Architecture : se mettre à la cuisine

Méprisée par les archi­tectes hommes, déva­lo­ri­sée et cantonnée aux femmes, la cuisine a longtemps été la plus petite pièce de la maison. Mais des archi­tectes femmes tentent de rendre à la cuisine ses lettres de noblesse. 
Publié le 28 juillet 2023
Mock-up Focus « cuisines & dépendances » signé Sylvie Fagnart - La Déferlante 11 « Habiter »
Dans l’un des appar­te­ments de la Cité radieuse à Marseille, une femme s’affaire en cuisine. Celle-ci est ouverte, à l’américaine, mais petite et sans fenêtre. Fondation Le Corbusier / Adagp, Paris, 2023

Le coup de semonce est encore fréquent, des forums de dis­cus­sion en ligne aux cours de récréa­tion : « Retourne dans ta cuisine ! » Une arme brandie contre les filles et les femmes qui bous­culent les assi­gna­tions de genre.

Retour à la case départ. Soit : la cuisine, centre névral­gique de l’habitation et royaume des femmes, selon la norme de sépa­ra­tion des espaces diffusée au xixe siècle – au masculin, l’extérieur ; au féminin, l’intérieur. Un clivage qui se retrouve au sein des foyers : les hommes reçoivent au salon quand les femmes sont confinées près des fourneaux.

Si ce n’est dans les châteaux et les demeures de la grande bour­geoi­sie, la cuisine est une pièce rela­ti­ve­ment nouvelle, dont la présence se géné­ra­lise au xixe siècle. Les maisons paysannes étaient orga­ni­sées jusque-là autour d’un lieu unique, au centre duquel un poêle ou un feu ouvert servait à la cuisson des aliments. Une pratique imitée dans les masures ouvrières et dans les maisons d’artisans. Mais « à l’orée du xxe siècle, indique Marie-Jeanne Dumont, archi­tecte et his­to­rienne, les théo­ri­ciens du logement social pré­co­nisent l’installation d’une pièce à part dans les appar­te­ments ouvriers, parce qu’ils estiment qu’il faut y faire naître un esprit de famille, qui passe par le repas pris en commun ».

La question de l’aménagement d’une pièce spé­ci­fi­que­ment dévolue à la cuisine dans la maison prend alors corps. Absentes ou presque des bancs des écoles d’architecture, quelques femmes par­ti­cipent toutefois à ces réflexions qui les concernent au premier chef. C’est le cas de Margarete Schütte-Lihotzky, première femme diplômée de l’école d’architecture de Vienne, en Autriche, qui travaille dans les années 1920 au sein de l’équipe de l’architecte et urbaniste Ernst May sur la construc­tion des cuisines d’un nouveau quartier de la ville de Francfort, en Allemagne, destiné aux familles ouvrières. Ces pièces sont alors des espaces minus­cules, où chaque empla­ce­ment est pensé, comme ce tiroir pour recueillir la farine à une époque où le pain se confec­tionne encore à la maison. « La cuisine devient le lieu de la per­for­mance ménagère dont il faut accroître la pro­duc­ti­vi­té », analyse Paule Perron, archi­tecte et enseignante-chercheuse à la Haute École d’art et de design de Genève.

Méthode tayloriste

Mais cette orga­ni­sa­tion de l’espace ne convainc pas d’emblée les ouvrières. « On doit construire des écoles ménagères pour leur apprendre à utiliser ces cuisines, dessinées pour les droi­tières, par exemple », explique Catherine Clarisse, archi­tecte et his­to­rienne, autrice de Cuisine, recettes d’architecture (Les éditions de l’imprimeur, 2004). Il devient évident, pour la plupart des archi­tectes de l’époque – des hommes, en grande majorité – qu’il faut ratio­na­li­ser le travail en cuisine. La méthode tay­lo­riste, qui a fait la fortune du fabricant de voitures Henry Ford s’impose, y compris dans la sphère privée.

En France, celle qui promeut le plus vigou­reu­se­ment l’organisation du travail en cuisine n’est pas archi­tecte mais jour­na­liste. Elle s’appelle Paulette Bernège, et elle dirige, à partir de 1923, la rédaction d’un nouveau magazine : Mon chez moi. Elle y développe ses pro­po­si­tions d’aménagement des habi­ta­tions, qu’elle valorise par ailleurs au sein de la Ligue d’organisation ménagère, qu’elle préside. Paulette Bernège est aussi de l’aventure du Salon des arts ménagers. Un événement lancé en 1923 par un ancien sous-secrétaire d’État aux inven­tions, Jules-Louis Breton, qui affirmait : « La maison est faite pour le repos des hommes, il faut la concevoir pour le travail des femmes. »

Au sortir de la guerre de 1914–1918, l’État réoriente les usines d’armement vers la pro­duc­tion d’appareils élec­tro­mé­na­gers. Les débouchés com­mer­ciaux appa­raissent d’autant plus évidents que la France connaît, en parallèle, une crise de la domes­ti­ci­té : après la Première Guerre, les femmes des classes popu­laires qui avaient remplacé les ouvriers partis au front désertent les emplois de domes­tiques. « Elles ont découvert l’autonomie permise par l’usine, en com­pa­rai­son à l’asservissement de la condition domes­tique », éclaire Marie-Jeanne Dumont. Dans les maisons de la petite et de la moyenne bour­geoi­sie, l’électroménager remplace le personnel de maison.

Ce sont ces mères de famille que Paulette Bernège invite, de manière inédite, à repenser la dis­po­si­tion des pièces du foyer et l’organisation du travail domes­tique qui va avec. Dès son premier livre, De la méthode ménagère, elle expose sa technique : quan­ti­fier le travail ménager à l’aide de tableaux. Elle calcule le temps néces­saire à la réa­li­sa­tion de chaque tâche et définit trois pôles d’activité : la pré­pa­ra­tion, la cuisine et le lavage. Elle dessine des schémas d’une cuisine qui économise au maximum les pas, entre la table de travail, le fourneau et l’évier. Dans son deuxième ouvrage, Si les femmes faisaient les maisons (1928), elle écrit, non sans humour : « Huit mètres de distance entre ma cuisine et ma table à manger m’obligent, en quarante ans, à parcourir la distance de Paris au lac Baïkal. »

Des « architectes-ménagères »

Jamais Paulette Bernège n’évoque la nécessité de faire par­ti­ci­per les hommes aux travaux de cuisine. Mais « elle rend ainsi visible, et même maté­ria­lise, en calculant le temps qu’il prend, le travail gratuit des femmes dans leur foyer », souligne Marie-Jeanne Dumont. Pour l’architecte et doc­to­rante Florencia Fernandez Cardoso (1), « Paulette Bernège trans­gresse le modèle des sphères séparées en pré­sen­tant l’espace domes­tique et la cuisine comme un lieu de travail et en incitant les femmes de foyer (son lectorat) à rejoindre la sphère publique pour exercer en tant qu’architectes-ménagères ».

Bien plus sub­ver­sives étaient toutefois les expé­riences anté­rieures menées par le groupe des material feminists dans la première moitié du xixe siècle. Cette galaxie de penseuses et mili­tantes – sans rapport avec le courant féministe maté­ria­liste, qui prend sa source en France dans les années 1970 – n’est pas « un groupe constitué, précise Stéphanie Dadour, his­to­rienne de l’architecture. Elles ont des origines sociales dif­fé­rentes. Certaines sont conser­va­trices, d’autres, pro­gres­sistes. Elles n’ont en commun que leur sexe. Et une réflexion sur la sphère domes­tique, dans une pers­pec­tive spatiale et éco­no­mique. » Ce qu’elles partagent ? Une volonté de « dénoncer les inéga­li­tés dans la société en faisant campagne contre l’isolement des femmes à la maison et leur confi­ne­ment à la vie domes­tique », précise-t-elle.

Parmi les material feminists, Melusina Fay Peirce est surnommée « la ménagère en colère ». En 1903, cette activiste issue d’une famille de la bour­geoi­sie bos­to­nienne fait breveter son projet d’immeuble coopé­ra­tif, qui donne corps à sa théorie. Pour elle, l’éradication des inéga­li­tés femmes-hommes passe par une redé­fi­ni­tion des charges domes­tiques, cause de l’oppression éco­no­mique et intel­lec­tuelle des femmes. Elle propose un système de ménage coopé­ra­tif, à l’échelle des quartiers, qui implique une concep­tion par­ti­cu­lière des appar­te­ments. Sur les plans de son projet d’immeuble, elle fait donc dis­pa­raître les cuisines indi­vi­duelles, au profit d’une salle commune spé­ci­fique. « Des femmes y tra­vaillent ensemble, redé­fi­nis­sant les condi­tions maté­rielles de leur vie. Et elles sont, pour cela, salariées ! », détaille Stéphanie Dadour, qui complète : « Ce lieu rassemble donc, dans un même espace de travail, des femmes de milieux très dif­fé­rents. Mais cela n’empêche pas les divisions de classes de perdurer… Au-delà de l’aspect pratique, c’est-à-dire la pré­pa­ra­tion des repas, elles créent aussi un espace de socia­bi­li­sa­tion, public, visible, en non-mixité. Un lieu d’empo­werment. » Mais très vite après l’emménagement des familles dans cet immeuble construit à Boston, le projet –  première et seule mise en œuvre concrète des idées de Melusina Fay Peirce – échoue : les maris refusent de laisser leurs épouses par­ti­ci­per aux tâches collectives.

Reine en sa cuisine

Malheureusement, ni les réflexions de Paulette Bernège ni les assauts répétés des material feminists n’ébranlent les tenants de l’architecture patriar­cale. Au contraire. Les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale vont consacrer la figure de la ménagère, reine en sa cuisine et clé de voûte d’un système capi­ta­liste porté par la société de consom­ma­tion. Dans les années 1950, le tempo archi­tec­tu­ral est donné par l’architecte franco-suisse Charles-Édouard Jeanneret-Gris, dit Le Corbusier, chef de file du mouvement moderne, un courant archi­tec­tu­ral apparu dans la première moitié du xxe siècle avec le Bauhaus, carac­té­ri­sé par un retour au décor minimal et par l’emploi de tech­niques nouvelles.

Entre 1947 et 1952, Le Corbusier supervise la construc­tion d’une de ses réa­li­sa­tions emblé­ma­tiques : la Cité radieuse, à Marseille. Et c’est sa consœur, Charlotte Perriand, qui dessine pour lui le plan de certaines cuisines : une pièce ouverte sur le salon et reliée à lui par un bar qui sert de sépa­ra­tion entre les deux espaces. De cette col­la­bo­ra­tion féminine avec le maître, on pourrait trop rapi­de­ment déduire que les plans seraient influen­cés par une vision féministe et offri­raient une cuisine ouverte, dans laquelle la maîtresse de maison aurait direc­te­ment accès à la pièce de vie, sortant ainsi de son antre. Mais l’historienne et archi­tecte Catherine Clarisse voit les choses autrement : « L’innovation, qui va se répandre jusqu’à changer la norme de concep­tion des cuisines, c’est l’introduction d’une aération par ven­ti­la­tion mécanique contrôlée, la VMC. Grâce à ce dis­po­si­tif, Le Corbusier se permet d’installer la cuisine en second jour, sans ouverture directe sur l’extérieur. Une cuisine sans fenêtre ! » Ou plutôt une « cuisine corset ».


« Une cuisine bien faite vaut la paix au foyer. Alors faites donc de la cuisine le lieu du sourire féminin, et que ce sourire rayonne sur l’homme et les enfants présents autour
de ce sourire. »

Le Corbusier, architecte


Un espace négligé

Minuscule, donc impra­ti­cable à plusieurs, et sans lumière naturelle, la cuisine selon Perriand et Le Corbusier reste une prison pour les femmes. L’ouverture vers le salon ? Rien à voir, selon l’historienne, avec une quel­conque concep­tion féministe de l’habitation. Elle cite une phrase de l’architecte, décou­verte dans les actes d’un colloque organisé en 1953 : « La femme sera heureuse si son mari est heureux. Le sourire des femmes est un don des dieux. Et une cuisine bien faite vaut la paix au foyer. Alors faites donc de la cuisine le lieu du sourire féminin, et que ce sourire rayonne sur l’homme et les enfants présents autour de ce sourire. » En illus­tra­tion du document, une femme, béate, derrière son passe-plat.

Le modèle de cette cuisine-bar va essaimer sur toute la planète, sous l’appellation tapageuse de « cuisine amé­ri­caine ». Elle est « toujours plé­bis­ci­tée par les archi­tectes d’aujourd’hui », insiste Catherine Clarisse. L’historienne, qui a aussi travaillé en agence d’architectes, fait aujourd’hui son mea culpa pour avoir dessiné certaines de ces cuisines ouvertes, avec en leur centre, un bar, « meuble qui ne convient ni aux bébés ni aux personnes non valides ». Maintenant, à l’inverse, elle met en avant le modèle de la cuisine suédoise, dans laquelle trône une table per­met­tant la pré­pa­ra­tion des repas à plusieurs et plus acces­sible qu’un comptoir haut. Mais qui nécessite un espace important.

Les varia­tions contem­po­raines des plans de cuisine ne semblent pas aller vers un agran­dis­se­ment de cette pièce. « Elle reste un espace négligé, comme les autres lieux du care (2) : la salle de bain ou les toilettes », remarque Paule Perron. L’enseignante cite malgré tout l’exemple des réa­li­sa­tions de l’architecte française Sophie Delhaye (récom­pen­sée par l’Équerre d’argent en 2019) qui, dans un immeuble construit boulevard Vincent-Auriol, à Paris, perpétue le modèle de la petite cuisine, mais l’installe à l’entrée de l’appartement. Elle s’ouvre sur un patio commun, qui com­mu­nique avec les cuisines des appar­te­ments voisins. Toujours dans l’idée de rendre visible le travail domes­tique. « Il existe une violence inhérente aux espaces. Peut-on produire une cuisine féministe parfaite ou un plan d’appartement non patriar­cal ? Ce serait un écueil de recréer une norme », estime Paule Perron. Selon elle, les archi­tectes ont surtout le devoir « d’identifier les exclu­sions que pro­duisent les espaces, pour chercher à les réduire ».

De nombreux habitats partagés res­sus­citent les idées de Melusina Fay Peirce en créant des cuisines communes, sans toutefois les associer à une réflexion sur la rému­né­ra­tion de ces tâches. En dehors même des habitats col­lec­tifs, un habitat féministe implique sans doute la création de lieux « en commun ». Pas seulement pour la cuisine, mais également pour la laverie, la garde d’enfants… Stéphanie Dadour met en garde : « Il faut inscrire cette réflexion en repensant le système éco­no­mique dans lequel elle s’insère, se poser la question de la propriété de ces espaces. » Parce que les femmes n’habitent pas dans leur cuisine, une politique féministe du logement ne peut s’y circonscrire.

 

Sylvie FagnartJournaliste indé­pen­dante spé­cia­li­sée dans les sujets de société, Sylvie Fagnart travaille prin­ci­pa­le­ment pour la presse magazine et la radio et anime des ateliers d’éducation aux médias.

 

 

 


(1) « Deux cuisines média­ti­sées et leur trans­gres­sion de genre : le cas de Bernège et Hefner », dans le dossier « Femmes, archi­tec­ture et paysage » de la revue Livraisons d’histoire
de l’architecture (2018).

(2) Du mot anglais signi­fiant « soin », l’éthique du care désigne l’ensemble des visions ou des sen­si­bi­li­tés morales fondées sur le souci des autres.

Habiter : Brisons les murs

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°11 Habiter, en août 2023. Consultez le sommaire

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