Je parle, tu parles, nous nous libérons

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D’Ivry-sur-Seine à Boston, aujourd’hui comme hier, les groupes de parole sur la sexualité et la santé permettent à des femmes de se réapproprier les savoirs sur leur corps, mais aussi de créer leurs propres récits. Une pratique éminemment politique et émancipatrice.

Mariam Doumbia a 29 ans, elle habite Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). À 19 ans, elle arrive seule du Mali, se marie, attend bien­tôt un enfant. Lors de sa pre­mière consul­ta­tion à la mater­ni­té, alors qu’elle vit en hôtel social et souffre de fortes nau­sées, la sage-femme lui écarte les jambes et assène: « Vous avez une belle exci­sion! Eh ben, on va tout vous déchi­rer ! » Ces mots vio­lents ne sont accom­pa­gnés d’aucune infor­ma­tion concrète, l’entretien est mini­ma­liste. « Vous ima­gi­nez entendre ça à 21 ans, à votre pre­mière gros­sesse ? Je me suis ren­fer­mée tout de suite, pleine de culpa­bi­li­té et de peur de l’accouchement. Et pen­dant neuf mois, j’ai encais­sé en silence. Au final, j’ai eu une césa­rienne d’urgence et j’ai tout sen­ti… »

Fin 2016, une mai­son de quar­tier ouvre ses portes à côté de chez elle, à Ivry-Port, quar­tier popu­laire en pleine réno­va­tion urbaine. Un lieu convi­vial où les mères des alen­tours prennent rapi­de­ment leurs habi­tudes : enfants comme adultes peuvent y faire des acti­vi­tés, se retrou­ver et béné­fi­cier d’un accom­pa­gne­ment social. « Ce qui res­sor­tait le plus de nos conver­sa­tions, c’est qu’on avait peur du corps médi­cal. On se sen­tait à sa mer­ci, pour­suit Mariam Doumbia. De fil en aiguille, on a eu l’idée de faire des groupes de parole pour trou­ver des solu­tions. » Une référente-famille met en place ces temps d’échange « Santé, mater­ni­té, sexua­li­té », ani­més, à la demande des par­ti­ci­pantes, par une sage-femme sexo­logue, Alice Rocq-Havard.

Dès lors, elles sont une dizaine à se ras­sem­bler toutes les deux semaines, ou une fois par mois, selon leurs besoins. Elles sont amies ou se connaissent de vue,« il y a des Maliennes, des Sénégalaises, des Ivoiriennes, des Maghrébines, des Françaises. Des musul­manes et des non musul­manes, d’âges dif­fé­rents, explique Aminata Traoré, 40 ans. On est toutes mélan­gées, c’est aus­si ce qui fait la beau­té de ce groupe. » L’ambiance est décon­trac­tée : elles s’installent sur des tapis à terre, avec les bébés ; il y a du thé, du bis­sap, des gâteaux et des beignets.

« C’EST QUOI LE PÉRINÉE ? »

La parole cir­cule libre­ment, on peut racon­ter un vécu, poser des ques­tions, ou sim­ple­ment écou­ter ; les sujets sont variés : sexua­li­té, exci­sion, règles, accou­che­ment, méno­pause, contra­cep­tion, allai­te­ment, cli­to­ris, charge men­tale… Les séances durent deux heures, par­fois plus – les par­ti­ci­pantes délèguent alors deux ou trois d’entre elles pour aller récu­pé­rer les enfants, tous sco­la­ri­sés au même endroit. « Au début, on ne savait pas trop par où com­men­cer, se sou­vient Aminata Traoré. Moi j’avais une ques­tion qui me tour­nait dans la tête : “C’est quoi le péri­née ?On s’est ren­du compte que, en tant que mamans, on avait toutes des choses à dire à ce sujet. Alice a com­men­cé à nous expli­quer, avec des pho­tos, des vidéos. On est direct tom­bées sous son charme et on n’a plus eu de bar­rières pour poser nos ques­tions. On a même oublié que c’était une sage-femme : c’était une copine. » Ce cadre non mixte bien­veillant, où l’on peut par­ta­ger, à la pre­mière per­sonne, ses expé­riences dif­fi­ciles et ses ques­tion­ne­ments, per­met de rompre l’isolement, de libé­rer la parole,  mais aus­si de prendre conscience que d’autres femmes vivent des choses simi­laires – et ain­si don­ner de la légi­ti­mi­té à ce que l’on vit, dans un contexte où ces sujets sont sou­vent stig­ma­ti­sés comme étant au mieux futiles, au pire hon­teux. « On a bri­sé les tabous et c’est deve­nu magique entre nous, pour­suit Aminata Traoré. On se parle de nos corps, de nos rela­tions sexuelles, sans crainte, comme si on par­lait de nos che­veux. » Cela per­met aus­si d’acquérir de nou­veaux savoirs et de se réap­pro­prier son corps.

« Ma deuxième gros­sesse a débu­té en même temps que les groupes de parole, explique Mariam Doumbia. Grâce à ces échanges, j’ai pris confiance en moi, j’ai choi­si de par­tir dans une cli­nique pour être sui­vie par Alice, j’ai pu faire entendre mes choix. Je me suis aus­si réap­pro­prié ma sexua­li­té : avec mon exci­sion, c’était un cal­vaire pour moi. En en par­lant, on a trou­vé des astuces et je me suis ouverte à mon corps, j’ai appris à me sti­mu­ler, à trou­ver du plai­sir. » Au sein du groupe de parole, les femmes d’Ivry-Port ont éga­le­ment déve­lop­pé des stra­té­gies pour se défendre. « J’ai com­men­cé à me poser des ques­tions : “Est-ce que j’avais été vrai­ment d’accord avec telle pra­tique, tel tou­cher ?”, se sou­vient Aminata Traoré. J’ai décou­vert qu’on a le droit de dire “non” à un méde­cin, de ne pas don­ner sa carte Vitale si on n’a pas été bien trai­tée. Maintenant, je ne me laisse plus faire. Pouvoir dire au méde­cin “je connais mon corps”, c’est énorme, c’est magni­fique. » Et Aya¹, 35 ans, d’abonder : «  Avant, j’avais peur de l’accueil, sur­tout en tant que femme voi­lée, c’était sou­vent dif­fi­cile. Je n’osais pas poser de ques­tions. Maintenant, je parle de ce que j’ai, libre­ment. »

« Pour nous, ça a été une vraie thé­ra­pie de s’écouter, de se faire confiance », résume Aminata Traoré. Quand la crise sani­taire a écla­té, avec son lot de confi­ne­ments suc­ces­sifs, elles ont conti­nué à échan­ger, sur leur groupe WhatsApp, mais aus­si à se retrou­ver, dans son salon. « Ça nous man­quait trop, ce n’était pas pos­sible d’arrêter ! poursuit- elle. Le groupe de parole, c’est notre quo­ti­dien, on a envie de faire ça toute notre vie. On est deve­nues une famille. » Aya sou­ligne de son côté la forte soli­da­ri­té qui s’est nouée entre elles. Au sujet des enfants par exemple, elle qui a sept gar­çons et peu de famille autour d’elle depuis son arri­vée en France. Pour Mariam Doumbia, la plus jeune du groupe, « ces femmes, ce sont mes mamans, mes grandes soeurs, des amies que je n’oublierai jamais ».

UN MIROIR POUR REGARDER CE QU’IL Y A, LÀ EN BAS

Historiquement, les groupes de parole ont eu une grande impor­tance dans les mou­ve­ments de libé­ra­tion des femmes des années 1960–1970, comme autant de « lieux d’autoéducation » où les femmes pou­vaient par­ler « sans avoir à se battre avec les hommes ; valo­ri­ser leur point de vue sub­jec­tif comme source de tra­vail ; faire émer­ger le com­mun qui ras­semble des expé­riences jusqu’alors vécues iso­lé­ment et ain­si géné­rer des soli­da­ri­tés », écrit la socio­logue Marion Charpenel². Une pra­tique en plein renou­veau aujourd’hui en France, dans le sillage des luttes fémi­nistes actuelles, sous une varié­té de for­mats et de mixi­tés choi­sies³ : groupes plus ou moins infor­mels autour de la mater­ni­té, des vio­lences, de la méno­pause,  des sexua­li­tés, du racisme, du vali­disme, de la gros­so­pho­bie, etc., qui ont lieu autant dans des struc­tures sociales ou asso­cia­tives que dans des  appar­te­ments, des parcs ou à dis­tance, via les réseaux sociaux. « Quand on se parle, dans un cadre non mixte, on reprend du pou­voir sur nos vies, on crée nos propres récits, le poten­tiel de sub­ver­sion est énorme », explique Nina Faure qui, en tant que réa­li­sa­trice et coau­trice du livre Notre corps, nous-mêmes ⁴ a orga­ni­sé des dizaines de groupes de dis­cus­sion sur les sexualités.

De l’autre côté de l’Atlantique, aux États- Unis, Miriam Hawley, Pamela Berger et Jane Pincus⁵, plus de 80 ans aujourd’hui, se rap­pellent leurs pre­miers « groupes de conscience » (consciousness-raising groups), où elles allaient accom­pa­gnées de leur bébé de quelques mois, à Boston, dans les années 1960. En mai 1969, une grande confé­rence non mixte qui attire plus de cinq cents femmes a lieu à Emmanuel College (Boston), avec des dizaines d’ateliers  de dis­cus­sion. Galères contra­cep­tives, avor­te­ments clan­des­tins, accou­che­ments vio­lents, post-partum dif­fi­ciles, gyné­co­logues qui imposent des choses sans expli­ca­tions… elles sont nom­breuses à vou­loir se réap­pro­prier les savoirs sur leur corps et à se rendre à l’atelier que Miriam Hawley anime sur les femmes et leurs corps : « Personne ne vou­lait s’arrêter de par­ler alors on s’est revues toutes les semaines pen­dant l’été, chez les unes et chez les autres. On allait faire des recherches à la biblio­thèque médi­cale de Harvard, on posait des ques­tions à des méde­cins, on ana­ly­sait les poli­tiques de san­té, mais, sur­tout, on par­ta­geait nos vécus sur tous ces sujets. »

À l’automne, elles lancent un cours auto­gé­ré dans lequel, à chaque séance, une par­ti­ci­pante est char­gée d’intervenir sur un thème pré­cis. « À la pre­mière, une femme est venue avec des sché­mas du cli­to­ris, de la vulve, du vagin, de l’anus, se sou­vient Pamela Berger. On était une ving­taine, aucune n’avait jamais pris un miroir pour regar­der ce qu’elle avait là, en bas. Elle nous a par­lé d’excitation du cli­to­ris, cer­taines d’entre nous n’avaient jamais eu d’orgasme, d’autres en avaient eu sans savoir ce que c’était. On était épa­tées ! » Une dou­zaine d’entre elles décident, à par­tir de leurs notes de séances et de leurs recherches per­son­nelles, de rédi­ger une bro­chure mili­tante de 193 pages, auto­pu­bliée en 1970 sous le titre Women and Their Bodies ⁶. Devant l’engouement sus­ci­té, elles en font un manuel en 1973 : Our Bodies, Ourselves ⁷, emblème de la deuxième vague fémi­niste, réédi­té neuf fois depuis, dif­fu­sé à quatre mil­lions d’exemplaires, et adap­té, dans plus d’une tren­taine de langues, par des col­lec­tifs du monde entier, y com­pris en France en 1977 et en 2020, sous le titre Notre corps, nous-mêmes ⁸.

Aujourd’hui , les membres fon­da­trices du col­lec­tif sont en contact, pour cer­taines, qua­si­ment toutes les semaines pour des réunions de tra­vail, sere­trouvent régu­liè­re­ment pour des fêtes ou des ran­don­nées, conti­nuent d’animer des groupes de conscience. « On est plus que des sœurs, note Jane Pincus. On disait tou­jours qu’on allait vieillir ensemble, assises dans notre rocking-chair sous le porche, à regar­der le soleil cou­chant… » Et Pamela Berger de ren­ché­rir, rieuse : « Finalement, on se retrouve assises face à nos écrans Zoom ! »

ÉCRIRE POUR « NE PLUS AVOIR HONTE, BRISER DES TABOUS »

Le groupe de conscience leur a per­mis de se sen­tir légi­times à pro­duire du savoir écrit, à por­ter leurs vécus et leurs ana­lyses publi­que­ment. Cinquante ans plus tard, les femmes d’Ivry-Port ont, elles aus­si, écrit un livret, accom­pa­gnées par la jour­na­liste Naïké Desquesnes. Dans Sans tabou ⁹, elles racontent leurs his­toires de sexua­li­té, d’excision, de mal­trai­tances médi­cales sexistes et racistes, de paren­ta­li­té… et délivrent des infor­ma­tions concrètes, sché­mas à l’appui, sur le cli­to­ris, le péri­née, etc. « On l’a écrit pour ne plus avoir honte, pour bri­ser des tabous, explique Aya. Il y a beau­coup de femmes qui n’osent pas par­ler de ces sujets. Si elles tombent sur ce livret, elles peuvent se dire que d’autres ont vécu la même chose qu’elles et ça peut les aider. » Elles ont éla­bo­ré le conte­nu ensemble « et fait des trucs de ouf, comme se pro­me­ner dans Ivry avec un cli­to­ris pour deman­der aux gens ce que c’était, se sou­vient Mariam Doumbia. Il nous a fal­lu beau­coup de cou­rage pour faire ça, d’où le titre Sans tabou. »

Puis elles l’ont pré­sen­té en public, à plu­sieurs reprises. Devant un par­terre de gyné­co­logues et de sages-femmes à Paris, notam­ment. « On leur a fait com­prendre qu’ils font très bien leur tra­vail, mais que ce serait bien qu’ils écoutent les patientes, se rappelle-t-elle. Ils étaient éton­nés qu’on puisse leur don­ner tant d’idées par rap­port à notre corps, sur com­ment l’appréhender. » Mais aus­si devant des salles combles à Ivry. « Ça a pro­vo­qué des groupes de parole de grande ampleur. On racon­tait nos expé­riences, le public était sub­ju­gué. Plein de femmes pre­naient la parole pour dire “moi aus­si je suis dans cette situa­tion”. » Aminata Traoré se sou­vient en par­ti­cu­lier « d’une dame de 70 ans qui deman­dait si on a le droit de faire la réédu­ca­tion du péri­née quand on est méno­pau­sée. La réponse, posi­tive, c’est Alice qui l’a don­née, elle était contente, la dame ! À chaque fois, c’était une émo­tion par­ti­cu­lière, ça a libé­ré de la parole de plein d’autres femmes. Même si à la fin j’en avais un peu marre de par­ler de mon cli­cli devant tout le monde ! » Politiser, en tant que groupe consti­tué, des  sujets d’habitude can­ton­nés à la sphère intime peut avoir un effet éman­ci­pa­teur sur d’autres femmes. En ce sens, explique Miriam Hawley, « le groupe de parole est un moteur pour des actions col­lec­tives plus mas­sives, pour trans­for­mer la socié­té ».

Depuis, il arrive sou­vent que des femmes réclament la réim­pres­sion du livret, sou­haitent rejoindre le groupe, posent des ques­tions. « Le groupe de parole nous per­met de don­ner plus de savoirs à nos filles, nos nièces, conclut Aminata Traoré. Pour nous, tout ça a été tabou avec nos parents. Elles vont rece­voir le contraire de ce qu’on a reçu, c’est magni­fique, on a cas­sé cette rou­tine. »

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1. Le pré­nom a été modi­fié à sa demande.

2. Marion Charpenel, « Les groupes de parole ou la triple concré­ti­sa­tion de l’utopie fémi­niste », Éducation et socié­tés, 2016, p. 15–31.

3. La mixi­té choi­sie est un outil poli­tique essen­tiel pour que des per­sonnes qui par­tagent un vécu d’oppressions simi­laires puissent se retrou­ver entre elles.

4. De Mathilde Blézat, Naïké Desquesnes, Mounia El Kotni, Nina Faure, Nathy Fofana, Hélène de Gunzbourg, Marie Hermann, Nana Kinski et Yéléna Perret, Notre corps, nous-mêmes, édi­tions Hors d’atteinte, 2020.

5. Entretien col­lec­tif réa­li­sé en visio­con­fé­rence en novembre 2021.

6. Téléchargeable sur ourbodiesourselves.org

7. Par le Boston Women’s Health Book Collective (deve­nu en 2001 le col­lec­tif Obos, Our Bodies Ourselves), publié chez Simon & Schuster.

8. Pour la ver­sion de 2020, des dizaines de groupes de parole thé­ma­tiques avec des femmes ain­si que des per­sonnes trans et non binaires ont été orga­ni­sés : ils ali­mentent tout l’ouvrage.

9. Téléchargeable sur ladernierelettre.fr

 

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Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°5, de mars 2021. La Déferlante est une revue trimestrielle indépendante consacrée aux féminismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abonnement, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.