Trouver sa voix

par

Aimée Thirion

À Lille, une ortho­pho­niste accom­pagne des per­sonnes trans dans la recherche de leur iden­ti­té vocale. Un tra­vail col­la­bo­ra­tif qui peut durer plu­sieurs années et ques­tionne les liens entre voix et genre.

Il est 8 h 20 et nous sommes trois à attendre devant la porte d’un immeuble HLM du quar­tier popu­laire de Moulins, à Lille. Une pho­to­graphe, une jour­na­liste et une personne dont le visage est en par­tie caché sous une écharpe. Une longue queue de che­veux noirs dépasse de son blou­son. Elle nous salue du regard et s’en va patien­ter à l’écart. Quelques minutes plus tard, nous la retrou­vons dans le bureau de l’orthophoniste Juliette Defever. La jeune femme ne veut pas en dire trop sur elle : elle s’appelle Flavie¹ et ter­mine une for­ma­tion en infor­ma­tique. Elle nous confie : « Quand je vous ai vues devant la porte, je ne savais pas si vous étiez les jour­na­listes ou bien des habi­tantes du quar­tier, alors je n’ai pas osé vous par­ler pour ne pas me dévoi­ler. » Pour les femmes trans, la dis­so­nance entre l’apparence phy­sique et la voix est sou­vent un frein aux inter­ac­tions sociales les plus banales. « Quand je passe des coups de fil pour des rendez-vous liés à ma tran­si­tion, je ne sais jamais quoi faire, raconte Flavie. Ce que je vou­drais, c’est avoir des outils pour cali­brer ma voix comme je veux et avoir un cis­pas­sing dans toutes les situa­tions où c’est néces­saire. »

ÉTIRER LES CORDES VOCALES
De 8 h 30 à 17 h 30, ce jour-là, l’orthophoniste enchaîne, sans pause, les séances d’éducation vocale. Les per­sonnes trans qu’elle accueille ont par­fois atten­du plu­sieurs mois avant un pre­mier rendez-vous : les ortho­pho­nistes spécialisé·es dans l’accompagnement des tran­si­tions de genre se comptent, en France, sur les doigts des deux mains.
10 heures. D’une voix appli­quée, Mia, 24 ans, étu­diante en école d’ingénieur·e infor­ma­tique, repro­duit des notes et des intonations.

Sur la table en bois du cabi­net, une appli du télé­phone de Juliette Defever capte les sons et les tra­duit en courbes élan­cées qui per­mettent à la jeune femme de visua­li­ser sa voix : « Bon-jouuuuur », « En-coooore », « Bon-soiiiir ». L’orthophoniste encou­rage : « Il faut te redres­ser, bien prendre de l’air et que ça s’ouvre au niveau de tes côtes. La pos­ture est hyper impor­tante dans la voix. Si tu ne doutes pas de toi, les gens ne dou­te­ront pas de toi ! » La plu­part des séances com­mencent par un échauf­fe­ment de l’appareil pho­na­toire. « Est-ce que tu peux me faire un “ha” ? Il résonne où, ton “ha” ? » Mia montre sa gorge. « Alors on va le faire mon­ter un peu au-dessus. On va chan­ger d’étage. » Ce qui fait le genre de la voix, c’est notam­ment l’endroit du corps où les sons viennent réson­ner. Dans la poi­trine pour la plu­part des hommes ; dans la tête pour une majo­ri­té de femmes.

Avec ces exer­cices, Juliette Defever entraîne aus­si à éti­rer les cordes vocales pour per­mettre aux femmes trans de par­ler avec une voix plus aiguë. « La voix est aus­si une don­née cultu­relle. Selon les pays et les normes sociales, les voix de femmes sont plus ou moins hautes. Avoir une voix aiguë pour un homme, c’est tolé­ré dans cer­tains pays, mais pas chez nous ². » La mor­pho­lo­gie joue aus­si sur la manière de par­ler : « Les femmes ont géné­ra­le­ment de plus petits organes res­pi­ra­toires, ce qui les contraint à reprendre de l’air plus fré­quem­ment, du coup, elles marquent davan­tage de pauses dans leur dic­tion. »

Le tra­vail, ici, consiste à recons­ti­tuer un par­ler cohé­rent avec l’identité de genre res­sen­tie. « Il faut ima­gi­ner la voix comme une radio avec cinq bou­tons varia­teurs qui vont agir sur les para­mètres pour per­mettre son iden­ti­fi­ca­tion : la hau­teur de la voix, l’articulation, le timbre, l’intonation et le rythme. » Juliette Defever sou­lève les mains de son bureau et recourbe ses doigts comme si elle tour­nait une molette. « Ces cinq bou­tons, on va les régler ensemble, en fonc­tion de la manière dont la per­sonne a envie de se faire entendre. »

Ici, les hommes trans sont rares, car les injec­tions de tes­to­sté­rone effec­tuées dans le cadre de la tran­si­tion hor­mo­nale agissent sur l’épaisseur des cordes vocales et rendent méca­ni­que­ment la voix plus grave. Pour les femmes, tout repose en revanche sur un tra­vail d’éducation vocale de longue haleine qui peut durer de quelques mois à quelques années. Cette prise en charge s’inscrit dans une logique de soin mise en place par la Maison dis­per­sée de san­té³ du quar­tier de Moulins à Lille, dans laquelle la per­sonne accom­pa­gnée – on ne parle pas de « malades » ni de « patient·es » ici – est codécisionnaire.

« J’HÉSITE ENCORE SUR LA VOIX QUE JE VAIS UTILISER »

Midi. Anna pénètre dans la pièce d’un pas leste et dans un même mou­ve­ment se débar­rasse de son grand man­teau noir et blanc. « Tu aurais pu me dire qu’il y avait des jour­na­listes, Juliette ! J’aurais fait un effort pour me maquiller et mettre autre chose qu’un vieux jean et un T‑shirt de métal­leux ! » L’orthophoniste rigole : « Tu es la seule que je n’ai pas pu joindre. Alors c’était bien, les vacances à Malte ? »

La tren­te­naire fré­quente le cabi­net d’orthophonie depuis avril 2021, mais a enta­mé sa tran­si­tion dix-huit mois aupa­ra­vant. « Je suis psy­chiatre et sexo­logue, et quand j’ai com­men­cé les hor­mones, je tra­vaillais dans un ser­vice public et j’étais encore au pla­card donc je ne me suis pas atta­quée à ce qui aurait pu être trop remar­quable : les poils et la voix. » Depuis, elle a démis­sion­né et se consacre à une thèse en san­té publique. « J’ai fina­le­ment été voir un géné­ra­liste de la Maison de san­té qui m’a pro­po­sé des séances d’orthophonie et, au bout de trois mois, pres­crit des hor­mo­nes⁴. » Dans quelques semaines, la jeune femme doit inter­ve­nir au Congrès fran­çais de psy­chia­trie : « J’hésite encore sur la voix que je vais uti­li­ser. Sans doute une voix andro­gyne, plus proche de ma voix de confort. J’aime beau­coup jouer avec mon appa­rence. »

Même après la fin de leurs séances d’orthophonie, cer­taines femmes trans conti­nuent à faire coha­bi­ter plu­sieurs voix dans leur quo­ti­dien : une voix « d’invisibilité », comme Juliette Defever l’appelle, qui cor­res­pond en tous points au genre dans lequel elles se recon­naissent, et qu’elles emploient le plus sou­vent dans leurs inter­ac­tions avec des admi­nis­tra­tions, des commerçant·es ou au télé­phone. Et une voix « de confort », qui se situe quelques tons en des­sous, demande moins de concen­tra­tion et peut s’employer dans un envi­ron­ne­ment « safe », avec des ami·es par exemple. « Je reçois de plus en plus de jeunes gens qui s’affirment en dehors des normes binaires, pour­suit l’orthophoniste. Ils et elles brouillent les codes, s’en amusent. Ça m’a per­mis d’évoluer dans ma pos­ture de thé­ra­peute. Je ne cherche plus à tout prix dans mon tra­vail à faire acqué­rir une voix qui rentre dans le moule des sté­réo­types de genre. »

DÉCONSTRUIRE LES NORMES DE GENRE

Il y a une dizaine d’années, Juliette Defever était encore une ortho­pho­niste « clas­sique » qui pre­nait en charge prin­ci­pa­le­ment des défauts de lan­gage et des patho­lo­gies de la voix. Au début des années 2010, la mai­son de san­té où elle tra­vaille décide d’ouvrir plus lar­ge­ment ses portes aux per­sonnes en tran­si­tion de genre. L’orthophoniste, qui vient alors tout juste de fêter ses 30 ans, est sol­li­ci­tée pour inté­grer cette équipe spé­cia­li­sée. « J’étais ter­ro­ri­sée parce que je ne savais pas du tout ce que j’allais faire. À l’école d’orthophonie, on nous avait par­lé trois minutes des per­sonnes trans. J’ai été très hon­nête au début avec ces per­sonnes : je leur ai expli­qué que je n’avais jamais fait ce type de prise en charge et qu’on allait avan­cer ensemble. » Forte de cette expé­rience de pion­nière, la thé­ra­peute enseigne aujourd’hui sa pra­tique au sein de l’école d’orthophonie de Lille : « Trois heures de cours sur une for­ma­tion de cinq ans. C’est peu, mais c’est déjà ça. Il y a beau­coup d’écoles où il n’y a rien du tout. »

Se considère-t-elle comme une soi­gnante mili­tante ? « Si faire du mili­tan­tisme c’est édu­quer les gens autour de soi au res­pect de l’autre, alors oui je le suis. Si c’est être aux côtés des per­sonnes trans, afin de les accom­pa­gner dans leur che­mi­ne­ment, alors oui je le suis. Je pré­viens sou­vent mes étudiant·es : tra­vailler avec des per­sonnes trans vous force à vous inter­ro­ger sur votre genre. Moi, je me suis long­temps confor­mée à ce qu’on atten­dait de moi en tant que femme : ren­con­trer un homme, me marier jeune, avoir des enfants. Au contact des per­sonnes trans, j’ai com­pris que ça ne me cor­res­pon­dait pas com­plè­te­ment, j’ai fini par divor­cer. Je reste une femme blanche, hété­ro, cis­genre, c’est pas très rock’n’roll, mais au moins j’ai décons­truit quelque chose ! »

15 h 30. Mathilde passe la porte, nous salue timi­de­ment et s’installe devant la table qui sert aux consul­ta­tions. La prise en charge ortho­pho­nique de cette jeune femme, étu­diante en mas­ter d’histoire antique, a débu­té il y a dix-huit mois. Juliette Defever pro­pose que notre conver­sa­tion fasse office d’exercice gran­deur nature. Alors, d’une voix par­fai­te­ment maî­tri­sée, Mathilde se lance : « Ce tra­vail vocal m’a appor­té autant sinon plus que de chan­ger ma garde-robe. Avant, l’image que je ren­voyais ne cor­res­pon­dait pas à l’image de femme que j’avais de moi-même. Dès que j’ouvrais la bouche, les gens m’appelaient mon­sieur. » L’orthophoniste l’interroge : « Tu crois que tu te serais lan­cée dans ce tra­vail si on vivait dans une socié­té plus ouverte d’esprit sur la ques­tion du genre ? » L’étudiante marque une courte pause avant de répondre : « Je pense que oui. Je le fais d’abord pour moi parce que je veux être une femme et me sen­tir conforme à ce genre que je res­sens. Moi aus­si, j’ai sans doute des repré­sen­ta­tions binaires. »

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1. Certains pré­noms ont été modifiés.

2. Selon des expé­riences effec­tuées à l’université de Stockholm, les femmes alle­mandes ont des voix plus aiguës que les femmes amé­ri­caines, qui, elles-mêmes, parlent plus haut que les Françaises. Les dif­fé­rences de fré­quences entre voix dites mas­cu­lines et fémi­nines sont éga­le­ment plus ou moins mar­quées selon les régions du monde. Lire Aron Arnold, « Voix et tran­si­den­ti­tés : chan­ger de voix pour chan­ger de genre ? », Langage et socié­té, 2015.

3. Inauguré en 1986, en pleine épi­dé­mie de sida, ce lieu de soin s’est spé­cia­li­sé dans l’accueil des per­sonnes mar­gi­na­li­sées. Son équipe tra­vaille selon un prin­cipe d’expertise par­ta­gée, inté­grant notam­ment les asso­cia­tions com­mu­nau­taires ou les groupes d’usagères et usagers.

4. En France, les per­sonnes trans sont le plus sou­vent sui­vies par des méde­cins hos­pi­ta­liers dont la pra­tique est d’attendre plu­sieurs mois, voire plu­sieurs années, pour pres­crire des hormones.

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Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°5, de mars 2021. La Déferlante est une revue trimestrielle indépendante consacrée aux féminismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abonnement, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.