Pour une meilleure visibilité des femmes noires dans les jeux vidéo

L’association Afrogameuses lutte pour une meilleure repré­sen­ta­tion et insertion pro­fes­sion­nelle des femmes noires dans le secteur du jeu vidéo. Jennifer Lufau, sa fon­da­trice, pré­si­dente et porte-parole, raconte comment est né ce collectif non mixte qui réunit aujourd’hui plus de 1 300 femmes dans le monde. 
Publié le 05/10/2022

Modifié le 24/02/2025

Jennifer Lufau fondatrice du collectif les Afrogameuses
Marion Poussier

Retrouvez cet article dans le n°8 Jouer de La Déferlante

Comment avez-vous créé Afrogameuses ?

Au départ, c’était juste un compte Instagram. On était en juillet 2020, je voulais trouver des Afrodescendantes qui jouent aux jeux vidéo comme moi. Je me sentais seule et com­plè­te­ment invisible dans ce secteur, et aussi victime de racisme et de sexisme à la fois. J’ai commencé à faire des inter­views de femmes noires du milieu du gaming que je diffusais sur Instagram. 

Je me suis rendu compte qu’on vivait des expé­riences très simi­laires alors qu’on venait toutes d’endroits dif­fé­rents. J’ai pu discuter avec des gameuses aux États-Unis, au Canada, aux Pays-Bas, à Madagascar… Mais pour une raison que j’ignore, aucune en France, alors qu’il en existe évi­dem­ment. L’objectif de ce compte était tout sim­ple­ment de créer un espace pour nous retrouver en tant que femmes afro­des­cen­dantes par­ta­geant la même passion.


 
Quels contenus postiez-vous ce compte, en plus de ces inter­views de femmes noires ?

J’évoquais le racisme et le sexisme que l’on peut vivre en ligne en tant que joueuse. Mais je parlais aussi de repré­sen­ta­tions : les femmes noires ne sont jamais montrées comme des gameuses lambda. Ce compte était aussi un lieu de ren­contres, pour créer un réseau. Je demandais à celles qui venaient me suivre à quels jeux elles jouaient, puis on y jouait ensemble. Notre passion commune nous a réunies. Au départ j’étais seule, on est aujourd’hui huit à nous occuper du compte Afrogameuses.
 


Comment ce compte Instagram a‑t-il évolué en association ?

Beaucoup de femmes me contac­taient sur les réseaux sociaux pour qu’on se rencontre et qu’on monte un collectif. J’ai lancé un crowd­fun­ding [campagne de finan­ce­ment par­ti­ci­pa­tif] en septembre 2020 parce que je n’avais pas les fonds pour créer une asso­cia­tion. Grâce à cet argent, on a pu la monter, créer le site web, faire des recherches sur la place des femmes noires dans les jeux vidéo… Deux ans plus tard, on est un peu de plus de 1 300 membres dans le monde entier.
Comment avez-vous vécu ce passage du réseau social à une association ?

L’association concré­tise vraiment les choses. Tout de suite, ça apporte du sens et des res­pon­sa­bi­li­tés. Ça a pris vachement vite, je ne m’y attendais pas. Il y a eu pas mal de cou­ver­ture média­tique, ce qui a amené du monde. Et ça a aidé à légitimer le projet. Dans le monde du gaming, il y a un vrai éco­sys­tème d’associations. Elles sont nom­breuses, et chacune a son utilité, comme Women in Games qui lutte pour une plus grande inclu­si­vi­té des femmes, ou CapGames, qui veut faciliter l’accès aux jeux pour les personnes han­di­ca­pées. Il y a aussi Next Gaymer pour les LGBTQI+ francophones.

Quelles actions menez-vous ?

Globalement, on souhaite visi­bi­li­ser des femmes afro­des­cen­dantes dans le monde du gaming ou dans le streaming sur Twitch 1Plateforme de streaming en direct de jeux vidéo.. On fait notre maximum pour changer leur image auprès du grand public en mettant en avant des créa­trices sur nos réseaux sociaux, pour montrer à quoi elles jouent et à quel point elles font véri­ta­ble­ment partie de cet univers. On a créé un guide pour celles qui ont envie de se lancer dans le streaming sur Twitch. Ça passe aussi par l’insertion dans la pro­duc­tion de jeux. On organise des sessions de coaching avec des écoles de jeux vidéo pour celles qui sou­haitent faire carrière. On est beaucoup en lien avec des recru­teurs aussi. Notre dernière action a été de tra­vailler avec le studio Ubisoft h2Première entre­prise française de déve­lop­pe­ment, d’édition et de dis­tri­bu­tion de jeux vidéo. pendant une journée. Ils nous ont donné des tips [conseils] pour postuler dans le monde du jeu vidéo, pour vendre notre projet, pitcher notre jeu, mettre en valeur notre expé­rience, etc.

Quels sont les objectifs de votre association ?

En priorité, pro­mou­voir une certaine égalité des chances dans le monde du jeu vidéo. Faire en sorte que les femmes noires et afro­des­cen­dantes gagnent en visi­bi­li­té dans ce secteur et les aider à se sentir légitimes. Encore beaucoup de personnes estiment que nous n’avons pas notre place dans ce milieu. Ce qui est important, c’est que nous ayons conscience que nous ne sommes pas seules. Afrogameuses, c’est aussi et surtout une com­mu­nau­té d’entraide, un espace de soutien et de sororité. Les membres savent qu’en tant que femmes noires sur Twitch ou dans les jeux en ligne, nous sommes sujettes à encore plus de violence, donc on s’entraide.

D’autant que l’écosystème du jeu vidéo est très masculin et très blanc…

C’est clair. Alors qu’à peu près 47 % des joueurs en France sont en fait des joueuses 3« Les Français et le jeu vidéo », étude réalisée par SELL / Mediamétrie, 2021. ! Ce chiffre étonne beaucoup, tellement la misogynie est présente dans le milieu. Et en tant que femmes noires, ce que l’on subit va au-delà du sexisme ou racisme, c’est de la miso­gy­noir 4Misogynie envers les femmes noires, dans laquelle la race et le genre jouent un rôle conco­mi­tant.. On veut mettre en avant cette expé­rience commune pour la dénoncer, car elle reste trop banalisée. Lorsqu’on joue en ligne à plusieurs, il y a toujours un risque que ça tourne mal. Par exemple, si on parle pendant le jeu et que certains recon­naissent à notre voix qu’on est une femme, on subit des insultes. On est souvent réduites à notre statut de femme. Pareil pour notre avatar et notre pseudo, car certains devinent alors notre couleur de peau. Quand j’étais plus jeune, j’avais un pseudo qui était « Ebony cyborg babe ». Le mot « ebony »5Le mot ebony (ébène) a été utilisé dans l’histoire états-unienne de l’esclavage et de la colo­ni­sa­tion anglaise pour objec­ti­fier les corps noirs. était pour eux un passe-droit pour me lancer des insultes racistes. Quand on joue un per­son­nage noir, c’est pareil : ils se sentent légitimes à proférer des insultes.

Avez-vous déjà subi des revers ?

Évidemment, ce serait trop simple sinon. Dès les débuts de l’association d’ailleurs. Dans la série des gentils revers, il y avait ces gens qui nous disaient ne pas com­prendre l’utilité de l’association. Puis, dès janvier 2021, Afrogameuses a fait l’objet d’une cou­ver­ture média­tique non sol­li­ci­tée dans Valeurs actuelles : un très long article sur notre supposé com­mu­nau­ta­risme. J’ai reçu, per­son­nel­le­ment des attaques car je suis porte­-parole de l’association. J’ai subi du har­cè­le­ment sur Twitter et sur des forums. J’ai même été un sujet sur un forum néonazi. C’est mal­heu­reu­se­ment inévi­table, car une asso­cia­tion créée par et pour les femmes noires, surtout dans le jeu vidéo, ça ne laisse pas indif­fé­rent, ça dérange les gens.

Comment vous organisez-vous pour lutter contre ces formes de harcèlement ?

On fait un travail d’accompagnement des femmes victimes de violences en ligne. On a créé un serveur sur la pla­te­forme d’échanges Discord pour com­mu­ni­quer avec les membres. On a des espaces où les gens viennent déposer les pseudos et captures d’écran de messages haineux, reçus sur Twitch, Twitter, Instagram… Des com­men­taires racistes et sexistes pour la plupart. Garder un œil sur ces profils nous permet de rester vigi­lantes. Collecter des screen­shots [copies d’écran] et des pseudos nous permet aussi d’avoir une bonne base si on souhaite porter plainte pour har­cè­le­ment. Si l’une de nous en subit, on s’organise pour lui donner des conseils, pour l’aider à répondre ou non, faire de la modé­ra­tion sur sa chaîne Twitch. On sen­si­bi­lise également les décideurs à ces pro­blé­ma­tiques, en parlant aux studios de pro­duc­tion et aux écoles. C’est hyper important pour nous, car c’est là que tout commence. •

Entretien réalisé le 12 avril 2022 par visio­con­fé­rence par Christelle Murhula,

  • 1
    Plateforme de streaming en direct de jeux vidéo.
  • 2
    Première entre­prise française de déve­lop­pe­ment, d’édition et de dis­tri­bu­tion de jeux vidéo.
  • 3
    « Les Français et le jeu vidéo », étude réalisée par SELL / Mediamétrie, 2021.
  • 4
    Misogynie envers les femmes noires, dans laquelle la race et le genre jouent un rôle concomitant.
  • 5
    Le mot ebony (ébène) a été utilisé dans l’histoire états-unienne de l’esclavage et de la colo­ni­sa­tion anglaise pour objec­ti­fier les corps noirs.
Christelle Murhula

Journaliste indépendante, elle est l’autrice d’Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges (éd. Daronnes, 2022) et copréside l’Association des journalistes antiracistes et racisé·e·s (Ajar). Elle cosigne l’enquête sur le #MeToo des femmes racisées dans les milieux culturels et la discussion avec Médine et Rima Hassan. Voir tous ses articles

Jouer, quand les féministes bousculent les règles

Retrouvez cet article dans le n°8 Jouer de La Déferlante