Le coup de semonce est encore fréquent, des forums de discussion en ligne aux cours de récréation : « Retourne dans ta cuisine ! » Une arme brandie contre les filles et les femmes qui bousculent les assignations de genre.
Retour à la case départ. Soit : la cuisine, centre névralgique de l’habitation et royaume des femmes, selon la norme de séparation des espaces diffusée au xixe siècle – au masculin, l’extérieur ; au féminin, l’intérieur. Un clivage qui se retrouve au sein des foyers : les hommes reçoivent au salon quand les femmes sont confinées près des fourneaux.
Si ce n’est dans les châteaux et les demeures de la grande bourgeoisie, la cuisine est une pièce relativement nouvelle, dont la présence se généralise au xixe siècle. Les maisons paysannes étaient organisées jusque-là autour d’un lieu unique, au centre duquel un poêle ou un feu ouvert servait à la cuisson des aliments. Une pratique imitée dans les masures ouvrières et dans les maisons d’artisans. Mais « à l’orée du xxe siècle, indique Marie-Jeanne Dumont, architecte et historienne, les théoriciens du logement social préconisent l’installation d’une pièce à part dans les appartements ouvriers, parce qu’ils estiment qu’il faut y faire naître un esprit de famille, qui passe par le repas pris en commun ».
La question de l’aménagement d’une pièce spécifiquement dévolue à la cuisine dans la maison prend alors corps. Absentes ou presque des bancs des écoles d’architecture, quelques femmes participent toutefois à ces réflexions qui les concernent au premier chef. C’est le cas de Margarete Schütte-Lihotzky, première femme diplômée de l’école d’architecture de Vienne, en Autriche, qui travaille dans les années 1920 au sein de l’équipe de l’architecte et urbaniste Ernst May sur la construction des cuisines d’un nouveau quartier de la ville de Francfort, en Allemagne, destiné aux familles ouvrières. Ces pièces sont alors des espaces minuscules, où chaque emplacement est pensé, comme ce tiroir pour recueillir la farine à une époque où le pain se confectionne encore à la maison. « La cuisine devient le lieu de la performance ménagère dont il faut accroître la productivité », analyse Paule Perron, architecte et enseignante-chercheuse à la Haute École d’art et de design de Genève.
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Méthode tayloriste
Mais cette organisation de l’espace ne convainc pas d’emblée les ouvrières. « On doit construire des écoles ménagères pour leur apprendre à utiliser ces cuisines, dessinées pour les droitières, par exemple », explique Catherine Clarisse, architecte et historienne, autrice de Cuisine, recettes d’architecture (Les éditions de l’imprimeur, 2004). Il devient évident, pour la plupart des architectes de l’époque – des hommes, en grande majorité – qu’il faut rationaliser le travail en cuisine. La méthode tayloriste, qui a fait la fortune du fabricant de voitures Henry Ford s’impose, y compris dans la sphère privée.
En France, celle qui promeut le plus vigoureusement l’organisation du travail en cuisine n’est pas architecte mais journaliste. Elle s’appelle Paulette Bernège, et elle dirige, à partir de 1923, la rédaction d’un nouveau magazine : Mon chez moi. Elle y développe ses propositions d’aménagement des habitations, qu’elle valorise par ailleurs au sein de la Ligue d’organisation ménagère, qu’elle préside. Paulette Bernège est aussi de l’aventure du Salon des arts ménagers. Un événement lancé en 1923 par un ancien sous-secrétaire d’État aux inventions, Jules-Louis Breton, qui affirmait : « La maison est faite pour le repos des hommes, il faut la concevoir pour le travail des femmes. »
Au sortir de la guerre de 1914–1918, l’État réoriente les usines d’armement vers la production d’appareils électroménagers. Les débouchés commerciaux apparaissent d’autant plus évidents que la France connaît, en parallèle, une crise de la domesticité : après la Première Guerre, les femmes des classes populaires qui avaient remplacé les ouvriers partis au front désertent les emplois de domestiques. « Elles ont découvert l’autonomie permise par l’usine, en comparaison à l’asservissement de la condition domestique », éclaire Marie-Jeanne Dumont. Dans les maisons de la petite et de la moyenne bourgeoisie, l’électroménager remplace le personnel de maison.
Ce sont ces mères de famille que Paulette Bernège invite, de manière inédite, à repenser la disposition des pièces du foyer et l’organisation du travail domestique qui va avec. Dès son premier livre, De la méthode ménagère, elle expose sa technique : quantifier le travail ménager à l’aide de tableaux. Elle calcule le temps nécessaire à la réalisation de chaque tâche et définit trois pôles d’activité : la préparation, la cuisine et le lavage. Elle dessine des schémas d’une cuisine qui économise au maximum les pas, entre la table de travail, le fourneau et l’évier. Dans son deuxième ouvrage, Si les femmes faisaient les maisons (1928), elle écrit, non sans humour : « Huit mètres de distance entre ma cuisine et ma table à manger m’obligent, en quarante ans, à parcourir la distance de Paris au lac Baïkal. »
Des « architectes-ménagères »
Jamais Paulette Bernège n’évoque la nécessité de faire participer les hommes aux travaux de cuisine. Mais « elle rend ainsi visible, et même matérialise, en calculant le temps qu’il prend, le travail gratuit des femmes dans leur foyer », souligne Marie-Jeanne Dumont. Pour l’architecte et doctorante Florencia Fernandez Cardoso (1), « Paulette Bernège transgresse le modèle des sphères séparées en présentant l’espace domestique et la cuisine comme un lieu de travail et en incitant les femmes de foyer (son lectorat) à rejoindre la sphère publique pour exercer en tant qu’architectes-ménagères ».
Bien plus subversives étaient toutefois les expériences antérieures menées par le groupe des material feminists dans la première moitié du xixe siècle. Cette galaxie de penseuses et militantes – sans rapport avec le courant féministe matérialiste, qui prend sa source en France dans les années 1970 – n’est pas « un groupe constitué, précise Stéphanie Dadour, historienne de l’architecture. Elles ont des origines sociales différentes. Certaines sont conservatrices, d’autres, progressistes. Elles n’ont en commun que leur sexe. Et une réflexion sur la sphère domestique, dans une perspective spatiale et économique. » Ce qu’elles partagent ? Une volonté de « dénoncer les inégalités dans la société en faisant campagne contre l’isolement des femmes à la maison et leur confinement à la vie domestique », précise-t-elle.
Parmi les material feminists, Melusina Fay Peirce est surnommée « la ménagère en colère ». En 1903, cette activiste issue d’une famille de la bourgeoisie bostonienne fait breveter son projet d’immeuble coopératif, qui donne corps à sa théorie. Pour elle, l’éradication des inégalités femmes-hommes passe par une redéfinition des charges domestiques, cause de l’oppression économique et intellectuelle des femmes. Elle propose un système de ménage coopératif, à l’échelle des quartiers, qui implique une conception particulière des appartements. Sur les plans de son projet d’immeuble, elle fait donc disparaître les cuisines individuelles, au profit d’une salle commune spécifique. « Des femmes y travaillent ensemble, redéfinissant les conditions matérielles de leur vie. Et elles sont, pour cela, salariées ! », détaille Stéphanie Dadour, qui complète : « Ce lieu rassemble donc, dans un même espace de travail, des femmes de milieux très différents. Mais cela n’empêche pas les divisions de classes de perdurer… Au-delà de l’aspect pratique, c’est-à-dire la préparation des repas, elles créent aussi un espace de sociabilisation, public, visible, en non-mixité. Un lieu d’empowerment. » Mais très vite après l’emménagement des familles dans cet immeuble construit à Boston, le projet – première et seule mise en œuvre concrète des idées de Melusina Fay Peirce – échoue : les maris refusent de laisser leurs épouses participer aux tâches collectives.
Reine en sa cuisine
Malheureusement, ni les réflexions de Paulette Bernège ni les assauts répétés des material feminists n’ébranlent les tenants de l’architecture patriarcale. Au contraire. Les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale vont consacrer la figure de la ménagère, reine en sa cuisine et clé de voûte d’un système capitaliste porté par la société de consommation. Dans les années 1950, le tempo architectural est donné par l’architecte franco-suisse Charles-Édouard Jeanneret-Gris, dit Le Corbusier, chef de file du mouvement moderne, un courant architectural apparu dans la première moitié du xxe siècle avec le Bauhaus, caractérisé par un retour au décor minimal et par l’emploi de techniques nouvelles.
Entre 1947 et 1952, Le Corbusier supervise la construction d’une de ses réalisations emblématiques : la Cité radieuse, à Marseille. Et c’est sa consœur, Charlotte Perriand, qui dessine pour lui le plan de certaines cuisines : une pièce ouverte sur le salon et reliée à lui par un bar qui sert de séparation entre les deux espaces. De cette collaboration féminine avec le maître, on pourrait trop rapidement déduire que les plans seraient influencés par une vision féministe et offriraient une cuisine ouverte, dans laquelle la maîtresse de maison aurait directement accès à la pièce de vie, sortant ainsi de son antre. Mais l’historienne et architecte Catherine Clarisse voit les choses autrement : « L’innovation, qui va se répandre jusqu’à changer la norme de conception des cuisines, c’est l’introduction d’une aération par ventilation mécanique contrôlée, la VMC. Grâce à ce dispositif, Le Corbusier se permet d’installer la cuisine en second jour, sans ouverture directe sur l’extérieur. Une cuisine sans fenêtre ! » Ou plutôt une « cuisine corset ».
« Une cuisine bien faite vaut la paix au foyer. Alors faites donc de la cuisine le lieu du sourire féminin, et que ce sourire rayonne sur l’homme et les enfants présents autour
de ce sourire. »
Le Corbusier, architecte
Un espace négligé
Minuscule, donc impraticable à plusieurs, et sans lumière naturelle, la cuisine selon Perriand et Le Corbusier reste une prison pour les femmes. L’ouverture vers le salon ? Rien à voir, selon l’historienne, avec une quelconque conception féministe de l’habitation. Elle cite une phrase de l’architecte, découverte dans les actes d’un colloque organisé en 1953 : « La femme sera heureuse si son mari est heureux. Le sourire des femmes est un don des dieux. Et une cuisine bien faite vaut la paix au foyer. Alors faites donc de la cuisine le lieu du sourire féminin, et que ce sourire rayonne sur l’homme et les enfants présents autour de ce sourire. » En illustration du document, une femme, béate, derrière son passe-plat.
Le modèle de cette cuisine-bar va essaimer sur toute la planète, sous l’appellation tapageuse de « cuisine américaine ». Elle est « toujours plébiscitée par les architectes d’aujourd’hui », insiste Catherine Clarisse. L’historienne, qui a aussi travaillé en agence d’architectes, fait aujourd’hui son mea culpa pour avoir dessiné certaines de ces cuisines ouvertes, avec en leur centre, un bar, « meuble qui ne convient ni aux bébés ni aux personnes non valides ». Maintenant, à l’inverse, elle met en avant le modèle de la cuisine suédoise, dans laquelle trône une table permettant la préparation des repas à plusieurs et plus accessible qu’un comptoir haut. Mais qui nécessite un espace important.
Les variations contemporaines des plans de cuisine ne semblent pas aller vers un agrandissement de cette pièce. « Elle reste un espace négligé, comme les autres lieux du care (2) : la salle de bain ou les toilettes », remarque Paule Perron. L’enseignante cite malgré tout l’exemple des réalisations de l’architecte française Sophie Delhaye (récompensée par l’Équerre d’argent en 2019) qui, dans un immeuble construit boulevard Vincent-Auriol, à Paris, perpétue le modèle de la petite cuisine, mais l’installe à l’entrée de l’appartement. Elle s’ouvre sur un patio commun, qui communique avec les cuisines des appartements voisins. Toujours dans l’idée de rendre visible le travail domestique. « Il existe une violence inhérente aux espaces. Peut-on produire une cuisine féministe parfaite ou un plan d’appartement non patriarcal ? Ce serait un écueil de recréer une norme », estime Paule Perron. Selon elle, les architectes ont surtout le devoir « d’identifier les exclusions que produisent les espaces, pour chercher à les réduire ».
De nombreux habitats partagés ressuscitent les idées de Melusina Fay Peirce en créant des cuisines communes, sans toutefois les associer à une réflexion sur la rémunération de ces tâches. En dehors même des habitats collectifs, un habitat féministe implique sans doute la création de lieux « en commun ». Pas seulement pour la cuisine, mais également pour la laverie, la garde d’enfants… Stéphanie Dadour met en garde : « Il faut inscrire cette réflexion en repensant le système économique dans lequel elle s’insère, se poser la question de la propriété de ces espaces. » Parce que les femmes n’habitent pas dans leur cuisine, une politique féministe du logement ne peut s’y circonscrire.
Journaliste indépendante spécialisée dans les sujets de société, Sylvie Fagnart travaille principalement pour la presse magazine et la radio et anime des ateliers d’éducation aux médias.
(1) « Deux cuisines médiatisées et leur transgression de genre : le cas de Bernège et Hefner », dans le dossier « Femmes, architecture et paysage » de la revue Livraisons d’histoire
de l’architecture (2018).
(2) Du mot anglais signifiant « soin », l’éthique du care désigne l’ensemble des visions ou des sensibilités morales fondées sur le souci des autres.