Comment avez-vous créé Afrogameuses ?
Au départ, c’était juste un compte Instagram. On était en juillet 2020, je voulais trouver des Afrodescendantes qui jouent aux jeux vidéo comme moi. Je me sentais seule et complètement invisible dans ce secteur, et aussi victime de racisme et de sexisme à la fois. J’ai commencé à faire des interviews de femmes noires du milieu du gaming que je diffusais sur Instagram.
Quels contenus postiez-vous ce compte, en plus de ces interviews de femmes noires ?
J’évoquais le racisme et le sexisme que l’on peut vivre en ligne en tant que joueuse. Mais je parlais aussi de représentations : les femmes noires ne sont jamais montrées comme des gameuses lambda. Ce compte était aussi un lieu de rencontres, pour créer un réseau. Je demandais à celles qui venaient me suivre à quels jeux elles jouaient, puis on y jouait ensemble. Notre passion commune nous a réunies. Au départ j’étais seule, on est aujourd’hui huit à nous occuper du compte Afrogameuses.
Comment ce compte Instagram a‑t-il évolué en association ?
Beaucoup de femmes me contactaient sur les réseaux sociaux pour qu’on se rencontre et qu’on monte un collectif. J’ai lancé un crowdfunding [campagne de financement participatif] en septembre 2020 parce que je n’avais pas les fonds pour créer une association. Grâce à cet argent, on a pu la monter, créer le site web, faire des recherches sur la place des femmes noires dans les jeux vidéo… Deux ans plus tard, on est un peu de plus de 1 300 membres dans le monde entier.
Comment avez-vous vécu ce passage du réseau social à une association ?
L’association concrétise vraiment les choses. Tout de suite, ça apporte du sens et des responsabilités. Ça a pris vachement vite, je ne m’y attendais pas. Il y a eu pas mal de couverture médiatique, ce qui a amené du monde. Et ça a aidé à légitimer le projet. Dans le monde du gaming, il y a un vrai écosystème d’associations. Elles sont nombreuses, et chacune a son utilité, comme Women in Games qui lutte pour une plus grande inclusivité des femmes, ou CapGames, qui veut faciliter l’accès aux jeux pour les personnes handicapées. Il y a aussi Next Gaymer pour les LGBTQI+ francophones.
Quelles actions menez-vous ?
Globalement, on souhaite visibiliser des femmes afrodescendantes dans le monde du gaming ou dans le streaming sur Twitch 1Plateforme de streaming en direct de jeux vidéo.. On fait notre maximum pour changer leur image auprès du grand public en mettant en avant des créatrices sur nos réseaux sociaux, pour montrer à quoi elles jouent et à quel point elles font véritablement partie de cet univers. On a créé un guide pour celles qui ont envie de se lancer dans le streaming sur Twitch. Ça passe aussi par l’insertion dans la production de jeux. On organise des sessions de coaching avec des écoles de jeux vidéo pour celles qui souhaitent faire carrière. On est beaucoup en lien avec des recruteurs aussi. Notre dernière action a été de travailler avec le studio Ubisoft h2Première entreprise française de développement, d’édition et de distribution de jeux vidéo. pendant une journée. Ils nous ont donné des tips [conseils] pour postuler dans le monde du jeu vidéo, pour vendre notre projet, pitcher notre jeu, mettre en valeur notre expérience, etc.
Quels sont les objectifs de votre association ?
En priorité, promouvoir une certaine égalité des chances dans le monde du jeu vidéo. Faire en sorte que les femmes noires et afrodescendantes gagnent en visibilité dans ce secteur et les aider à se sentir légitimes. Encore beaucoup de personnes estiment que nous n’avons pas notre place dans ce milieu. Ce qui est important, c’est que nous ayons conscience que nous ne sommes pas seules. Afrogameuses, c’est aussi et surtout une communauté d’entraide, un espace de soutien et de sororité. Les membres savent qu’en tant que femmes noires sur Twitch ou dans les jeux en ligne, nous sommes sujettes à encore plus de violence, donc on s’entraide.
D’autant que l’écosystème du jeu vidéo est très masculin et très blanc…
C’est clair. Alors qu’à peu près 47 % des joueurs en France sont en fait des joueuses 3« Les Français et le jeu vidéo », étude réalisée par SELL / Mediamétrie, 2021. ! Ce chiffre étonne beaucoup, tellement la misogynie est présente dans le milieu. Et en tant que femmes noires, ce que l’on subit va au-delà du sexisme ou racisme, c’est de la misogynoir 4Misogynie envers les femmes noires, dans laquelle la race et le genre jouent un rôle concomitant.. On veut mettre en avant cette expérience commune pour la dénoncer, car elle reste trop banalisée. Lorsqu’on joue en ligne à plusieurs, il y a toujours un risque que ça tourne mal. Par exemple, si on parle pendant le jeu et que certains reconnaissent à notre voix qu’on est une femme, on subit des insultes. On est souvent réduites à notre statut de femme. Pareil pour notre avatar et notre pseudo, car certains devinent alors notre couleur de peau. Quand j’étais plus jeune, j’avais un pseudo qui était « Ebony cyborg babe ». Le mot « ebony »5Le mot ebony (ébène) a été utilisé dans l’histoire états-unienne de l’esclavage et de la colonisation anglaise pour objectifier les corps noirs. était pour eux un passe-droit pour me lancer des insultes racistes. Quand on joue un personnage noir, c’est pareil : ils se sentent légitimes à proférer des insultes.
Avez-vous déjà subi des revers ?
Évidemment, ce serait trop simple sinon. Dès les débuts de l’association d’ailleurs. Dans la série des gentils revers, il y avait ces gens qui nous disaient ne pas comprendre l’utilité de l’association. Puis, dès janvier 2021, Afrogameuses a fait l’objet d’une couverture médiatique non sollicitée dans Valeurs actuelles : un très long article sur notre supposé communautarisme. J’ai reçu, personnellement des attaques car je suis porte-parole de l’association. J’ai subi du harcèlement sur Twitter et sur des forums. J’ai même été un sujet sur un forum néonazi. C’est malheureusement inévitable, car une association créée par et pour les femmes noires, surtout dans le jeu vidéo, ça ne laisse pas indifférent, ça dérange les gens.
Comment vous organisez-vous pour lutter contre ces formes de harcèlement ?
On fait un travail d’accompagnement des femmes victimes de violences en ligne. On a créé un serveur sur la plateforme d’échanges Discord pour communiquer avec les membres. On a des espaces où les gens viennent déposer les pseudos et captures d’écran de messages haineux, reçus sur Twitch, Twitter, Instagram… Des commentaires racistes et sexistes pour la plupart. Garder un œil sur ces profils nous permet de rester vigilantes. Collecter des screenshots [copies d’écran] et des pseudos nous permet aussi d’avoir une bonne base si on souhaite porter plainte pour harcèlement. Si l’une de nous en subit, on s’organise pour lui donner des conseils, pour l’aider à répondre ou non, faire de la modération sur sa chaîne Twitch. On sensibilise également les décideurs à ces problématiques, en parlant aux studios de production et aux écoles. C’est hyper important pour nous, car c’est là que tout commence. •
Entretien réalisé le 12 avril 2022 par visioconférence par Christelle Murhula,