Au Groenland, des Inuites stérilisées de force

Le scandale n’a éclaté qu’en 2022, déclen­chant l’ouverture d’une enquête indé­pen­dante. Dans le Groenland des années 1960–1970 des milliers d’Inuites ont subi des sté­ri­li­sa­tions forcées entraî­nant de lourdes séquelles. La pho­to­re­por­trice Juliette Pavy est allée à la rencontre de plusieurs victimes.
Publié le 21/10/2024
Crédit photo : Juliette Pavy
« Quand on m’a mis la “spirale”, j’ai senti comme des coups de couteau à l’intérieur. » Naja Lyberth, 62 ans, psy­cho­logue à Nuuk, la capitale du Groenland, est l’une des premières victimes de la Spiralkampagnen à avoir livré publi­que­ment son témoi­gnage, en 2019. Elle est à l’origine d’un groupe Facebook ras­sem­blant des Inuites qui, comme elle, se sont vu poser, sans y avoir consenti, ce dis­po­si­tif intra-utérin similaire au stérilet mais plus invasif. Crédit photo : Juliette Pavy.

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°16 S’habiller, parue en novembre 2024. Consultez le sommaire.

« Quand j’ai appris l’existence de cette campagne de sté­ri­li­sa­tion forcée, je me suis penchée sur ma propre famille. Ma sœur et mes belles-sœurs ont cinq ans de moins que moi et n’ont jamais eu d’enfants. Pour la première fois, je leur en ai parlé, et elles m’ont dit qu’on leur avait posé une “spirale”. »

Celle qui raconte cela à Juliette Pavy est Mimi Karlsen, ministre de la Santé du Groenland. La « spirale » qu’elle mentionne est un dis­po­si­tif intra-utérin plus gros que le stérilet, tirant son nom de sa forme. Entre 1966 et 1975 environ, les autorités sani­taires du Danemark en ont fait l’instrument d’une politique contra­cep­tive de masse dans l’île arctique, demeurée sous domi­na­tion danoise jusqu’en 1979, date de l’obtention d’une autonomie relative. Cette politique contra­cep­tive s’est exercée sous contrainte et très souvent à l’insu des premières concer­nées, dont les plus jeunes n’avaient que 12 ans. Au nom d’une prétendue moder­ni­sa­tion, l’objectif était d’infléchir la crois­sance démo­gra­phique du Groenland, dont la popu­la­tion est très majo­ri­tai­re­ment inuite. Sur ce ter­ri­toire, entre 4 500 et 9 000 jeunes filles et femmes en âge de procréer se sont ainsi vu poser ce type de stérilet. Le nombre de nais­sances a alors chuté de moitié. Même si la natalité a repris depuis, les membres de la géné­ra­tion né·es durant cette campagne sont deux fois moins nombreux·ses que les autres.

L’autre par­ti­cu­la­ri­té de la Spiralkampagnen (campagne des « spirales »), c’est le silence qui l’a longtemps entourée. Il y a deux ans seulement, après avoir pris connais­sance du témoi­gnage de Naja Lyberth, la jour­na­liste danoise Celine Klint a réalisé une grande enquête qui a donné au scandale une ampleur média­tique inédite. Pour éclaircir les condi­tions de cette campagne de contra­cep­tion forcée, le gou­ver­ne­ment danois a ouvert en octobre 2022, à la demande du Parlement groen­lan­dais, une enquête sur une période courant jusqu’en 1991, date à laquelle l’ancienne colonie (1) a repris en main sa politique de santé. Les conclu­sions sont attendues pour mai 2025. Les victimes, elles, restent marquées à vie par les consé­quences des violences gyné­co­lo­giques à caractère dis­cri­mi­na­toire endurées il y a plus de cinquante ans au nom d’intérêts éco­no­miques et coloniaux.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

Sur la radio d’une patiente récupérée par Aviaja Siegstad, gyné­co­logue à l’hôpital de Nuuk, apparaît le type de stérilet utilisé pendant la Spiralkampagnen. Inadapté au corps des ado­les­centes, il était souvent à l’origine de douleurs, de sai­gne­ments, voire d’infections graves. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

Naja Lyberth avait 13 ans seulement lorsqu’on lui a posé une « spirale », sans que ses parents en soient informés, comme les autres filles de sa classe, à Maniitsoq, une île du sud-ouest du Groenland. Toutes sont aussitôt retour­nées à l’école. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

Nuuk, la capitale du Groenland, qui compte aujourd’hui presque 20 000 habitant·es, a été moins touchée par la Spiralkampagnen. Pour Aviaja Siegstad, gyné­co­logue installée dans cette ville, ce serait dû à la mixité de la popu­la­tion et au fait que les médecins locaux auraient moins adhéré à la démarche. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

En 1973, Holga Platuu, alors pen­sion­naire au collège de Maniitsoq, a subi l’implantation d’une « spirale » à l’hôpital. L’intervention a entraîné des com­pli­ca­tions, et elle est restée stérile malgré le retrait ultérieur du dis­po­si­tif. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

Holga Platuu montre une photo d’elle et de ses camarades du collège de Maniitsoq, âgées de 13 à 14 ans, qui se sont elles aussi vu poser une « spirale », à leur insu comme à celle de leurs parents. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

« À l’époque, les collègues pensaient que c’était le fait de médecins peu scru­pu­leux, mais ils n’imaginaient pas que c’était une décision politique du Danemark », relate la gyné­co­logue Aviaja Siegstad. Dans son cabinet, elle a reçu, dans les années 1990, nombre de femmes qui ont appris qu’elles étaient sous contra­cep­tion alors qu’elles venaient consulter pour infer­ti­li­té. « Les victimes ont été visées pour leur ethnicité. Les Danoises habitant au Groenland n’ont jamais eu de “spirale” dans ces condi­tions. L’objectif était clai­re­ment de limiter la popu­la­tion groen­lan­daise », assure la pra­ti­cienne. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

C’est dans ce bâtiment des archives de Copenhague que la jour­na­liste danoise Celine Klint a découvert en mai 2022 plusieurs documents officiels attestant de la mise en œuvre d’une politique étatique de sté­ri­li­sa­tion de masse des Groenlandaises dans les années 1960 et 1970. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

Sur la photo qu’elle présente, Jytte Lyberth a 14 ans, l’âge auquel des soignant·es lui ont inséré un stérilet. Elle raconte que, après une visite médicale scolaire, elle est allée à l’hôpital. Les soignant·es lui ont demandé d’enlever ses vêtements, sans expli­ca­tion. Quelques mois après, elle a ressenti de fortes douleurs liées à la « spirale » et celle-ci lui a été retirée. Elle n’a jamais pu avoir d’enfants. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pav

Jytte Lyberth et Anelise Albrechtsen dans la cour de l’école de Maniitsoq, à l’entrée du bâtiment où, à l’âge de 14 ans, après avoir passé une visite médicale, elles ont été envoyées à l’hôpital pour l’implantation d’une « spirale », sans leur consen­te­ment. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

« C’était vraiment trau­ma­tique, j’étais plongée dans un brouillard, je me sentais seule et je pleurais souvent. » À l’âge de 13 ans, alors interne dans le village de Paamiut, au sud de Nuuk, Bula Larsen a été emmenée à l’hôpital avec une dizaine de camarades pour se voir insérer une « spirale », là encore sans que ses parents soient mis au courant. Par la suite, elle a essayé pendant plus de sept ans de tomber enceinte : après une opération des trompes, infectées par la « spirale » trop grosse, elle a procédé à plusieurs insé­mi­na­tions, ten­ta­tives infruc­tueuses et coûteuses. Finalement, à 38 ans, elle a adopté une petite fille, Aviaja. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

Henriette Berthelsen a 15 ans sur cette photo. Elle en avait 13 quand on lui a implanté une « spirale » à l’hôpital de Nuuk, comme à une dizaine de camarades, en 1966. Durant toute sa scolarité, elle a été forcée de suivre un programme d’assimilation imposé par le gou­ver­ne­ment danois pour effacer la culture inuite. Elle a dû déménager dès ses 11 ans pour aller à l’école en internat à Copenhague durant deux ans, puis à Nuuk. Elle n’a jamais pu retourner vivre avec sa famille dans sa ville natale. La « spirale » lui a causé de sévères infec­tions. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

Sur les mains d’Henriette Berthelsen, un tatouage repré­sente la divinité la plus impor­tante du panthéon animiste inuit : Sila, l’esprit de l’air, du climat et de l’espace – le mot signifie aussi « conscience ». Crédit photo : Juliette Pavy.


(1) La politique monétaire, la défense et les relations inter­na­tio­nales restent sous tutelle danoise.

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Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°16 S’habiller, parue en novembre 2024. Consultez le sommaire.