TROUVER SA VOIX

À Lille, une ortho­pho­niste accom­pagne des personnes trans dans la recherche de leur identité vocale. Un travail col­la­bo­ra­tif qui peut durer plusieurs années et ques­tionne les liens entre voix et genre.
Publié le 21 juin 2023
Aimée Thirion

Il est 8 h 20 et nous sommes trois à attendre devant la porte d’un immeuble HLM du quartier populaire de Moulins, à Lille. Une pho­to­graphe, une jour­na­liste et une personne dont le visage est en partie caché sous une écharpe. 

Une longue queue de cheveux noirs dépasse de son blouson. Elle nous salue du regard et s’en va patienter à l’écart. Quelques minutes plus tard, nous la retrou­vons dans le bureau de l’orthophoniste Juliette Defever. La jeune femme ne veut pas en dire trop sur elle : elle s’appelle Flavie¹ et termine une formation en infor­ma­tique. Elle nous confie : « Quand je vous ai vues devant la porte, je ne savais pas si vous étiez les jour­na­listes ou bien des habi­tantes du quartier, alors je n’ai pas osé vous parler pour ne pas me dévoiler. » Pour les femmes trans, la dis­so­nance entre l’apparence physique et la voix est souvent un frein aux inter­ac­tions sociales les plus banales. « Quand je passe des coups de fil pour des rendez-vous liés à ma tran­si­tion, je ne sais jamais quoi faire, raconte Flavie. Ce que je voudrais, c’est avoir des outils pour calibrer ma voix comme je veux et avoir un cis­pas­sing dans toutes les situa­tions où c’est néces­saire. »

Étirer les cordes vocales

De 8 h 30 à 17 h 30, ce jour-là, l’orthophoniste enchaîne, sans pause, les séances d’éducation vocale. Les personnes trans qu’elle accueille ont parfois attendu plusieurs mois avant un premier rendez-vous : les ortho­pho­nistes spécialisé·es dans l’accompagnement des tran­si­tions de genre se comptent, en France, sur les doigts des deux mains.

10 heures. D’une voix appliquée, Mia, 24 ans, étudiante en école d’ingénieur infor­ma­tique, reproduit des notes et des into­na­tions. Sur la table en bois du cabinet, une appli du téléphone de Juliette capte les sons et les traduit en courbes élancées qui per­mettent à la jeune femme de visua­li­ser sa voix : « Bon-jouuuuur », « En-coooore », « Bon-soiiiir ». L’orthophoniste encourage : « Il faut, te redresser, bien prendre de l’air et que ça s’ouvre au niveau de tes côtes. La posture est hyper impor­tante dans la voix. Si tu ne doutes pas de toi, les gens ne douteront pas de toi ! » La plupart des séances com­mencent par un échauf­fe­ment de l’appareil pho­na­toire. « Est-ce que tu peux me faire un “ha” ? Il résonne où, ton “ha” ? » Mia montre sa gorge. « Alors on va le faire monter un peu au-dessus. On va changer d’étage. » Ce qui fait le genre de la voix, c’est notamment l’endroit du corps où les sons viennent résonner. Dans la poitrine pour la plupart des hommes ; dans la tête pour une majorité de femmes.

Avec ces exercices, Juliette Defever entraîne aussi à étirer les cordes vocales pour permettre aux femmes trans de parler avec une voix plus aiguë. « La voix est aussi une donnée cultu­relle. Selon les pays et les normes sociales, les voix de femmes sont plus ou moins hautes. Avoir une voix aiguë pour un homme, c’est toléré dans certains pays, mais pas chez nous². » La mor­pho­lo­gie joue aussi sur la manière de parler : « Les femmes ont géné­ra­le­ment de plus petits organes res­pi­ra­toires, ce qui les contraint à reprendre de l’air plus fré­quem­ment, du coup, elles marquent davantage de pauses dans leur diction. »


« La voix est une donnée cultu­relle. Selon les pays et les normes sociales, les voix de femmes sont plus ou moins hautes. »

Juliette Defever, orthophoniste


Le travail, ici, consiste à recons­ti­tuer un parler cohérent avec l’identité de genre ressentie. « Il faut imaginer la voix comme une radio avec cinq boutons varia­teurs qui vont agir sur les para­mètres pour permettre son iden­ti­fi­ca­tion : la hauteur de la voix, l’articulation, le timbre, l’intonation et le rythme. » Juliette Defever soulève les mains de son bureau et recourbe ses doigts comme si elle tournait une molette. « Ces cinq boutons, on va les régler ensemble, en fonction de la manière dont la personne a envie de se faire entendre. »

Ici, les hommes trans sont rares, car les injec­tions de tes­to­sté­rone effec­tuées dans le cadre de la tran­si­tion hormonale agissent sur l’épaisseur des cordes vocales et rendent méca­ni­que­ment la voix plus grave. Pour les femmes, tout repose en revanche sur un travail d’éducation vocale de longue haleine qui peut durer de quelques mois à quelques années. Cette prise en charge s’inscrit dans une logique de soin mise en place par la Maison dispersée de santé³ du quartier de Moulins à Lille, dans laquelle la personne accom­pa­gnée – on ne parle pas de « malades » ni de « patient·es » ici – est codécisionnaire.

« J’hésite encore sur la voix que je vais utiliser »

Midi. Anna pénètre dans la pièce d’un pas leste et dans un même mouvement se débar­rasse de son grand manteau noir et blanc. « Tu aurais pu me dire qu’il y avait des jour­na­listes, Juliette ! J’aurais fait un effort pour me maquiller et mettre autre chose qu’un vieux jean et un T‑shirt de métalleux ! » L’orthophoniste rigole : « Tu es la seule que je n’ai pas pu joindre. Alors c’était bien les vacances à Malte ? »

La tren­te­naire fréquente le cabinet d’orthophonie depuis avril 2021 mais a entamé sa tran­si­tion dix-huit mois aupa­ra­vant. « Je suis psy­chiatre et sexologue, et quand j’ai commencé les hormones, je tra­vaillais dans un service public et j’étais encore au placard donc je ne me suis pas attaquée à ce qui aurait pu être trop remar­quable : les poils et la voix. » Depuis, elle a démis­sion­né et se consacre à une thèse en santé publique. « J’ai fina­le­ment été voir un géné­ra­liste de la Maison de santé qui m’a proposé des séances d’orthophonie et, au bout de trois mois, prescrit des hormones⁴. » Dans quelques semaines, la jeune femme doit inter­ve­nir au Congrès français de psy­chia­trie : « J’hésite encore sur la voix que je vais utiliser. Sans doute une voix androgyne, plus proche de ma voix de confort. J’aime beaucoup jouer avec mon apparence. »

Même après la fin de leurs séances d’orthophonie, certaines femmes trans conti­nuent à faire cohabiter plusieurs voix dans leur quotidien : une voix « d’invisibilité », comme Juliette Defever l’appelle, qui cor­res­pond en tous points au genre dans lequel elles se recon­naissent, et qu’elles emploient le plus souvent dans leurs inter­ac­tions avec des admi­nis­tra­tions, des commerçant·es ou au téléphone. Et une voix « de confort », qui se situe quelques tons en dessous, demande moins de concen­tra­tion et peut s’employer dans un envi­ron­ne­ment « safe », avec des ami·es par exemple. « Je reçois de plus en plus de jeunes gens qui s’affirment en dehors des normes binaires, poursuit l’orthophoniste. Ils et elles brouillent les codes, s’en amusent. Ça m’a permis d’évoluer dans ma posture de thé­ra­peute. Je ne cherche plus à tout prix dans mon travail à faire acquérir une voix qui rentre dans le moule des sté­réo­types de genre. »

Déconstruire les normes de genre

Il y a une dizaine d’années, Juliette Defever était encore une ortho­pho­niste « classique » qui prenait en charge prin­ci­pa­le­ment des défauts de langage et des patho­lo­gies de la voix. Au début des années 2010, la maison de santé où elle travaille décide d’ouvrir plus largement ses portes aux personnes en tran­si­tion de genre. L’orthophoniste, qui vient alors tout juste de fêter ses 30 ans, est sol­li­ci­tée pour intégrer cette équipe spé­cia­li­sée. « J’étais ter­ro­ri­sée parce que je ne savais pas du tout ce que j’allais faire. À l’école d’orthophonie, on nous avait parlé trois minutes des personnes trans. J’ai été très honnête au début avec ces personnes : je leur ai expliqué que je n’avais jamais fait ce type de prise en charge et qu’on allait avancer ensemble. » Forte de cette expé­rience de pionnière, la thé­ra­peute enseigne aujourd’hui sa pratique au sein de l’école d’orthophonie de Lille : « Trois heures de cours sur une formation de cinq ans. C’est peu, mais c’est déjà ça. Il y a beaucoup d’écoles où il n’y a rien du tout. »

Se considère-t-elle comme une soignante militante ? « Si faire du mili­tan­tisme c’est éduquer les gens autour de soi au respect de l’autre, alors oui je le suis. Si c’est être aux côtés des personnes trans, afin de les accom­pa­gner dans leur che­mi­ne­ment, alors oui je le suis. Je préviens souvent mes étudiant·es : tra­vailler avec des personnes trans vous force à vous inter­ro­ger sur votre genre. Moi, je me suis longtemps conformée à ce qu’on attendait de moi en tant que femme : ren­con­trer un homme, me marier jeune, avoir des enfants. Au contact des personnes trans, j’ai compris que ça ne me cor­res­pon­dait pas com­plè­te­ment, j’ai fini par divorcer. Je reste une femme blanche, hétéro, cisgenre, c’est pas très rock’n’roll, mais au moins j’ai décons­truit quelque chose ! »

15 h 30. Mathilde passe la porte, nous salue timi­de­ment et s’installe devant la table qui sert aux consul­ta­tions. La prise en charge ortho­pho­nique de cette jeune femme, étudiante en master d’histoire antique, a débuté il y a 18 mois. L’orthophoniste propose que notre conver­sa­tion fasse office d’exercice grandeur nature. Alors, d’une voix par­fai­te­ment maîtrisée, Mathilde se lance : « Ce travail vocal m’a apporté autant sinon plus que de changer ma garde-robe. Avant, l’image que je renvoyais ne cor­res­pon­dait pas à l’image de femme que j’avais de moi-même. Dès que j’ouvrais la bouche, les gens m’appelaient monsieur ». Juliette l’interroge : « Tu crois que tu te serais lancée dans ce travail si on vivait dans une société plus ouverte d’esprit sur la question du genre ? » L’étudiante marque une courte pause avant de répondre : « Je pense que oui. Je le fais d’abord pour moi parce que je veux être une femme et me sentir conforme à ce genre que je ressens. Moi aussi, j’ai sans doute des repré­sen­ta­tions binaires. » •

Reportage réalisé le 9 novembre 2021 par Marion Pillas, coré­dac­trice en chef de La Déferlante.

1. Certains prénoms ont été modifiés

2. Selon des expé­riences effec­tuées à l’université de Stockholm, les femmes alle­mandes ont des voix plus aiguës que les femmes amé­ri­caines, qui, elles-mêmes, parlent plus haut que les Françaises. Les dif­fé­rences de fré­quences entre voix dites mas­cu­lines et féminines sont également plus ou moins marquées selon les régions du monde. Lire Aron Arnold, « Voix et tran­si­den­ti­tés : changer de voix pour changer de genre ? », Langage et société, 2015.

3. Inauguré en 1986, en pleine épidémie de sida, ce lieu de soin s’est spé­cia­li­sé dans l’accueil des personnes mar­gi­na­li­sées. Son équipe travaille selon un principe d’expertise partagée, intégrant notamment les asso­cia­tions com­mu­nau­taires ou les groupes d’usagères et usagers.

4. En France, les personnes trans sont le plus souvent suivies par des médecins hos­pi­ta­liers dont la pratique est d’attendre plusieurs mois, voire plusieurs années, pour prescrire des hormones.

Parler : les voix de l’émancipation

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°5. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.

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