Toutes les photos du reportage ont été prises chez Daisy Audouze, assistante maternelle à Heyrieux, à une trentaine de kilomètres de Lyon, le 13 novembre 2024.
Dans la salle de jeu, des caisses colorées s’alignent sur les étagères, remplies de peluches, de jouets et de livres. Suspendues un peu plus loin, des poussettes pour poupons côtoient celles à taille d’enfant.
Toutes les quatre exercent depuis plusieurs années cette profession ultra féminisée (elle est composée à 99 % de femmes selon l’Insee) et devenue essentielle dans un secteur de la petite enfance en crise : manque de places en crèche, faibles rémunérations, dégradation des conditions de travail, multiplication des cas de maltraitance en collectivité, etc. Les places d’accueil chez les assistantes maternelles représentent 53 % des places disponibles en accueil de la petite enfance. C’est donc le mode de garde majoritaire en France. Si 56 % des enfants restent avec leurs parents avant leur entrée à l’école, 20 % passent leurs journées chez une assistante maternelle, contre 18 % à la crèche, selon l’enquête mode de garde et d’accueil des jeunes enfants de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) de 2023.
Les journées de Daisy débutent à 6 heures tous les jours de la semaine. Les enfants arrivent progressivement dans la matinée et repartent à 18 h 30, ce qui lui fait des amplitudes horaires de plus de 10 heures. Un écart courant dans la profession : à 7 heures du matin, un tiers d’entre elles ont déjà débuté leur journée selon l’enquête Conditions de travail de la Dares de 2019. Le temps de travail se discute au cas par cas avec l’employeur, le maximum autorisé par la convention collective est de 45 heures par semaine (1) – la durée moyenne est de 41 heures. Dans le cas des assistantes maternelles employées par des particulier·es, qui représentent 80 % des effectifs, cette règle s’applique pour chaque enfant, qui a son propre emploi du temps. Dans les faits, en cumulant plusieurs contrats dont les horaires peuvent être décalés, une assistante maternelle sur quatre travaille plus de 49 heures par semaine. C’est le cas de Daisy, qui lâche : « Au bout de certaines semaines de 55 heures, on en a ras le bol. »
Malgré ces horaires à rallonge, leurs rémunérations mensuelles sont faibles : en moyenne 1 233 euros net par mois, selon l’enquête emploi de l’Insee de 2023. Chaque professionnelle fixe son tarif, compris entre un seuil plancher de 2,74 euros net de l’heure et un plafond journalier de 45,5 euros net. En 2022, le salaire horaire net d’une « ass’ mat’ » est en moyenne de 3,78 euros par enfant.
Pendant quatre ans, Daisy Audouze a enchaîné des contrats courts : « J’avais onze enfants, ceux du mercredi n’étaient pas ceux du reste de la semaine, et les enfants du samedi étaient encore différents… » Mais la législation a changé : depuis 2021, les assistantes maternelles sont limitées à quatre agréments pour les enfants de moins de 3 ans, délivrés par la Protection maternelle et infantile (PMI) de leur département. Chaque heure vacante dans un contrat à temps partiel est compliquée à compenser par un autre enfant. La question de la retraite est aussi en jeu quand on prend peu d’enfants comme le raconte Caroline : « Mes premières années n’étaient pas comptabilisées, je ne cotisais pas suffisamment pour valider les trimestres. Pour avoir une retraite convenable, j’ai compensé en prenant beaucoup plus d’enfants depuis une vingtaine d’années. »
Un travail administratif et comptable invisible
Aujourd’hui, Daisy atteint 2 400 euros net de salaire mensuel avec ses quatre contrats à temps plein. « Financièrement, on gagne quand même plus à être ici qu’à l’usine », estime-t-elle. Pour elle, comme pour beaucoup de femmes qui choisissent de devenir assistantes maternelles, l’enjeu du retour au travail après une ou plusieurs maternités est d’ailleurs souvent mis en avant. « Une des grandes motivations avancées pour pratiquer ce métier est la possibilité de mieux concilier leur vie professionnelle et personnelle lors de l’arrivée d’enfants », explique l’économiste Julie Lazès, coautrice d’une étude (2) sur les conditions de travail dans la profession. C’est le cas pour Daisy Audouze, qui a débuté dans ce métier en 1996 : « J’aurais pu être caissière en grande surface ou vendeuse, mais assistante maternelle c’était plus pratique pour rester à la maison avec mon fils. » Comme d’autres, elle a transformé son expérience de la maternité en un savoir-faire. Un emploi qu’elle aime, mais qui s’est révélé bien plus complexe qu’un simple gardiennage d’enfants.
Ces femmes ont pris l’habitude de préparer elles-mêmes leurs paies ou encore d’expliquer à leurs employeur·euses les subtilités de leur convention collective. Une hyper compétence comptable et administrative qui constitue un surtravail, invisible, non considéré comme tel par les personnes qui les emploient, et qui n’est pas compté dans leur salaire, détaille l’économiste Julie Lazès. Réputé plus coûteux pour les parents qu’une garde en crèche, le coût réel de ce mode de garde est également fonction du quotient familial. La différence entre les deux alternatives est parfois peu lisible. C’est ce qu’explique Daisy : « avec les compléments du mode de garde (CMG) de la CAF, puis le crédit d’impôt ensuite, au bout du compte, je leur coûte pas grand-chose, dix euros par jour de leur poche pour les parents les plus aisés ».
Préparer la maison, faire le ménage, parfois cuisiner les repas des enfants, gérer la paie, rédiger les nouveaux contrats… À cette liste, Sophie ajoute une demande récurrente depuis quelques années : la tenue de cahiers de suivi dans lesquels sont consignés « l’heure du repas, de la sieste, ce que l’enfant a mangé ou laissé, les activités, les promenades, le nombre de couches remplies… ». Dans ce besoin de la continuité éducative entre parents et « ass’ mat’ » s’exprime un contrôle des tâches réalisées dans la journée, qui n’est pas toujours bien vécu par les assistantes maternelles.
Si Daisy, Sophie, Caroline et Marielle se réjouissent de la bonne entente qui règne dans leurs relations actuelles avec les parents, elles insistent sur les règles auxquelles elles tiennent, telles que le vouvoiement, « qui permet le respect », plaide Daisy. « Il faut être ferme dès le début, sinon certains ouvrent sans frapper et entrent comme s’ils étaient chez eux », ajoute Caroline « et ils s’installent sur le canapé et discutent avec vous pendant une heure », enchaîne Sophie. Autre règle fondamentale : faire respecter les horaires inscrits dans leur contrat de travail. Pour cela, Daisy facture maintenant 20 euros l’heure supplémentaire au-delà de celles prévues au contrat, « j’en avais ras le bol, j’ai une vie après le travail et je voulais qu’on respecte ma vie d’après ».
Des tâches répétitives
Faire de son espace privé son espace de travail n’est pas sans conséquences sur la vie familiale. Il faut aménager son salon pour en faire un lieu d’accueil le matin, puis ranger tous les jouets le soir pour retrouver son espace de vie. Des tâches répétitives qui rythment des jours et des semaines marquées par un travail sans fin. Des conflits peuvent éclater avec leurs propres enfants, qui n’apprécient pas qu’on mette des lits dans leur chambre, par exemple. Lorsqu’elle décide d’aménager une salle pour les enfants dans son ancien garage, Daisy veut retrouver un espace à elle, « un peu de [s]on intimité ». Désormais il y a deux portes d’entrée : une première, professionnelle, pour les parents, qui ouvre sur la salle de jeux ; la seconde pour l’espace de sa vie privée. Mais inévitablement, les deux sphères restent intriquées. Aujourd’hui célibataire, assise dans sa cuisine, Daisy Audouze contemple son intérieur : « Si je veux un jour refaire ma vie, il faudra aussi qu’un homme accepte ça », dit-elle en montrant la pièce débordant de jouets.
Les conditions de travail des assistantes maternelles sont directement dépendantes de leur situation conjugale. « Leurs conjoints sont plus souvent cadres que dans la moyenne des employées, explique l’économiste Julie Lazès, leurs époux leur assurent un niveau de vie décent, et donc permettent qu’elles fassent un travail qui n’est pas forcément bien rémunéré, dans un logement confortable. » Si le couple se sépare, les conditions d’exercice de leur profession, donc leurs revenus, peuvent en pâtir. Lorsque Marielle est mise à la porte par son ancien conjoint en 2011, elle emménage en urgence chez sa sœur et y poursuit son activité avec l’accord des familles qui l’emploient. Mais elle n’obtient pas d’agrément pour ce nouveau lieu et se voit contrainte d’arrêter le travail : « Il a fallu que je rende les enfants le soir même. » Puis elle a dû trouver en urgence un logement dans la même zone géographique, le rénover pour finir par retrouver, trois semaines après, son emploi et son nouvel agrément, « mais c’était un appartement, alors certains parents ont suivi mais d’autres préféraient que leurs enfants aillent en maison ».
Comme elles sont isolées chez elles, sans collègues de travail, les freins sont nombreux à une revendication collective pour une amélioration des conditions de travail. Daisy Audouze est aujourd’hui syndiquée au Spamaf, syndicat longtemps majoritaire dans la profession, auprès duquel elle trouve un soutien juridique et pratique. Souvent, les assistantes maternelles passent plusieurs journées sans voir d’autres consœurs. Elles ne peuvent pas toujours prendre de pause au cours de la journée, c’est le cas quand un des enfants ne dort pas pendant le temps de sieste. Pour rompre la solitude, elles se déplacent parfois à l’occasion d’un pique-nique au parc ou pour participer à des activités à la médiathèque ou au relais petite enfance. C’est souvent ce que font Daisy, Sophie, Marielle et Caroline. Mais il arrive que la fatigue liée au déplacement prenne le dessus : « Debout, assise, porter, tirer… Je fais tout à pied avec une poussette de 15 kilos et des enfants qui pèsent 10 kilos chacun », détaille Daisy, qui commence à accuser les années quand il faut « monter à l’étage jusqu’à 16 fois par jour avec un enfant dans les bras ».
« J’aurais pu être caissière en grande surface mais assistante maternelle c’était plus pratique pour rester à la maison avec mon fils. »
Daisy Audouze, assistante maternelle
Toutes pointent un manque de reconnaissance des contraintes de leur profession. Pour la sociologue Caroline Ibos (3), tous les aspects de leur travail sont « des compétences professionnelles naturalisées comme des compétences féminines », ce qui explique leur invisibilisation. La profession d’assistante maternelle est, de fait, à l’intersection d’enjeux éminemment féministes. Comme le souligne Caroline Ibos, « ce sont des femmes des classes populaires qui, pour des rémunérations faibles, permettent à d’autres femmes d’avoir une activité rémunérée. Les assistantes maternelles se trouvent dans ce qu’on appelle en sociologie “les chaînes du care” » (consultez notre glossaire de concepts). Chaîne au sens polysémique d’une délégation du soin, et de possibilités entravées pour celles qui en ont la charge. L’émancipation des unes se fait au détriment des autres.
Si les assistantes maternelles ne sont pas des travailleuses domestiques (consultez notre glossaire de concepts) au sens juridique du terme, pour Caroline Ibos, « on peut les remettre dans un spectre de la domesticité puisqu’elles prennent soin chez elles d’enfants au bénéfice d’un foyer qui n’est pas le leur ». Le rapport de pouvoir employeur·euse-employé·e s’incarne alors ailleurs que sur le lieu de travail. Il se loge par exemple dans le mot « nounou », utilisé couramment pour désigner les assistantes maternelles. S’il est accepté et apprécié par Daisy, Sophie, Marielle et Caroline, il est rejeté par d’autres collègues. Il résume à lui seul toute la dimension affective du métier, dans lequel la relation de travail est façonnée par « quelque chose d’incommensurable : l’amour qu’on porte aux enfants », poursuit Caroline Ibos. « Ce contrat-là bénéficie toujours à la famille, et les conflits seront toujours traduits sur le plan des sentiments. »
À Heyrieux, qui compte 5 000 habitant·es, elles sont une quarantaine d’assistantes maternelles agréées à exercer dans un rayon de plus de 20 kilomètres. Comme partout depuis plusieurs années, la profession perd des effectifs par manque d’attractivité. Mais sa composition sociale pourrait évoluer. « Il y a des critères très précis, créer une chambre pour l’enfant, respecter des normes sanitaires et de sécurité, donc c’est accessible à des femmes de classes populaires qui sont dans le périurbain, souligne Caroline Ibos. Elles accueillent les enfants des classes moyennes ou des classes moyennes supérieures. » Avec le vieillissement des assistantes maternelles dans les campagnes et les zones périurbaines, « on peut prévoir une pénurie de femmes blanches. On peut supposer que des femmes racisées, socialement plus fragiles, prendront le relais », souligne Caroline Ibos. Ce sera un nouveau maillon dans la « chaîne du care », qui risque de déséquilibrer encore davantage les rapports de pouvoir entre employées et familles employeuses.
Dans la salle à manger de Daisy, à Heyrieux, Caroline conclut le récit de ses journées d’un « c’est comme un travail ». Marielle la reprend aussitôt : « Non, c’est un travail ! »
(1) Les heures effectuées au-delà de 45 heures sont des heures supplémentaires « majorées » selon un tarif préalablement discuté lors de la rédaction du contrat.
(3) Directrice du Laboratoire d’études de genre et de sexualité (Legs) de l’université Paris 8 et membre du conseil scientifique de l’Institut du genre. Elle est notamment coautrice de Vers une société du care. Une politique de l’attention (Le Cavalier bleu, 2019) et de Qui gardera nos enfants ? Les nounous et les mères (Flammarion, 2012).
Elsa Biyick
Photojournaliste et photographe exerçant à Lyon, iel travaille sur les luttes sociales et sur les représentations des minorités de genre dans les milieux militants et culturels.