Les faits remontent au mois de juillet 2020. Devant la mairie de Paris, plusieurs manifestant·es s’opposent à la reconduction de Christophe Girard au poste d’adjoint à la culture. Le groupe dénonce ses liens avec Gabriel Matzneff, poursuivi pour viols sur mineure à la suite de la publication du livre de Vanessa Springora, Le Consentement, dans lequel elle décrit l’emprise exercée sur elle par l’écrivain, de 35 ans son aîné.
Un mois après cette déflagration littéraire, le New York Times révélait que, à la fin des années 1980, Christophe Girard, alors secrétaire général de la maison Yves Saint Laurent, réglait les factures d’hôtel de Gabriel Matzneff, lui permettant ainsi, comme le raconte Vanessa Springora, d’échapper aux « visites de la brigade des mineurs ».
« On manifestait contre lui en tant qu’homme blanc de pouvoir ayant par le passé soutenu un artiste poursuivi pour viol », se souvient l’activiste Alix Béranger [membre du comité éditorial de La Déferlante] aujourd’hui poursuivie. « Nous avons simplement repartagé des enquêtes sourcées et sérieuses de médias d’investigation comme le New York Times et Mediapart », poursuit Alice Coffin, élue Europe écologie-Les Verts à Paris.
Christophe Girard finit par quitter ses fonctions, le 23 juillet 2020. Moins de deux mois plus tard, il dépose plainte avec constitution de partie civile pour « diffamations et injures publiques envers un citoyen chargé d’un mandat public » pour des posts publiés sur le réseau social Twitter par les conseillères écologistes Alice Coffin et Raphaëlle Rémy-Leleu, ainsi que par quatre autres militant·es : Alix Béranger, Coline Clavaud-Mégevand, Céline Piques et Morgan Jasienski.
« Un parpaing dans la figure »
Comme toujours pour ce type de plaintes, un·e juge d’instruction est alors automatiquement nommé·e — qu’importe que les charges soient ou non jugées suffisantes — et un procès organisé. Le 28 janvier 2022, les six militant·es reçoivent leur mise en examen par lettres recommandées. Coline Clavaud-Mégevand se souvient de cet après-midi où « un facteur débarque avec une enveloppe très officielle » : « J’ai eu l’impression de me prendre un parpaing dans la figure. » Raphaëlle Rémy-Leleu décrit le « choc de l’annonce » survenue plusieurs mois après la publication de tweets qu’elle juge « militants mais pas diffamants ».
Passé l’effet de surprise, pendant plusieurs mois s’enchaînent convocations au tribunal et rendez-vous avec leurs avocat·es. « C’est une grosse perte de temps et d’argent, et beaucoup de stress », résume Alix Béranger. Pour répondre à l’attaque pour injure publique de son tweet « Pas d’adjoint à la culture du viol », posté le 19 juillet 2020, elle a dû affronter « des années de charge mentale, de recueil d’attestations et de témoignages ». Selon son avocate Mathilde Evenou, « cette affaire est liée à la liberté d’expression : il va falloir prouver qu’une telle publication s’inscrit dans un débat politique d’intérêt général ». Céline Piques, présidente de l’association Osez le féminisme ! au moment de la publication de tweets fait également part de son « épuisement » après quatre années de procédure. Alice Coffin décrit, elle, l’impact de cette affaire au quotidien: « forcément très chronophage ».
« CETTE JUSTICE PERMET AUX HOMMES FURIEUX D’ÊTRE ACCUSÉS DE VIOLENCES SEXUELLES DE SE VENGER »
Deux jours d’audience
Cette perte de temps s’accompagne d’une perte financière pour les prévenu·es dont les frais d’avocat ne peuvent être pris en charge. Alix Béranger et Coline Clavaud-Mégevand estiment le coût de leur défense à 3 000 euros. Des dépenses auxquelles s’ajoutent, pour Alix Béranger, psychologue en libéral, « deux jours de perte sèche de revenus » pour sa présence au procès.
« Cette justice permet aux hommes furieux d’être accusés de violences sexuelles de se venger, mais elle interdit aux femmes victimes d’être reconnues », analyse Céline Piques, aujourd’hui présidente de la commission « violence » du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE). Dans un communiqué d’octobre 2022, celui-ci rappelait que moins de 10 % des femmes victimes de violences sexuelles portent plainte en France, que 80 % de ces plaintes sont classées sans suite et que 1 % aboutissent à une condamnation pénale.
Une nouvelle procédure-bâillon
Qu’il s’agisse de Sandrine Rousseau, de Sandra Muller, des accusatrices de Patrick Poivre d’Arvor ou plus récemment de Judith Godrèche, nombreuses sont les femmes attaquées en diffamation depuis l’avènement de #MeToo dans les médias, en 2017. « On sait qu’on risque des représailles », souffle Céline Piques. Ces procédures sont devenues « une constante dans les dossiers où l’on dénonce des violences sexuelles », explique l’avocate Élodie Tuaillon-Hibon, spécialiste de ce type d’affaires, qui insiste sur « l’impact terrible d’autocensure » qui découle de ces procédures. Pour sa cliente Raphaëlle Rémy-Leleu, être poursuivie devant la justice à la suite d’une plainte de Christophe Girard ne fait que prouver le « ridicule de cruauté qui accompagne le fait d’être une femme en politique », et qui oblige à mettre en place des « mécanismes de protection ».
Pour lutter contre les conséquences de ces « procédures-bâillons », comme les surnomment les associations féministes, Céline Piques appelle à une traduction dans la loi française d’une « protection des lanceur·euses d’alerte, comme il en existe dans certains pays ». Aux États-Unis et au Canada, plusieurs États et provinces ont adopté une loi visant à protéger les militant·es des poursuites en diffamation. Ces législations permettent de rejeter, sur demande, toute procédure judiciaire abusive.
En attendant de telles avancées en France, Mathilde Evenou, avocate d’Alix Béranger, espère pouvoir compter sur « la jurisprudence Sandra Muller » : poursuivie en diffamation par l’ancien patron de la chaîne Equidia Éric Brion, l’initiatrice du hashtag #BalanceTonPorc avait été relaxée en 2019. La cour d’appel de Paris avait estimé que « les dénonciations relevaient de la liberté d’expression ». Une décision confirmée en 2022 par la Cour de cassation invalidant un premier jugement de la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris.
C’est devant cette même chambre que comparaîtront à partir de 13 h 30, ce jeudi, les six prévenu·es. Trois sont poursuivies pour diffamation envers un citoyen chargé d’un mandat public et encourent jusqu’à 45 000 € d’amende. Pour celles et celui poursuivi·es pour injures publiques envers un citoyen chargé d’un mandat public, la peine encourue pourrait s’élever à 12 000 €.
Contactée, l’avocate de Christophe Girard n’a pas souhaité s’exprimer avant l’audience.
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