Dès l’époque des Lumières, les combattantes pour l’égalité ont réclamé le droit à l’éducation pour les filles, mais c’est la première vague du féminisme – du xixe siècle aux années 1930 –, qui met cette revendication au centre. Dans les années 1970, les militantes de la deuxième vague, d’inspiration marxiste, portent un regard bien plus pessimiste sur l’éducation : elle est un endroit de socialisation aliénante des individus, un frein à l’émancipation collective.
Pourquoi l’éducation occupe-t-elle une place centrale dans les luttes féministes ?
La question éducative est sans doute la plus ancienne du féminisme occidental : elle est au premier plan de la lutte contre les injustices faites aux femmes, bien avant que celle-ci ne prenne le nom de féminisme. C’est le cas, par exemple, chez la philosophe Mary Wollstonecraft, dans la deuxième moitié du xviiie siècle : elle imputait déjà l’infériorité des femmes et des filles à la manière dont elles étaient élevées plutôt qu’à leur « nature ». Si on donnait la primauté à l’éducation, perçue comme un moyen d’extraire les femmes de leur condition, l’égalité avec les hommes devenait un horizon pensable, et non un combat perdu d’avance.
Mais à côté de cette explication rationnelle, on en trouve une autre, plus implicite, qui participe d’une tactique politique. En s’emparant de cette pratique, pour partie dévolue aux femmes, les premières féministes pouvaient espérer disposer d’une plus grande marge de manœuvre que dans d’autres domaines. De fait, agir sur l’éducation contrariait moins l’ordre établi que de partir frontalement à la conquête du pouvoir en demandant le droit de vote ou l’égalité salariale.
Comment le féminisme dit de la « première vague », au tournant du xxe siècle, s’empare-t-il de la question éducative ?
Les grands congrès féministes du début du xxe siècle placent un énorme espoir dans l’école. C’est l’époque de la Troisième République et de ses « pédagogues » républicains qui croient dans la démocratisation de l’éducation. Plusieurs féministes, comme Odette Laguerre, Pauline Kergomard ou Léopold Lacour, baignent dans ces discours et considèrent qu’en changeant chaque personne, on changera la société, vue comme une somme d’individus. Critiques de l’existence de programmes scolaires différents en fonction des sexes, ainsi que de la non-mixité des établissements scolaires, ces militant·es considèrent que l’enseignement proposé aux garçons est le modèle à atteindre. Le masculin comme norme – ce que la philosophe Nicole Mosconi nomme le « masculin neutre 1Nicole Mosconi, La Mixité dans l’enseignement secondaire : un faux-semblant ?, PUF, 1989.» – n’est pas remis en cause. C’est en cela qu’on peut qualifier ces féministes d’« universalistes », au sens où elles posent pour horizon de l’égalité des sexes un universel-masculin vers lequel les filles doivent tendre. Quitte à maintenir à la marge quelques spécificités dans l’éducation de ces dernières, comme des cours de couture. Elles précisent toutefois, pour calmer les inquiétudes de l’opinion, que donner la même éducation aux filles et aux garçons ne les rendra pas pour autant identiques – cet argument étant parfois utilisé à des fins stratégiques.
« À force de ne pas enseigner aux élèves comment s’occuper d’une maison, on continue de faire comme si ces tâches ne s’apprenaient pas. »
À la même époque, d’autres féministes défendent une option plus directement différentialiste : elles estiment que les femmes ont quelque chose de spécifique à apporter à la société, qui pourrait venir à manquer si elles étaient élevées sur le même modèle que les hommes. C’est pourquoi elles plaident pour des contenus d’enseignement adaptés aux filles, mais de meilleure qualité qu’auparavant. Elles sont convaincues de la nécessité d’approfondir certaines notions mathématiques, notamment, dans le cadre des cours d’économie domestique.
D’un point de vue féministe, dans quelle mesure ces deux pistes éducatives – l’une universaliste, l’autre différentialiste – sont-elles satisfaisantes ?
Aucune des deux ne l’est. Si on aligne l’éducation des filles sur celle des garçons, comme le souhaitent les universalistes, les femmes risquent de déserter leurs rôles traditionnels, et pourtant, il faut bien que quelqu’un fasse le travail essentiel qu’auparavant elles seules assumaient ! Mais à l’inverse, une éducation qui s’adresse spécifiquement aux filles tend à valider l’assignation patriarcale des femmes à des rôles sociaux et à les y enfermer encore davantage.
Une troisième voie pourtant était possible : changer l’éducation des garçons. En réalité, certaines y ont pensé, mais seulement sur un point très précis : l’éducation sexuelle. Des militantes comme Nelly Roussel, Adrienne Avril de Sainte-Croix ou Maria Vérone, au tournant du XXe siècle, répètent qu’il faut changer la façon dont les garçons et les hommes apprennent la sexualité. Ce faisant, elles s’attaquent à ce qui, dans ce combat pour l’égalité orienté vers les seules opprimées, demeure un impensé assez étrange : le rôle joué par les oppresseurs.
Il s’agit ici de valoriser le « féminin » pour les femmes… et les hommes. Cet universalisme gynocentré, qui est l’exact symétrique de l’universalisme androcentré, apparaît dans un contexte hygiéniste. On se soucie alors de l’éducation sexuelle parce que c’est un enjeu de santé publique, notamment avec la prévention des maladies vénériennes. C’est la raison pour laquelle les féministes et les médecins ont tendance à être d’accord. Aux yeux de Nelly Roussel, si les garçons et les hommes sont en position de pouvoir en ce qui concerne la sexualité, ils ne sont pas pour autant un modèle. Initiés à la débauche par leurs camarades, « ils en savent trop et ne savent rien », écrit-elle dans le journal La Fronde en 1904. De cette ignorance découle la condition misérable des femmes, considérées comme de purs objets de plaisir. Même la psychiatre féministe Madeleine Pelletier (lire la citation page 93), qui d’ordinaire valorise ce qui a trait au masculin, se montre critique sur l’éducation sexuelle dispensée aux garçons. Ces divers discours critiques ont pour objectif la moralisation de leurs comportements. On le retrouve également au sujet de la coéducation – pas encore appelée mixité – qui implique de mélanger les sexes à l’école : on pense que scolariser ensemble les filles et les garçons profitera aux premières, mais permettra aussi d’apprendre aux seconds à devenir des hommes plus doux. Ce modèle d’éducation alternatif va parfois jusqu’à viser un repartage des tâches domestiques chez de rares autrices, comme chez la doctoresse féministe Paulina Luisi ou l’institutrice socialiste Marguerite Martin.
Quel regard les féministes de la deuxième vague, dans les années 1970, portent-elles sur l’éducation ?
Elles sont bien plus pessimistes que les militantes de la génération précédente. Lesquelles ont pourtant obtenu des victoires importantes : non seulement les filles ne sont plus obligées de suivre un enseignement spécifique dévalorisé, mais les établissements mixtes sont toujours plus nombreux. Les progrès sont visibles : dans les années 1960, les filles réussissent aussi bien que les garçons à l’école, et il y a même davantage de bachelières que de bacheliers une décennie plus tard.
Alors comment en viennent-elles à un constat si négatif ?
C’est que la démocratisation scolaire n’a pas produit les effets escomptés, notamment sur le marché du travail où, à compétences égales, les femmes demeurent désavantagées. L’amélioration des contenus d’enseignement et la coéducation n’ont pas suffi à faire advenir l’égalité : les féministes déchantent. Devant certaines formes de domination qui semblent se nourrir non pas de la ségrégation entre les deux sexes mais de leur coexistence, elles vont même jusqu’à se demander si la mixité n’est pas pire que la non-mixité. Cette désillusion se nourrit aussi des critiques portées par le sociologue Pierre Bourdieu, qui, dans les années 1960–1970, analyse les fausses promesses de l’école et montre que celle-ci sert à légitimer les inégalités sociales.
Est-ce à dire, selon elles, que l’éducation devrait être un moyen de changer les règles du jeu social, et pas seulement le destin des individus ?
Oui, car pour les féministes matérialistes 2Le féminisme matérialiste, issu de la deuxième vague, revendique une analyse marxiste des rapports sociaux de sexe, considérant les femmes et les hommes non comme des entités par nature différentes, mais comme des classes sociales distinctes et hiérarchisées. le changement ne peut avoir lieu qu’à l’échelle collective. Au lieu de chercher à mieux instruire les filles pour permettre à certaines de tirer leur épingle du jeu, elles veulent que les femmes se constituent en sujet politique collectif capable de modifier l’ordre social en profondeur. Il ne s’agit plus de cultiver à tout prix l’individu mais, pour utiliser un vocabulaire marxiste, de passer de la « classe en soi » à une « classe pour soi », consciente d’elle-même 3Avec la notion de « classe vis-à-vis du capital », de classe en soi, Karl Marx désigne un groupe social partageant des conditions matérielles communes. Quand ce groupe conscientise sa communauté d’appartenance, il devient une « classe pour elle-même », une classe pour soi.. Cette perspective conduit, de facto, à relativiser l’intérêt de l’éducation comme levier pour lutter efficacement contre la domination. L’accent est mis sur les groupes de parole non mixtes, où des femmes se rendent compte que leur vécu n’est pas uniquement personnel, mais bel et bien partagé collectivement. Ces relations réciproques et horizontales redéfinissent ce qui fait école. On se rend compte qu’il y a un monde entre ces partages d’expérience et ce qui se passe dans une salle de classe. Dès lors, l’enjeu n’est plus de déterminer quel contenu éducatif permettra de créer une « femme nouvelle » (pour reprendre une expression souvent usitée au début du xxe siècle), mais d’en finir avec la forme pédagogique en vigueur, descendante et autoritaire, qui fait obstacle à la construction d’un sujet collectif.
Toutefois, le féminisme matérialiste français ne se saisit pas de la sororité forgée dans les groupes de parole pour théoriser de nouvelles formes pédagogiques. Il s’en tient à une critique de l’existant, contrairement aux militantes états-uniennes : celles-ci promeuvent une pédagogie féministe inspirée des travaux du Brésilien Paulo Freire (lire l’encadré de l’article sur bell hooks), qui considérait que les apprenantes et apprenants étaient des sujets chez qui l’expérience quotidienne de l’oppression pouvait forger une « conscientisation ».
Ces pédagogies féministes sont à leur tour la cible de critiques. Lesquelles ?
Il leur est reproché de se fonder sur une opposition sommaire entre femmes opprimées et hommes oppresseurs. Cette binarité ne tient pas compte des autres formes de domination qui ne sont pas liées au genre. Autrement dit, on peut être dominée sous un angle et dominante sous un autre. De quel côté se situe une professeure d’université blanche face à un homme étudiant racisé ? Dès les années 1970, les féministes racisées alertent contre l’oubli des rapports sociaux de race qui divisent la classe des femmes . Mais c’est avec la troisième vague, à partir des années 1990, qu’on assiste à une franche critique d’un « nous » prétendument universel, qui se construit sur l’exclusion des autres. En restant aveugle aux rapports sociaux de classe et de race, le féminisme est accusé de conforter les inégalités sociales et le racisme. Cette attaque se double d’une charge contre une forme d’autorité invisible qui perdure dans les pédagogies féministes : on a beau faire circuler la parole dans sa salle de classe en disposant des chaises en cercle, l’enseignant·e conserve le pouvoir hiérarchisant de noter et de classer les étudiants et les étudiantes, ce qui conditionne leur avenir. Cela, aucune éthique individuelle ne peut le changer.
Lire aussi : Le portrait de bell hooks
En quoi la possibilité d’une éducation féministe échappant aux impasses évoquées relève-t-elle de l’utopie ?
Si les pédagogies critiques féministes ont une portée très limitée, c’est parce que le problème se situe ailleurs. Au niveau de toutes les institutions qui se partagent l’éducation – la famille d’un côté, l’école et l’université de l’autre. Pour sortir de l’impasse, il convient de questionner la séparation entre sphère privée et espace public, qui tend à occulter le travail domestique et reproductif 4Consulter notre glossaire de concepts ici.
L’idée ne serait pas de faire de l’école une grande famille qui donnerait à entendre la voix de la mère et d’y importer des qualités dites féminines – à supposer qu’elles existent – comme la douceur, la sollicitude et la bienveillance.
Dans la foulée des travaux de la politologue états-unienne Joan Tronto, il faudrait plutôt politiser le care et refondre les structures mêmes de la société, en ménageant une place à des pratiques invisibilisées au sein des lieux d’éducation que sont l’école et l’université. On pourrait par exemple intégrer dans les programmes scolaires des compétences qui relèvent de l’économie domestique, afin que celles-ci fassent partie d’une culture partagée par les filles et les garçons.
À force de ne pas enseigner aux élèves comment s’occuper d’une maison, on continue de faire comme si ces tâches ne s’apprenaient pas. Ce qui revient à entériner le présupposé selon lequel il serait plus naturel pour les unes que pour les autres de prendre en charge ces activités liées au care.
On pourrait aussi ouvrir des crèches dans toutes les universités, afin d’arrêter d’ignorer que certaines étudiantes, pour s’occuper de leur enfant, doivent manquer des cours. Toujours à l’université, beaucoup d’enseignantes réalisent un travail non reconnu d’accompagnement des étudiant·es sur des problématiques autres que pédagogiques : pourquoi ne pas créer une fonction d’accompagnant·e qui permettrait de les rémunérer ?
Plus radical, pour finir : qu’est-ce que cela donnerait, d’abolir la famille ? Imaginer d’autres institutions éducatives montre combien les utopies sont des fictions théoriques ancrées dans le réel. Elles ouvrent la porte à un projet subversif au potentiel révolutionnaire. •
Entretien réalisé le 13 février 2025 en visioconférence.