexuelles dans le cinéma africain; Claire, avec la publi­ca­tion d’une lettre ouverte en 2021. Quel chemin avez-vous parcouru depuis 2017?

Claire Pommet Avec Nadège, on a des expé­riences de #MeToo très dif­fé­rentes, notamment parce qu’on n’évolue pas dans les mêmes milieux artis­tiques. Et puis, si en 2017 le mouvement part des États-Unis, il n’a pas encore vraiment existé en France.

Nadège Beausson-Diagne Tu as raison, avant Adèle Haenel, ça n’existait pas en France. Enfin… Des actrices fran­çaises ont parlé dès 2017, je tiens à leur rendre hommage – à Sand Van Roy¹ notamment –, mais personne ne les a écoutées à ce moment-là. Et bien avant #MeToo, en France, des actrices ont porté plainte contre le réa­li­sa­teur Jean-Claude Brisseau² . Le système les a broyées.

Claire Pommet Dans le milieu du cinéma français, personne n’était en mesure d’entendre quoi que ce soit. Si #MeToo signifie qu’on déloge des gens au pouvoir qui sont des agres­seurs, alors il n’y a rien eu de tel en France. Aujourd’hui, c’est seulement le début,on tâtonne. Je ne sais pas toi, Nadège, quelle est ton expé­rience, mais dans mon cas, dans l’industrie de la musique, ça commence en 2020 avec #MusicTooFrance³ lancé sur Instagram. Ce compte fait un taf monu­men­tal. Il a permis de publier une quinzaine d’articles sur des agres­seurs et des violeurs.

Nadège Beausson-Diagne Pour ma part, il y a eu plusieurs vagues suc­ces­sives. En 2018, nous avons coécrit, avec plusieurs actrices noires et métisses, un livre intitulé Noire n’est pas mon métier (Seuil, 2018), à l’initiative de l’actrice et réa­li­sa­trice Aïssa Maïga. Pour parler de la réalité de notre métier justement, du racisme et du sexisme qu’on pouvait y trouver. Quand ce projet est né, #MeToo était déjà là, ce mouvement a poussé Aïssa Maïga à nous faire parler, ensemble. Cette période n’était pas du tout anodine pour moi… Lorsque vous avez été victime d’agressions sexuelles et que vous entendez le récit d’une autre victime, vous revivez l’horreur subie. Ça dépend bien sûr de là où vous en êtes de votre travail sur vous-même. Ces moments dou­lou­reux, je les appelle «mes vagues». #MeToo a donc été violent pour moi, mais l’écriture de ce livre a permis de faire germer quelque chose: l’assurance que je pouvais faire mon récit, que je pouvais m’en emparer, ce que je n’avais jamais fait. Même dans ma sphère intime, à de rares excep­tions près, je n’avais pas parlé des agres­sions sexuelles et des viols dont j’avais été victime.

En 2019, Nadège, vous parlez publi­que­ment pour la première fois des agres­sions sexuelles dont vous avez été victime.

Nadège Beausson-Diagne J’étais invitée à parler de la place des femmes dans le cinéma africain au Fespaco, le Festival pan­afri­cain du cinéma et de la télé­vi­sion de Ouagadougou, au Burkina Faso. Je me revois en train de préparer ce texte chez moi et d’être prise par l’une de ces vagues justement. Je me suis dit qu’il était temps de prendre la parole, de m’emparer de ces questions. J’ai réalisé que j’avais suf­fi­sam­ment travaillé sur moi pour faire quelque chose de mon histoire, pour que mes mots deviennent une arme de révo­lu­tion. Pour faire de mon récit de l’intime un récit politique. J’ai pu le faire parce que j’étais toujours vivante! Il faut le dire, car des victimes de viols sont mortes. J’ai donc travaillé et livré mon récit. La table ronde devait durer une heure, elle en a duré cinq… J’ai parlé, Azata Soro⁴ a parlé, c’était impres­sion­nant. Mon agresseur était au Fespaco, je ne l’ai pas nommé. Mais j’ai donné tous les indices. Je n’en avais jamais parlé publi­que­ment avant.

Claire Pommet Tu as parlé au moment où tu as senti que tu étais vraiment écoutée…

Nadège Beausson-Diagne Oui… On évoquait la dif­fi­cul­té à parler en France, mais c’est vraiment compliqué d’aborder ces questions sur le continent africain. J’ai reçu tellement de menaces. Encore aujourd’hui, des gens m’insultent, m’accusent de faire ma pub. Tant pis. J’ai aussi reçu de nombreux témoi­gnages de soutien. J’ai parlé pour les petites filles. Pour celles de 14 ans qui me demandent si c’est normal que tel ou tel réa­li­sa­teur mettent les mains sur leurs seins. Tant pis si ma parole est insup­por­table. J’y ai beaucoup réfléchi. Cette parole est insup­por­table parce qu’elle oblige chacun·e à regarder ce qu’il en est de sa res­pon­sa­bi­li­té dans ce système de domi­na­tion de nos corps. Quels que soient le continent et le milieu professionnel.

Claire, comment vous êtes-vous décidée à parler, à écrire la lettre ouverte publiée en février dernier sur Mediapart?

Claire Pommet J’avais déjà parlé des violences sexuelles et sexistes dans l’industrie de la musique en 2018 dans Cheek Magazine. Mais comme personne n’écoutait ma musique à ce moment-là, ça n’avait pas eu d’impact. Il y a eu un coup d’accélérateur quand #MusicTooFrance est arrivé en 2020. Dès le début j’ai relayé, j’ai partagé, parce que ce qu’elles et ils font est brillant. À un moment, j’ai voulu prendre ma part de res­pon­sa­bi­li­té. D’autant que j’ai une com­mu­nau­té de centaines de milliers de personnes sur Instagram… Je ne me l’explique pas, c’est comme ça! Je sentais que la plupart sauraient recevoir ce texte de la bonne manière. Le contenu de ma «lettre» était clair, je crois : il ne s’agissait pas de dire «Je me suis fait agresser et je me suis fait harceler », mais plutôt d’expliquer que ce qui m’est arrivé arrive à plein de gens parce que c’est un système, justement. Le but est de parler de ce système, de cette espèce de truc qui est presque fatal pour les jeunes femmes dans la culture et dans la société en général! J’ai donc rendu public ce texte et je n’ai jamais regardé les com­men­taires. Je ne le faisais pas pour savoir ce que les gens en pensaient. Je le faisais pour moi et pour toutes les femmes, toutes les autres personnes qui se sont fait agresser, qui n’ont pas eu cette tribune-là. Mes mots ont été publiés sur Mediapart (le 11 février 2021). Un média crédible, pro­ba­ble­ment détesté par plein de gens de droite. Je m’en fichais. Je me disais juste que si cinq meufs le lisaient et se disaient «Ah, putain! Mais moi aussi ça m’est arrivé ce truc-là!» sans l’avoir formulé comme étant une agression, alors c’était utile. Dire les choses, conscien­ti­ser les choses, c’est déjà beaucoup. C’est la première étape vers la pos­si­bi­li­té de se recons­truire, de prendre conscience de sa valeur.

Comment vos proches ont reçu votre témoignage?

Claire Pommet Mes ami·es proches m’ont beaucoup soutenue avant la publi­ca­tion, parce que je ne me sentais pas forcément légitime pour prendre la parole. Je parlais essen­tiel­le­ment de har­cè­le­ment moral et sexuel, pas de viol. Je me disais que ça ne valait donc pas grand-chose aux yeux de la loi… Je hié­rar­chi­sais la violence. Elles et ils m’ont fait com­prendre que j’étais com­plè­te­ment légitime au contraire, qu’il fallait pré­ci­sé­ment le faire pour les autres. Quand on parle de har­cè­le­ment et d’attouchements, on parle aussi de viol, on parle d’un système de violences trau­ma­ti­santes. Une fois que je l’ai écrit, je l’ai fait relire à Nadège et à un ami trans. Je voulais que ma lettre puisse être lue par n’importe qui: un Bernard de 55 ans comme un jeune activiste trans ou non binaire, qui puisse se dire «OK, je me sens concerné·e». Parce que des textes inac­ces­sibles sur la violence sys­té­mique, il y a en a plein. Il y a des livres que je commence et j’arrête parce que je ne les comprends pas. Si moi je n’y arrive pas, alors que j’ai eu accès à une certaine éducation et que je viens d’une famille aisée, qui va com­prendre ce système? Et à part ce genre de prise de parole, de tribune média­tique, des actions que certain·es consi­dèrent un peu extrêmes, je ne sais pas trop quoi faire… Des mani­fes­ta­tions ? Le gou­ver­ne­ment s’en fout un peu. Aujourd’hui, je reçois encore des messages de femmes qui m’écrivent à la suite de cette lettre parce qu’elles se sentent en confiance. Je ne sais pas toujours comment réagir, je ne suis pas forcément armée. Je les renvoie parfois vers @MusicTooFrance, parfois vers des asso­cia­tions comme Nous toutes. Comment fais-tu, Nadège?

Nadège Beausson-Diagne D’abord, ce que tu dis de notre res­pon­sa­bi­li­té d’artiste est essentiel. Notre rôle ne se réduit pas à mettre des belles robes et à boire du champagne à Cannes. Nos paroles résonnent et, à chaque fois que l’une de nous parle, elle permet à une victime de se libérer. Je me souviens par exemple de l’impact de la pièce de théâtre Les Chatouilles d’Andréa Bescond … C’est l’une des choses qui m’a permis, pas à pas, de faire face aux violences pédo­cri­mi­nelles dont j’ai été victime. Après, comment recevoir les paroles des autres ? Ça m’a pris du temps, je me suis formée avec ma camarade Adèle Haenel, on a eu un échange for­mi­dable sur la réception de la parole avec l’association En avant toutes. Je travaille avec la Fondation des femmes. Il y a aussi le Collectif féministe contre le viol… J’oriente toujours celles qui ont besoin d’aide vers ces asso­cia­tions et je conseille à tout le monde de faire un travail sur soi, parce qu’on ne peut pas s’en sortir seul·e quand on a été victime d’agression sexuelle. Mais je n’ai pas ton âge, Pomme. À ton âge, je n’aurais pas pu faire ce que tu as fait. Pas encore.

Où en étiez-vous à 24 ans, Nadège?

Nadège Beausson-Diagne J’ai commencé à tra­vailler à 21 ans. Je suis une femme, noire. Je pensais, avec mon prix du Conservatoire, que j’allais tra­vailler, que l’art était universel! J’ai réalisé dans la douleur que j’étais noire avant d’être moi et que ça posait un problème de légi­ti­mi­té à cette industrie. Moi je pensais que tous les corps, toutes les identités, pouvaient incarner tous les récits.

Vous avez raconté, notamment, ce casting d’Astérix et Obélix: Mission Cléopâtre (film d’Alain Chabat, sorti en 2002).

Nadège Beausson-Diagne Oui, je pourrais en raconter mille, des exemples ! J’arrive, je pensais que je venais pour Cléopâtre… Le res­pon­sable du casting me regarde inter­lo­qué et me dit: «Ah non, mais pas du tout!» 

Claire Pommet Mais Cléopâtre était noire en plus, non?

Nadège Beausson-Diagne Oui! Il me dit: «Vous êtes avec une feuille de bananier et vous éventez Cléopâtre qui est jouée par Monica Bellucci!» Bref, à 24 ans, voilà ce que j’étais en train de faire. J’essayais de dire : « Regardez ! J’ai fait le Conservatoire, j’existe !» D’abord, il y a eu le racisme. Et s’est ajouté le sexisme. Tout ça est épuisant. Tu es face à un racisme incons­cient, face à des gens qui te disent des choses sans réfléchir. J’appelle ça la « charge raciale », c’est une forme de charge mentale. Il faut réagir sans s’effondrer, expliquer, sans être affectée. Il faudrait songer à demander à être payées ! On réécrit souvent les textes pour qu’ils soient moins racistes, on éduque…


«Dire les choses, conscien­ti­ser les choses, c’est déjà beaucoup. C’est la première étape vers la pos­si­bi­li­té de se reconstruire.»

Claire Pommet


Vous avez raconté comment vous réécri­viez les scénarios de Plus belle la vie, le feuille­ton de France 3 dans lequel vous avez inter­pré­té pendant quatre saisons une com­mis­saire de police…

Nadège Beausson-Diagne Ce n’est pas spé­ci­fique à Plus belle la vie. Comme actrice, mon rôle ne se résume pas à inter­pré­ter. Les textes ne sont pas toujours bien écrits. J’essaie d’intervenir quand je vois des choses qui ne vont pas. Pour Plus belle la vie, j’ai notamment réécrit des passages qui conte­naient des choses racistes ou très limites. On en discutait avec l’équipe, je les alertais. La question, au fond, est «Qui écrit pour qui ? » Le travail de décons­truc­tion est-il fait ? Comment nos corps de femmes noires sont perçus, à travers quel prisme ? Ça ne devrait pas être un sujet d’être noire, je n’ai pas de problèmes de Noire. Je suis bien avec moi-même, c’est dans le regard de l’autre que je deviens, par moments, dif­fé­rente. L’industrie du cinéma nous met dans un sous-ensemble, une Noire peut remplacer une Noire. Le cinéma produit incons­ciem­ment des images racistes, et invi­si­bi­lise en même temps toute une partie de nos concitoyen·nes.

Ça a un prix, d’être dans cette posture? De ne pas lâcher?

Nadège Beausson-Diagne Dans le milieu du cinéma, à partir du moment où tu as parlé des violences dont tu as été victime, tu tra­vailles moins. C’est un fait. Ta parole est insup­por­table puisque les gens qui te recrutent sont poten­tiel­le­ment des agres­seurs ou connaissent des agres­seurs. Ils se disent: « Elle va nous faire chier sur le plateau»… Je me souviens que le phi­lo­sophe Paul B. Preciado s’en était inquiété gentiment. Il nous avait dit, à Adèle Haenel et moi: «Vous avez un peu d’argent de côté ? Parce que ça va être compliqué pour vous…» Mais d’un autre côté, j’ai eu aussi des occasions incroyables. Comme si je prenais enfin ma place ! J’ai fait la paix avec la petite fille en moi que je n’avais pas pu protéger. Ça n’a pas de prix.

Claire Pommet De mon côté, avant de parler, j’avais prévenu mon label, Universal. Il n’y a eu aucune résis­tance. Disons qu’aujourd’hui j’ai trouvé ma place, mon équipe. Mais je sais que, si demain, la France entière se mettait à me détester ou si Universal me disait «On rompt ton contrat parce qu’on ne veut plus avoir affaire à des mili­tantes comme toi», je ne me retrou­ve­rais pas à la rue. Je pars avec des pri­vi­lèges de base dans la vie. Je travaille énor­mé­ment et je suis indé­pen­dante depuis que j’ai 18 ans, mais je peux aussi me permettre de parler du fait de ma position… Quand Camélia Jordana et moi, on tient le même discours dans les médias, il n’est pas du tout reçu de la même manière.

Nadège Beausson-Diagne C’est la double peine des femmes racisées. Je fais un parallèle entre Aïssa Maïga qui parle à la cérémonie des Césars de la non-représentation des personnes non blanches au cinéma, et Camélia Jordana quand elle dénonce les violences poli­ciè­res⁵. Si tu es une femme, non blanche, alors on t’a fait un cadeau d’être là. Tu ne vas pas non plus commencer à critiquer la France. Aux Césars, pendant qu’Aïssa Maïga s’exprimait, la caméra faisait des gros plans sur les Noirs dans la salle pour qu’on s’indigne : « Qu’est-ce qu’elle va nous faire chier celle-là ! En plus, l’année des Misérables!»… Pourtant ce qu’elle dit est documenté, on a les chiffres du CNC à l’appui. Mais c’est inaudible. Femme, non blanche, tu ne dois pas parler.

Claire Pommet Camélia Jordana en prend plein la gueule. Moi, au même endroit, avec ma tête, tu penses que je vais recevoir les mêmes insultes qu’elle ? Qu’on va me dire de rentrer chez moi ? Où est-ce, chez elle ? Comment ça s’appelle, « Rentre chez toi», si ce n’est pas du racisme?

Nadège Beausson-Diagne Le combat contre le racisme est vraiment compliqué, il y a toujours un moment où on te fait com­prendre que tu fais chier… Mais moi je ne veux pas lâcher. Il faut que les jeunes gran­dissent en ayant des clés de rési­lience et de décons­truc­tion. Sans ça, on ne se rend pas compte, c’est comme grandir avec une tumeur qui te ronge… Des mots qui te rabaissent, que tu entends depuis que tu es petit·e et même avant; on se les transmet de géné­ra­tion en géné­ra­tion. Tu peux grandir en te détestant. Ma mère métisse me racontait que dans la cour de récréa­tion, dans les années 1960, on l’encerclait en la traitant de négresse. Moi dans les années 1980, j’ai eu le droit à «sale Noire ». C’est une réalité.


« Je pensais, que l’art était universel! J’ai réalisé dans la douleur que j’étais noire avant d’être moi. Moi je pensais que tous les corps, toutes les identités, pouvaient incarner tous les récits. »

Nadège Beausson-Diagne


Parlons de vos enfances justement. Nadège, vous parlez de votre mère comme d’une femme très moderne, qui a eu trois enfants avec trois hommes dif­fé­rents. Vous ne connais­sez pas votre père. Vos parents se sont ren­con­trés à une manif de soutien à Angela Davis…

Claire Pommet La classe!

Nadège Beausson-Diagne On est d’accord, c’est classe! Ma grand-mère était déjà une militante com­mu­niste, elle vendait L’Humanité dimanche. Elle était engagée contre le racisme, le sexisme, pour les droits humains, le féminisme et elle a inculqué ces valeurs à ma mère. De mon côté, je crois que ça commence avec les cheveux: ma mère ne s’est jamais défrisé les cheveux. Imaginez, vous naissez avec les cheveux crépus ou frisés, et la société dans laquelle vous vivez vous demande de changer la nature de ce que vous êtes. En tant qu’artiste, on m’a souvent demandé de changer mes cheveux. De les lisser. Au fond, vous devez être le moins noir·e possible. Ma mère disait non. Elle disait aussi: «Je veux bien élever un enfant, mais je ne veux pas élever un homme.» Elle voulait des enfants sans la vie de couple. Elle en a eu trois. Après, on fait comme on peut avec son histoire familiale. Et on a trois histoires dif­fé­rentes avec mes frères. Ma mère a 71 ans aujourd’hui, et l’engagement reste encore très fort chez elle. Elle est à Osez le féminisme, elle lutte pour les droits LGBTQIA+. Quand j’ai parlé publi­que­ment de violences sexuelles, elle et ses amies ont commencé aussi à se ques­tion­ner entre elles, à raconter. On ne se rend pas compte de ce que toutes ces femmes ont tu.

Claire Pommet C’est bien pour ça qu’on parle du consen­te­ment et qu’on l’apprend. Ce mot a toujours existé, mais on ne l’utilisait pas. Je n’ai pas le souvenir qu’on m’ait parlé du consen­te­ment dans mon enfance.

Dans quel milieu avez-vous grandi, Claire?

Claire Pommet Avec une mère chré­tienne gaucho très pra­ti­quante. Elle a voyagé en Inde, elle a un petit bouddha à qui elle dépose des offrandes. Elle est pas­sion­née par la religion et elle a fait une licence de théologie en chris­tia­nisme. Mes parents se sont ren­con­trés à l’aumônerie, entre chrétiens. Ils sont cool. Ce sont des chrétiens ouverts, pas du tout des chrétiens extrêmes qui mani­festent contre la PMA et le mariage gay, par exemple. Dans votre chanson On brûlera, vous dites tout de même « Je m’excuse auprès des dieux, de ma mère et ses louanges, je sais toutes les prières, tous les vœux, pour que ça change»…

Claire Pommet Mes parents sont ouverts ; la société française, elle, est autant homophobe que raciste. Alors, quand tu es chrétien comme l’est ma mère, ce n’est pas évident de décons­truire dans ta tête toute l’histoire de la religion fabriquée sur la base de l’hétérosexualité. Quand je lui ai dit que j’étais tombée amoureuse d’une fille, j’avais 19 ans, elle a eu une première réaction un peu homophobe malgré elle. Déjà, à 16 ans, je lui avais dit que je n’aimais pas trop sortir avec des garçons, que je ne savais pas pourquoi… Je lui avais aussi dit que lorsque je regardais les filles et les garçons dans la rue, je res­sen­tais la même chose. Elle n’avait pas dit grand-chose, mais elle m’avait ensuite envoyé un article qui parlait de «l’homosexualité passagère de l’adolescente ». Ce sont des petites graines mal semées… Je pensais qu’elle me guiderait cor­rec­te­ment sur ce sujet-là, d’autant que ma mère était mon idole à cette période. C’était une militante écolo, qui ne portait jamais de soutif, ne s’épilait pas, hyper libre, hyper amoureuse de mon père depuis trente ans… Mais quand je lui ai dit un peu plus tard que j’étais tombée amoureuse d’une fille, elle ne l’a pas bien vécu et m’a dit que je cherchais autre chose que de l’amour. Ça a été très dur. Si dur qu’elle s’est excusée trois mois plus tard. Elle a fait un che­mi­ne­ment de malade sur le sujet, en très peu de temps. C’est le plus important dans cette histoire. Maintenant, c’est une femme qui ne supporte pas d’entendre des parents chouiner parce que leurs enfants sont gay ! Quant à mon père, il s’en foutait à la base. Sa sœur est lesbienne depuis toujours. L’importance des exemples, de la repré­sen­ta­tion… Quand je lui ai écrit pour lui dire, pensant qu’il allait trop mal réagir, il m’a lit­té­ra­le­ment répondu: «Très bien, mais je m’en fous!»


«Ma parole est insup­por­table parce qu’elle oblige chacun·e à regarder ce qu’il en est de sa res­pon­sa­bi­li­té dans ce système de domi­na­tion de nos corps.»
Nadège Beausson-Diagne


Peut-on parler de vos fémi­nismes? Nadège, vous vous reven­di­quez comme inter­sec­tion­nelle, vous vous posi­tion­nez sur plusieurs combats à la fois, par exemple contre les violences policières.

Nadège Beausson-Diagne Je peux déjà vous parler de la violence subie par mes frères. À l’adolescence, ils se sont fait contrôler tous les jours. Tu grandis avec de la violence, forcément. Qu’est-ce qu’on en fait ? Je ne dis pas que tous les policiers sont racistes, je dis que le système actuel donne la liberté d’être raciste et banalise un voca­bu­laire d’une violence insup­por­table. Moi je suis traversée par tous ces enjeux, ces obstacles, donc évi­dem­ment je suis inter­sec­tion­nelle. Il y a tant à faire! C’est pour cette raison que je ne supporte pas les débats du moment sur des questions de voca­bu­laire, des thé­ma­tiques que certain·es pensent «importées des États-Unis». Mais pourquoi cette perte de temps ? Pourquoi on ne combat pas toutes ces inéga­li­tés ensemble ? On n’a pas de temps à perdre.

Claire Pommet Moi, je n’ai pas eu la chance d’avoir une éducation vraiment féministe comme toi. Même si ma mère, en étant libérée des diktats de la féminité, m’a donné un bagage assez cool. Par exemple: «Si tu veux t’épiler, tu peux. Mais moi, je ne le fais pas.» Elle ne le conscien­ti­sait pas forcément, n’utilisait pas le mot «féminisme», mais elle m’a donné quelques clés de base pour disposer librement de mon corps. Ensuite, j’ai
eu la chance, très jeune, de beaucoup voyager au Québec. Là-bas, ils ont clai­re­ment une dizaine d’années d’avance. Quand j’arrive à Montréal, j’ai 18 ans, je rencontre plein de gens, je tombe amoureuse d’une meuf. Sans ce détour, je serais peut-être sortie avec des mecs pendant dix ans avant d’avoir un déclic. Sans le Québec, je n’aurais pas découvert ce qu’était la tran­si­den­ti­té ni rencontré des personnes trans… Là-bas, c’est normal d’être bi, lesbienne, dans un couple ouvert, etc. Cet endroit donne espoir! J’aime vraiment être entre les deux pays et me servir de ce que j’apprends là-bas pour le trans­po­ser ici. La recon­nais­sance, la confiance en moi qu’on me donne au Québec me servent d’armes ici. Parce que dans le milieu dans lequel j’évoluais ado­les­cente, on était à des années lumière de tout ça. J’ai été dans le moule de l’hétérosexualité jusque très tard, j’ai commencé à me décons­truire sur plein de sujets très récemment. La première secousse est arrivée quand j’ai réalisé que j’étais une femme lesbienne et que j’allais m’en prendre plein la gueule. Puis je me suis inté­res­sée à l’écologie, à l’écoféminisme. Plus récemment, avec le sou­lè­ve­ment anti­ra­ciste après la mort de George Floyd ⁶, je me suis éduquée sur les violences poli­cières. J’étais dans ma bulle de Blanche, c’est venu tard. J’ai réalisé qu’il y avait des gens qui clam­saient encore aujourd’hui en France dans les mains de la police.
Vous avez publié un post sur Instagram dans lequel vous dites : «Ce mouvement immense qui s’appelle le féminisme et qui me maintient en vie.» C’est très fort !

Claire Pommet C’est une lettre que j’ai écrite pour les petites filles à l’occasion du 8‑Mars. Oui… cette lutte per­ma­nente me maintient en vie. L’idée qu’il y ait des résultats à un moment donné, dans cinq ans ou dans trois cents ans. C’est plus important que de vendre des albums. Je l’ai toujours dit et c’est pareil pour l’écologie. Pour moi, c’est une espèce de package géant. Il y a des hommes au pouvoir qui font n’importe quoi, qui ins­tallent un système polluant, raciste et homophobe, qui est oppres­sant pour tout le monde. Ne pas s’attaquer à ce système, ça n’a pas de sens. Et puis j’ai de l’espoir tout de même.

Nadège Beausson-Diagne Il y a quelque chose d’exaltant dans les ren­contres qu’on fait. Il se passe des choses puis­santes entre artistes notamment, je pense à Céline Sciamma, Adèle Haenel, Nadège Loiseau, Camélia Jordana et ma sœur et amie de toujours Aïssa Maïga. Et on n’est pas tout le temps d’accord, on échange, on apprend. Ça m’a fait du bien d’avoir de nouvelles amitiés les­biennes… Quel gain de temps sur le travail de décons­truc­tion de l’oppression patriar­cale de nos corps ! Il y a de l’amour, de la douceur entre nous. C’est reposant… Et puis le mélange de nous toutes, la diversité: c’est la seule solution.


«Il y a des hommes au pouvoir qui font n’importe quoi, qui ins­tallent un système polluant, raciste et homophobe, qui est oppres­sant pour tout le monde. Ne pas s’attaquer à ce système, ça n’a pas de sens.»

Claire Pommet


Une grande sen­si­bi­li­té émane de vous deux. Comment choisissez-vous vos mots? Claire, comment écrivez-vous vos chansons?

Claire Pommet Comment expliquer ma création? C’est une zone sacrée qui est un peu en dehors du mili­tan­tisme, de l’engagement. Ce n’est ni conscient ni incons­cient, mais je n’écris pas de chansons fon­ciè­re­ment fémi­nistes. Après, forcément, mes chansons sont teintées de mes opinions, de mes lectures…

Votre chanson À perte de vue est à une décla­ra­tion d’amour aux baleines, ce n’est pas un texte engagé?

Claire Pommet Oui, mais c’est un processus. Je suis devant mon piano et ça me tombe dessus sans que je cherche abso­lu­ment à parler de féminisme ou des baleines qui sont tuées. La chanson Grandiose, par exemple, ne parle pas de PMA. Je l’ai écrite quatre ans avant le débat parce que je venais de me faire larguer, je me disais que c’était déjà bien compliqué d’avoir un bébé avec une meuf, alors toute seule.… Ça devient politique parce qu’on est dans une société politisée. Mais je ne me suis jamais dit que j’allais créer une chanson qui parle à toutes les les­biennes de France. Au fond, c’est une stratégie que mon cerveau a dû créer incons­ciem­ment: parler d’engagement en sous-marin dans mes chansons. Parce qu’on sait bien que les mots «féminisme»,
«mili­tan­tisme » et « système » font se hérisser les poils de couilles de plein de mecs. Et peut-être que la meilleure manière de faire passer des messages en dehors de nos discours, c’est d’en parler sans les nommer direc­te­ment. Mais vraiment, mon écriture ne se base pas sur une démarche politique. Je tiens à garder cet espace «en dehors», c’est un lieu où mon cerveau est mis en pause, où je décide de parler avec mon cœur.

Nadège, vous êtes actrice mais aussi autrice. Vous avez notamment écrit en 2020 un texte qui résonne fort dans cette conver­sa­tion: Mon corps est une révo­lu­tion, ma sœur.

Nadège Beausson-Diagne Il y a en effet des choses que les gens ne savent pas de moi, je suis aussi chanteuse et autrice. Le texte dont vous parlez est né dans le cadre d’une confé­rence autour de la résidence du phi­lo­sophe Paul B. Preciado au centre Georges-Pompidou, à Paris. Je lui ai dit que j’avais envie de créer quelque chose avec de la danse, du slam, et j’ai donc écrit ce texte, Mon corps est une révo­lu­tion, ma sœur. Il parle de se réap­pro­prier son corps, son histoire. Ma mère elle-même a été victime de violences sexuelles… Ma grand-mère aussi. Ça n’a rien d’exceptionnel, plein de familles mal­heu­reu­se­ment repro­duisent de géné­ra­tion en géné­ra­tion des traumas, et rien n’est réglé. Je voulais rendre hommage aux femmes de ma famille. À leurs forces que j’ai reçues en héritage. Dire qu’aujourd’hui pour elles, pour l’armée de sur­vi­vantes à travers le
monde, je ne me tairai plus. Je me réap­pro­prie mon corps comme une nouvelle dynamique de libé­ra­tion. Je suis debout!

  1. L’actrice Sand Van Roy a porté plainte contre Luc Besson pour viol en 2018.
  2. . En décembre 2005, le réa­li­sa­teur JeanClaude Brisseau est condamné à un an de prison avec sursis pour har­cè­le­ment sexuel sur deux comé­diennes. Durant le procès, une vingtaine de femmes ont témoigné
    d’agressions et de har­cè­le­ment lors de tournages.
  3. Le compte Instagram MusicTooFrance est animé par un collectif anonyme qui recueille la parole des victimes de violences sexuelles dans le milieu musical.
  4. Actrice et réa­li­sa­trice burkinabè, Azata Soro a été agressée et blessée en 2017 sur le plateau d’un tournage. Elle est l’une des ini­tia­trices, depuis, du mouvement #MêmePasPeur dans le cinéma burkinabè.
  5. «Il y a des milliers de personnes qui ne se sentent pas en sécurité face à un flic, et j’en fais partie », expli­quait l’actrice Camélia Jordana en mai 2020 sur France 2. Le ministre de l’Intérieur de l’époque,
    Christophe Castaner, mais aussi plusieurs syndicats de policiers, ont dénoncé des «propos men­son­gers
    et honteux ».
  6. George Floyd, Africain-américain, est mort le 25 mai 2020 à Minneapolis, aux États-Unis, après son inter­pel­la­tion par le policier blanc Derek Chauvin. Ce dernier a été reconnu coupable de meurtre et condamné à 22 ans et demi de prison.

 

 

Danser : l’émancipation en mouvement

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°8 Jouer, de mai 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
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