Retour à Kyiv : des femmes à l’épreuve de la guerre

Publié le 28/10/2022

Modifié le 16/01/2025

Retour à Kyiv Audrey Lebel
Archives per­son­nelles
Huit mois après l’invasion russe, l’Ukraine vit encore quotidiennement sous les bombardements et sous la menace d’une attaque nucléaire venue de Moscou. À Kyiv, malgré le retour d’un semblant de normalité, la population est exsangue. Journaliste indépendante et spécialiste de l’Ukraine, Audrey Lebel y est retournée au mois de septembre, pour la première fois depuis le début des frappes russes. Elle y a retrouvé connaissances et amies, profondément affectées par le conflit. Voici son récit pour La Déferlante.

À mon arrivée, après vingt-huit heures de voyage – contre trois en temps de paix – j’ai d’abord été surprise par le silence et les rues désertes du centre-ville. Depuis mai, les cafés ont certes rouvert, de nouveaux lieux viennent même d’être inaugurés, les magasins ont leurs étals bien remplis. Mais Kyiv n’est plus la même. Les monuments his­to­riques de la ville sont recou­verts de sacs de sable et cachés par ce qui ressemble à de gigan­tesques plaques de plâtre. Certaines stations de métro, comme celle de Maïdan au centre-ville, sont fermées et des obstacles antichars trônent un peu partout dans la ville. Depuis le 10 octobre, les frappes aériennes qui durant plusieurs mois avaient épargné la ville ont repris.

La guerre change le quotidien mais aussi les gens. Parmi mes amies, un certain nombre a pris beaucoup de poids en raison du stress, parce que le conflit les pousse souvent à « manger pour se récon­for­ter », comme me le confie Marichka, une consœur qui travaille depuis Kyiv comme cor­res­pon­dante pour le New York Times. D’autres, au contraire, ont dras­ti­que­ment maigri.
Anna, tren­te­naire, a vu appa­raître du jour au lendemain des cheveux blancs qui recouvrent désormais une bonne partie de sa chevelure. Chez Alisa, une réa­li­sa­trice qui a posé sa caméra pour prendre les armes au printemps dernier, la trans­for­ma­tion est plus subtile. Autrefois d’un caractère discret, elle occupe désormais tout l’espace autour d’elle. L’intonation de sa voix a changé. Son regard est soutenu. C’est une com­bat­tante jusque dans sa gestuelle : le dos bien droit, les poings sur la table, les épaules dressées. Le jour où elle est partie sur le front, elle a dû affronter les questions de son fils de 5 ans : « Il m’a demandé : Maman, pourquoi tu dois aller combattre ? J’ai répondu : Parce que si tout le monde réagit comme ça, qui défen­drait le pays et te per­met­trait d’être libre quand tu seras grand ? Il a compris, mais il ne m’a pas lâché la jambe pour autant. »

Retour à Kyiv Audrey Lebel

Réalisatrice de docu­men­taires, Alisa a pris les armes entre mars et juin 2022.

Toutes mes amies sont épuisées par la lourdeur du quotidien. Olga, 32 ans, manager dans un magasin d’articles d’escalade – un hobby qui com­men­çait à être acces­sible à la toute nouvelle classe moyenne émergente du pays avant le début de la guerre – m’explique : […]

« Je suis la seule de la famille à apporter un revenu. Mon père s’occupe de sa propre mère, et moi, je m’occupe de lui et de ma mère », dit-elle sans pour autant être abattue. En plus de prendre soin des leurs, ces femmes tra­vaillent toutes sans relâche, sont bénévoles dans des asso­cia­tions qui apportent un soutien aux soldats, aux personnes déplacées à l’intérieur du pays, à celles impactées par la guerre. Elles s’emploient aussi à la recons­truc­tion du pays. Certaines sont sous anti­dé­pres­seurs, d’autres consomment ponc­tuel­le­ment des anxio­ly­tiques. Toutes ont besoin de pratiquer une activité physique, même si « ce n’est pas dans les mêmes endroits qu’avant », me raconte Anna, car l’accès aux forêts bordant les villes de Kyiv, de Boucha ou d’Irpin est « interdit au public à cause des mines ».

Les alarmes reten­tissent jour et nuit

Le soir de mon arrivée à Kyiv, le mois dernier, Olga fêtait ses 32 ans. Ses proches s’étaient retrouvés vers 18 heures, car le couvre-feu qui débute à 23 heures impose désormais des soirées rac­cour­cies. Alors qu’elle s’apprêtait à souffler ses bougies, une sirène s’est déclen­chée, comme un triste rappel de la réalité. Ces alarmes, qui annoncent une possible attaque aérienne reten­tissent jour et nuit dans la ville, tandis que des messages d’alerte appa­raissent sur les télé­phones. Toutes mes amies m’ont raconté avoir perdu le sommeil depuis huit mois.

« JE N’AI PAS PEUR DES MORTS, CE SONT LES SOUFFRANCES DES VIVANTS QUE J’AI DU MAL À SUPPORTER. »

La guerre impose de vivre en état d’hypervigilance constante : lors de chaque dépla­ce­ment, il s’agit de repérer les abris ou les sorties de secours les plus proches. Mais aussi les fenêtres, pour s’en éloigner en cas de bombardement.
Celles qui envi­sa­geaient une grossesse ont mis cette envie de côté. « Dans ces condi­tions, comment tu veux songer à donner la vie ? », me confie Oksana, ancienne pro­fes­seure à l’école française de Kyiv, désormais cor­res­pon­dante pour BFM TV. Beaucoup d’autres Ukrainiennes n’ont plus leurs règles ou saignent au contraire de manière dis­con­ti­nue pendant des semaines.

« On ne peut pas vivre constam­ment dans l’angoisse. »

Sur le conseil d’une jour­na­liste française qui a vécu sur place l’invasion russe, je me suis préparé une trousse de survie, contenant une culotte, de l’eau, de la nour­ri­ture her­mé­ti­que­ment fermée, des ser­viettes hygié­niques et ma pilule. Une pré­cau­tion que les femmes ukrai­niennes sont loin de prendre sys­té­ma­ti­que­ment. « Depuis février, on vit une semaine en une seule journée, m’explique Svitlana, une amie artiste. C’est quelque chose en termes de charge mentale et émo­tion­nelle ! Tout évolue tellement rapi­de­ment ici qu’on ne peut pas vivre constam­ment dans l’angoisse et envisager le pire. On est forcées de vivre le moment présent. De rire, de chanter, de se bouger. »

Même Oksana, qui a couvert comme jour­na­liste la violente libé­ra­tion de Boucha et d’Irpin à la péri­phé­rie de Kiyv au printemps dernier, rela­ti­vise : « Je ne fais pas de cau­che­mars la nuit. Peut-être que cela viendra après, mais pour le moment je ne ressens rien. C’est comme si j’avais mis mes émotions en pause, je suis comme un robot », plaisante-t-elle avant d’ajouter : « Je n’ai pas peur des morts, ce sont les souf­frances des vivants que j’ai du mal à supporter. »

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