Ma présence au sein de cette revue féministe a suscité des remarques parfois critiques [lire le courrier des lecteur·ices du numéro 2 de La Déferlante]. C’est une question que je me suis posée moi-même quand on m’a proposé cette chronique.
Mais si je ne suis pas là pour ces raisons, alors pourquoi ? J’ai deux hypothèses. Pour les développer, je dois un peu raconter ma vie.
En voici une esquisse : père peintre, chômeur, alcoolique, problèmes psy, sdf, foyer Sonacotra, hôpital psychiatrique, tutelle de mon propre père, maladie neurologique (Korsakov), mort. Ses oeuvres ont été jetées dans des bennes par les huissiers. Je n’ai pas eu une jeunesse très douce. Aujourd’hui, j’ai atteint un certain niveau de bourgeoisie précaire, mais j’ai vécu ça. J’ai été ce genre de jeune qui donnait une partie de son salaire à sa mère pour participer aux frais du foyer et à son père pour qu’il puisse s’acheter à manger.
Vivre l’oppression, faire alliance
Alors je crois que si je me suis engagé dans d’autres causes, c’est que la mienne est intimement trop douloureuse. Quand je soutiens le combat féministe, je me bats aussi aux côtés de mon père, des pauvres, des malades, je porte des coups contre des adversaires de mon passé (ce n’est donc pas sans ambiguïtés).
Je fais le pari que les meilleur·es allié·es sont celles et ceux qui ont vécu d’autres oppressions (je pense à l’engagement massif de membres de la communauté juive aux États-Unis dans le mouvement des droits civiques des années 1950 à 1970, mais aussi au soutien apporté par des personnes LGBT à la grève dans les mines au Royaume-Uni en 1984–1985). La méfiance à l’égard des alliés des féministes est normale, mais peut-être que ce sont des hommes qui, eux aussi, ont vécu la violence de la norme d’une manière ou d’une autre, et qui ont connu le racisme, l’antisémitisme, le mépris de classe, les stéréotypes validistes¹, l’homophobie, le viol…
Il y a une autre hypothèse concernant ma présence ici.
J’ai toujours été un homme peu vraisemblable. Celui dont les autres trouvent qu’il n’est pas un « vrai » mec, je passe sur les insultes, les sarcasmes et les violences (ce n’est pas pour rien que Coline Pierré et moi avons coédité chez Monstrograph Moi les hommes, je les déteste, de Pauline Harmange). Je me suis toujours senti en inadéquation avec le genre masculin, même si, socialisation oblige, je n’y échappe pas totalement.
Longue vie aux traîtres !
Certaines personnes nées hommes « quittent » ce genre assigné à la naissance. Leur socialisation et leur expression de genre sont masculines, mais un jour iels comprennent que si ça fait mal comme ça, s’iels sont perdu·es, c’est qu’iels ne sont pas des hommes.
Ainsi plus je lis, plus je réfléchis, plus je me comprends, plus il est évident que je suis non binaire (et bien conscient que, même non binaire, on n’en a pas fini avec le genre). Je repense à un texte publié le 9 mars dernier par la blogueuse La Mecxpliqueuse à propos de Léo Thiers-Vidal, l’un des premiers théoriciens francophones de la masculinité, qui s’est suicidé il y a une quinzaine d’années et qui, dans un texte paru en 2002 dans Nouvelles Questions féministes, expliquait vouloir « briser le lien avec le groupe social des hommes et élaborer une conscience antimasculiniste ». La Mecxpliqueuse se demande si Thiers-Vidal n’aurait pas transitionné « s’il avait vécu dans un autre milieu, à un autre moment ».
C’est une question : et si parfois un mec allié était en fait une personne trans ou non binaire qui ne l’a pas encore compris ou qui n’ose pas le dire publiquement ? Voilà qui explique peut-être ma présence ici, mon point de vue particulier, fruit de mon histoire et de mon identité.
On ne peut pas pour autant dire aux hommes cis² de devenir trans ou non binaires, ça ne marche pas comme ça (en revanche, il faudrait qu’ils se renseignent sur ces sujets). Mais on peut peut-être leur demander de faire quelque chose qui leur coûte, et pas qui les valorise, comme c’est le cas avec la déconstruction et le terme « allié ». En premier lieu : trahir leur genre. Selon quelles modalités ? Je ne sais pas. Déjà en utilisant ce mot de « traître », négatif, pas valorisant, qui brise l’entente, et rappelle que la masculinité n’est pas une nature, mais une construction politique et un système qui assurent la suprématie d’un groupe social. « Traître » s’adresse aux autres hommes, et non plus aux femmes, il marque le désir d’une rupture : il ne s’agit plus d’un combat pour les femmes, mais contre les hommes.
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¹ Le validisme, également appelé capacitisme, est un système d’oppressions qui discrimine et intériorise les personnes handicapées, considérant les personnes valides comme la norme sociale.
² Cisgenre (raccourci en « cis ») : dont l’identité de genre est en concordance avec le sexe assigné à la naissance.