« Il faut se ressaisir.» C’est par cet appel impérieux que le Haut-Commissariat au plan (HCP), fraîchement ressuscité sous la direction de François Bayrou, concluait en mai dernier sa note prospective sur la démographie. Haut les cœurs, mesdames, il faut se reproduire !
En effet, si le taux de fécondité en France reste l’un des plus élevés d’Europe avec 1,8 enfant par femme, il n’échappe pas à une tendance commune à tout le continent : diminuant sans cesse, il s’éloigne du fameux taux de « renouvellement de la population », égal à 2,05 enfants par femme. Un phénomène qui résulte de facteurs structurels et conjoncturels, dont il est malaisé de distinguer les effets. Le développement du travail rémunéré des femmes, la maîtrise de la contraception, les mises en couple et grossesses plus tardives se mêlent aux impacts successifs des crises économiques, à la dégradation des conditions d’entrée sur le marché du travail et du logement ainsi qu’aux conséquences difficilement mesurables des politiques d’égalité entre les hommes et les femmes.
Une seule solution : la reproduction
Face à cette intrication complexe de facteurs, les pouvoirs publics incitent les femmes françaises à se reprendre. Car c’est bien des femmes qu’on parle ici, ou plutôt de celles qui peuvent et doivent enfanter. L’indicateur démographique qui concentre l’attention médiatique et politique n’est pas exprimé en nombre d’enfants par couple, par famille, par personne – mais bien par femme, et donc, crûment, par ventre. Dans la bouche du politique, il n’est plus descriptif mais normatif : il indique combien de fois chaque femme doit enfanter au cours de sa vie si elle souhaite accomplir son devoir de bonne Française.
Il s’agit d’un enjeu national, nous dit Bayrou, puisque l’avenir même du modèle social français en dépend. La survie de notre système de retraites par répartition reposerait tout entière sur la capacité des femmes à produire assez de travailleur·ses pour financer les pensions des retraité·es. Fi des leviers vulgaires que sont le taux de cotisation ou les mécanismes de redistribution. Si les Français·es souhaitent partir à la retraite pas trop tard et pas trop pauvres, une seule solution : la reproduction.
Car l’alternative serait bien trop effrayante. Si les Françaises ne font pas plus d’enfants, alors il faudra laisser venir des immigré·es, c’est-à-dire, si on traduit l’avertissement du HCP, des populations qui risquent de « remettre en cause l’équilibre social et culturel » (sic) du pays, des femmes qui font beaucoup d’enfants, elles, mais pas les bons. Il s’agit de s’inquiéter du « déséquilibre dangereux et irrémédiable » que représenterait l’accroissement de l’écart numérique entre populations européennes et – au hasard – africaines. Il ne suffit donc pas de faire des enfants pour protéger notre modèle social, encore faut-il que ceux-ci soient français pour protéger aussi nos valeurs et, si possible, blancs pour garantir notre influence dans le monde, en faisant la preuve de notre « vitalité » (Bayrou n’écrit pas virilité).
La crainte du déclin de la population « véritablement » française
N’hésitons pas à faire la fine bouche. L’idéal serait qu’ils ne soient pas non plus des enfants de pauvres. Le Haut-Commissariat au plan déplore ainsi que François Hollande ait réduit les allocations familiales des parents les plus aisés et abaissé le plafond du quotient familial – dispositif d’économies qui profite avant tout aux riches –, quand pourtant un enfant sur cinq vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté (et deux sur cinq dans les familles monoparentales). Ce sont les femmes cadres qui tirent à la baisse la fécondité nationale, avec leur petit 1,6 enfant par femme : c’est d’elles qu’on attend un petit peu plus d’efforts.
La politique nataliste est un exercice d’équilibriste : il faut encourager les femmes à faire des enfants, mais certaines plus que d’autres ; il faut promouvoir la formation et le travail des femmes, mais dans une juste mesure ; il faut célébrer le libre choix d’enfanter et de fonder une famille, tout en se rendant capable d’atteindre collectivement nos objectifs démographiques à coups d’incitations socio-économiques.
À la source de cette tension, des considérations de croissance économique, bien sûr, mais surtout une panique morale et nationale : la crainte du déclin numérique de la population « véritablement » française face à celles et ceux qui viendraient ou qui se multiplieraient. Une angoisse raciale tout autant que civilisationnelle. Cet impératif indiscutable du « renouvellement de la population » par elle-même vient naturaliser la cible de 2,05 enfants par femme : il ne s’agit plus seulement d’un but politique souhaitable, mais d’une nécessité nationale vitale. Il n’est même pas envisagé que cet objectif soit périmé ou voué à le devenir alors qu’il est déjà bien remis en cause par l’ébranlement profond des formes familiales et des manières d’être femmes. Ni qu’il soit possible de vivre dans un monde où la productivité du ventre des mères ne serait plus l’aune à laquelle on mesure la puissance d’un pays – et de ses hommes.