Aux ventres des femmes, la patrie reconnaissante

Le taux de fécondité des Françaises fait depuis longtemps l’objet d’une attention pressante de la part de la classe politique. Pour le bien de la nation, toute bonne citoyenne est invitée à enfanter – enfin… toute citoyenne blanche et bien dotée socialement.

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Publié le 12 novembre 2021

« Il faut se ressaisir.» C’est par cet appel impérieux que le Haut-Commissariat au plan (HCP), fraî­che­ment res­sus­ci­té sous la direction de François Bayrou, concluait en mai dernier sa note pros­pec­tive sur la démo­gra­phie. Haut les cœurs, mesdames, il faut se reproduire !

Le lent recul du taux de fécondité des Françaises mettrait en danger la pérennité de notre modèle social, l’identité de notre pays, sa place dans le monde et même son avenir civi­li­sa­tion­nel. Rien que ça.

En effet, si le taux de fécondité en France reste l’un des plus élevés d’Europe avec 1,8 enfant par femme, il n’échappe pas à une tendance commune à tout le continent : diminuant sans cesse, il s’éloigne du fameux taux de « renou­vel­le­ment de la popu­la­tion », égal à 2,05 enfants par femme. Un phénomène qui résulte de facteurs struc­tu­rels et conjonc­tu­rels, dont il est malaisé de dis­tin­guer les effets. Le déve­lop­pe­ment du travail rémunéré des femmes, la maîtrise de la contra­cep­tion, les mises en couple et gros­sesses plus tardives se mêlent aux impacts suc­ces­sifs des crises éco­no­miques, à la dégra­da­tion des condi­tions d’entrée sur le marché du travail et du logement ainsi qu’aux consé­quences dif­fi­ci­le­ment mesu­rables des poli­tiques d’égalité entre les hommes et les femmes.

Une seule solution : la reproduction

Face à cette intri­ca­tion complexe de facteurs, les pouvoirs publics incitent les femmes fran­çaises à se reprendre. Car c’est bien des femmes qu’on parle ici, ou plutôt de celles qui peuvent et doivent enfanter. L’indicateur démo­gra­phique qui concentre l’attention média­tique et politique n’est pas exprimé en nombre d’enfants par couple, par famille, par personne – mais bien par femme, et donc, crûment, par ventre. Dans la bouche du politique, il n’est plus des­crip­tif mais normatif : il indique combien de fois chaque femme doit enfanter au cours de sa vie si elle souhaite accomplir son devoir de bonne Française.

Il s’agit d’un enjeu national, nous dit Bayrou, puisque l’avenir même du modèle social français en dépend. La survie de notre système de retraites par répar­ti­tion repo­se­rait tout entière sur la capacité des femmes à produire assez de travailleur·ses pour financer les pensions des retraité·es. Fi des leviers vulgaires que sont le taux de coti­sa­tion ou les méca­nismes de redis­tri­bu­tion. Si les Français·es sou­haitent partir à la retraite pas trop tard et pas trop pauvres, une seule solution : la reproduction.

Car l’alternative serait bien trop effrayante. Si les Françaises ne font pas plus d’enfants, alors il faudra laisser venir des immigré·es, c’est-à-dire, si on traduit l’avertissement du HCP, des popu­la­tions qui risquent de « remettre en cause l’équilibre social et culturel » (sic) du pays, des femmes qui font beaucoup d’enfants, elles, mais pas les bons. Il s’agit de s’inquiéter du « dés­équi­libre dangereux et irré­mé­diable » que repré­sen­te­rait l’accroissement de l’écart numérique entre popu­la­tions euro­péennes et – au hasard – afri­caines. Il ne suffit donc pas de faire des enfants pour protéger notre modèle social, encore faut-il que ceux-ci soient français pour protéger aussi nos valeurs et, si possible, blancs pour garantir notre influence dans le monde, en faisant la preuve de notre « vitalité » (Bayrou n’écrit pas virilité).

La crainte du déclin de la population « véritablement » française

N’hésitons pas à faire la fine bouche. L’idéal serait qu’ils ne soient pas non plus des enfants de pauvres. Le Haut-Commissariat au plan déplore ainsi que François Hollande ait réduit les allo­ca­tions fami­liales des parents les plus aisés et abaissé le plafond du quotient familial – dis­po­si­tif d’économies qui profite avant tout aux riches –, quand pourtant un enfant sur cinq vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté (et deux sur cinq dans les familles mono­pa­ren­tales). Ce sont les femmes cadres qui tirent à la baisse la fécondité nationale, avec leur petit 1,6 enfant par femme : c’est d’elles qu’on attend un petit peu plus d’efforts. 

La politique nataliste est un exercice d’équilibriste : il faut encou­ra­ger les femmes à faire des enfants, mais certaines plus que d’autres ; il faut pro­mou­voir la formation et le travail des femmes, mais dans une juste mesure ; il faut célébrer le libre choix d’enfanter et de fonder une famille, tout en se rendant capable d’atteindre col­lec­ti­ve­ment nos objectifs démo­gra­phiques à coups d’incitations socio-économiques. 

À la source de cette tension, des consi­dé­ra­tions de crois­sance éco­no­mique, bien sûr, mais surtout une panique morale et nationale : la crainte du déclin numérique de la popu­la­tion « véri­ta­ble­ment » française face à celles et ceux qui vien­draient ou qui se mul­ti­plie­raient. Une angoisse raciale tout autant que civi­li­sa­tion­nelle. Cet impératif indis­cu­table du « renou­vel­le­ment de la popu­la­tion » par elle-même vient natu­ra­li­ser la cible de 2,05 enfants par femme : il ne s’agit plus seulement d’un but politique sou­hai­table, mais d’une nécessité nationale vitale. Il n’est même pas envisagé que cet objectif soit périmé ou voué à le devenir alors qu’il est déjà bien remis en cause par l’ébranlement profond des formes fami­liales et des manières d’être femmes. Ni qu’il soit possible de vivre dans un monde où la pro­duc­ti­vi­té du ventre des mères ne serait plus l’aune à laquelle on mesure la puissance d’un pays – et de ses hommes.

S’aimer : pour une libération des sentiments

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°4 S’aimer (décembre 2021.)

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