Couverte d’une longue tunique et d’un voile marron, Hatice* avance entre les rangées de machines à coudre de l’atelier de confection. Elle saisit deux petits caleçons pour enfant en haut d’une pile.
Un modèle bleu uni, un autre avec des motifs de voitures rouges et jaunes. « Mon travail, c’est de coudre cette partie de la pièce », dit-elle en pointant du doigt la couture située au niveau de l’aine. « Au début, quand j’ai commencé à travailler sur des modèles de sous-vêtements pour homme et que j’entendais des mots comme “entrejambe”, j’avais un peu honte, se souvient la jeune femme pieuse, en laissant échapper un rire, mais maintenant je me suis habituée. » Situé dans le district conservateur de Sultanbeyli, sur la rive asiatique d’Istanbul, l’atelier dans lequel travaille cette jeune Kurde ne se distingue pas des milliers d’autres unités de travail éparpillées dans la tentaculaire mégapole de 16 millions d’habitant·es. L’étage s’organise autour d’une trentaine de machines à coudre où la tâche s’effectue à la chaîne, avec une partie réservée à la vérification de la qualité des produits, tandis que le vaste rez-de-chaussée est consacré à l’emballage et au stockage avant l’expédition des paquets.
À 25 ans, Hatice a déjà douze années de confection textile derrière elle. Comme beaucoup de ses collègues, elle a commencé à travailler alors qu’elle était encore adolescente, en parallèle de sa scolarité, puis s’est lancée pour de bon une fois son certificat d’études en poche. Onze heures par jour sur sa machine à coudre, les yeux rivés sur l’aiguille qui pique le tissu, elle s’estime heureuse au regard des conditions de travail d’autres collègues. « Avec le temps, on finit par s’y faire », lâche celle qui, comme sa soeur Fatma, ouvrière dans le même atelier, raconte avoir pu choisir son employeur tant la demande est forte. Les deux jeunes femmes bénéficient d’une navette mise en place par leur employeur, ainsi que d’une couverture sociale.
Leurs années de labeur leur ont appris la dextérité et la rapidité qui leur permettent aujourd’hui de fabriquer entre 2 500 et 3 000 pièces par jour. Des qualités essentielles dans un secteur où les délais de livraison toujours plus courts de la fast-fashion imposent des cadences infernales. Pour ce travail, elles touchent un salaire de 19 000 livres turques, soit environ 550 euros par mois : à peine plus que le salaire minimum. Leurs revenus sont indispensables aux dépenses quotidiennes de leur famille.
Dans un hameau voisin, Hatice et Fatma partagent un trois-pièces humide avec leur père, leur frère, leur soeur aînée et ses deux enfants. « Heureusement, nous n’avons pas de loyer car la maison nous appartient. Avec la crise économique, on ne s’en sortirait pas », reconnaît Fatma, avant d’énumérer les différentes dépenses incontournables du foyer. En cinq ans, la livre turque a perdu 82 % de sa valeur face au dollar, et l’inflation a plusieurs fois dépassé les 100 %. Sur le mur du salon familial, en guise de décoration, le drapeau turc et son étoile blanche sur fond rouge, symbole fort de rattachement nationaliste. La famille, originaire de Bingöl, une ville à majorité kurde dans l’est du pays, se tient à distance des revendications de sa communauté.
Sous-traitance en cascade et ateliers clandestins
Dans un bâtiment historique délabré du district de Karaköy, quartier central d’Istanbul entre le Bosphore et la Corne d’Or, est installée l’antenne locale de l’ONG Clean Clothes Campaign qui défend les droits des ouvrières et ouvriers du textile dans 45 pays du monde. La petite équipe jongle entre la rédaction de rapports, le suivi de procès et des activités de plaidoyer auprès des autorités turques. « Dans ce pays, les grandes marques cherchent à réduire toujours plus les coûts de production, ce qui crée de nombreux problèmes. En premier lieu, le recours important au travail au noir », explique Bego Demir, fondateur de cette antenne nationale. Alors que le gouvernement recense un peu plus de 1,2 million de travailleur·euses du textile en Turquie (dont 55 % de femmes), syndicats et associations estiment qu’en réalité près de 3 millions d’ouvrier·es de la confection sont employé·es en Turquie, dont 15 % d’étranger·es, principalement des Syriennes et des Syriens.
Les grandes marques internationales traitent avec les grandes entreprises locales du prêt-à-porter, mais les énormes volumes de commandes les poussent à avoir recours à d’autres ateliers non enregistrés (on les appelle « merdiven altı », littéralement « sous l’escalier » en turc). La soustraitance en cascade, depuis les usines jusqu’aux travailleur·euses à domicile, en passant par les petits ateliers de confection, permet aux grandes marques comme Mango, Zara, Mavi, Hugo Boss, Levi’s, H&M ou encore LC Waikiki de fermer les yeux sur les conditions réelles de production, avec la complicité des autorités turques. « À plusieurs reprises, nous avons soumis des questions aux député·es et même aux ministères, en vain. Officiellement, l’État applique une politique visant à réduire l’emploi non déclaré. Mais en même temps, il souhaite sûrement que la main‑d’oeuvre textile reste bon marché », dénonce Bego Demir. Syndicats et ONG confirment qu’un cadre légal existe bel et bien mais qu’il est mal appliqué et que les contrôles manquent.
« Les grandes marques cherchent à réduire toujours plus les coûts de production, ce qui engendre un recours important au travail au noir. »
Bego Demir, fondateur de l’antenne turque de l’ONG Clean Clothes campaign
D’après l’Association des exportateurs de textile d’Istanbul, l’industrie du vêtement assure 6,2 % du produit intérieur brut du pays. Elle représente des millions d’emplois et maintient le pays en troisième position des pays fournisseurs de prêt-à-porter de l’Union européenne (derrière la Chine et le Bangladesh). Les impératifs de rendement de la fast-fashion poussent les petits ateliers en bout de chaîne de production à contourner les réglementations en vigueur. « En Turquie, la durée légale du travail est de 8 heures par jour, mais la plupart des ouvrier·es des ateliers travaillent 11 heures, explique le fondateur de l’antenne turque de l’ONG Clean Clothes Campaign, lui-même ancien du secteur et souffrant d’une maladie professionnelle incurable contractée quand il était sableur de jeans. Alors les patrons tiennent en général deux registres : un officiel, à présenter en cas de contrôle de l’État ou des donneurs d’ordres ; et l’autre, avec les horaires réels pour l’ouvrier·ere. »
Plusieurs grèves ont secoué l’industrie textile turque ces dernières années. En janvier 2023, une dizaine d’ouvrières de l’usine Barutçu Tekstil, à Bursa, au sud-ouest d’Istanbul, se sont mobilisées pour contester leur licenciement. L’intérêt médiatique suscité par leur présence devant le site a permis de délier les langues. Des témoignages glaçants sur les conditions de travail, recueillis par la presse turque, ont indigné les syndicats et les collectifs féministes : des femmes enceintes maintenues à leur poste jusqu’au terme de leur grossesse, des interdictions de prendre des congés pour allaiter, l’impossibilité d’aller aux toilettes pour éviter de ralentir la chaîne de production… « Ces femmes subissaient des pressions et du harcèlement de la part de leurs supérieurs hiérarchiques. Elles étaient exploitées sur leur lieu de travail et chez elles. En tant que féministes, il était important de leur apporter notre soutien », se souvient Ezgi Karakuş, militante et membre de l’initiative Yoksulluğa karşı feminist isyan (Révolte féministe contre la pauvreté).
En Turquie, à peine 8 % de la main‑d’œuvre dans le textile est syndiquée. Cette moyenne chute si on ne prend en compte que les femmes, pourtant majoritaires dans les usines et les ateliers. Cette situation empêche la signature de conventions collectives qui permettraient de mieux réguler les conditions de travail. Pire encore, selon Ergün İşeri, un des porte-parole du syndicat ouvrier révolutionnaire DISK, certains patrons exigent que leurs employé·es détaillent leur situation administrative : « S’ils constatent que la personne est syndiquée, ils la licencient. »
Harcèlement et agressions au travail
Au deuxième étage d’un immeuble occupé par plusieurs entreprises de confection, à Gaziosmanpaşa, quartier modeste du nord-ouest d’Istanbul, la sonnerie de la pause déjeuner vient de retentir. Le martèlement des machines à coudre s’arrête instantanément. Dirigée par un certain Taner (son prénom a été modifié), 43 ans et père de deux enfants, qui a accepté d’ouvrir ses portes à des journalistes, cette unité de travail emploie 28 personnes, dont 10 femmes, pour produire à la chaîne des vestes de moto.
Ici comme dans la plupart des ateliers de la ville, les ouvrier·es travaillent de 8 heures du matin à 19 heures, mais tous et toutes bénéficient de deux jours de congé hebdomadaires, le samedi et le dimanche. « C’est un rythme très difficile quand on est une femme, reconnaît cependant Emel, 45 ans, mère de trois enfants. Je me lève plus tôt pour cuisiner et c’est toujours moi qui m’en occupe, même s’il arrive à mon mari de prendre l’initiative de réchauffer le repas et de mettre le couvert. » En plus de ses salarié·es turc·ques, Taner reconnaît employer 18 réfugié·es syrien·nes non déclaré·es : « Aujourd’hui, on ne trouve plus de main‑d’œuvre turque qualifiée pour travailler sur les machines. Sans eux, je ne pourrais pas faire tourner mon atelier. »
Au bout de la chaîne de fabrication, à l’étape du contrôle qualité, c’est Berfin, 18 ans, originaire de la ville kurde d’Afrin, au nord-ouest de la Syrie, qui réceptionne les vestes de moto. Un bandana sur la tête, le regard fuyant, l’adolescente répond aux questions en tirant nerveusement sur les manches de sa chemise. « Je dois travailler pour subvenir aux besoins de ma famille. J’ai choisi de continuer d’étudier à distance car je subissais beaucoup trop de racisme à l’école », lâche-t-elle dans un filet de voix. Depuis les débuts de la guerre en Syrie en 2011, plus de 3 millions de Syrien·nes ont trouvé refuge en Turquie, selon les chiffres officiels. Après avoir accueilli à bras ouverts ses « frères » et « sœurs » fuyant le régime de Bachar al-Assad, la population turque, frappée par la crise économique, a fini par en faire des boucs émissaires.
Le témoignage de la jeune ouvrière rejoint celui d’un grand nombre de ses compatriotes syriennes. Hiba, 16 ans, originaire de Raqqa, travaille dans un atelier du quartier voisin de Sultangazi. Arrivée avec sa famille en 2016, elle maîtrise désormais parfaitement la langue turque. Il y a deux semaines, elle a été violemment agressée sur son lieu de travail : « J’étais en train de faire mes ablutions quand l’une de mes collègues est arrivée, très en colère. Elle m’a accusée d’avoir fait une erreur sur ma couture, ce qui a compliqué son travail. Elle m’a attrapé par les cheveux et m’a cognée contre le miroir. Ensuite, je me suis évanouie », raconte-t-elle, encore traumatisée. Furieux, son père Ahmad est intervenu auprès du propriétaire de l’atelier pour demander réparation, mais n’a pas obtenu gain de cause. Bien qu’il se refuse à parler de racisme, l’injustice subie par sa fille le fait bouillir. Il est impensable pour lui de s’adresser aux services de police par peur que la famille soit renvoyée en Syrie. Si Ahmad a demandé à sa fille Hiba de rester se reposer quelque temps, les contraintes budgétaires de la famille la pousseront bientôt à reprendre le chemin de l’atelier. « On est bloqués ici. Il est trop dangereux pour nous de repartir en Syrie, conclut Ahmad. En Turquie, le seul espoir auquel on s’accroche, c’est de récupérer un titre de séjour. Voilà à quoi se résument nos rêves d’avenir. »
Si l’on en croit les observateur·ices du secteur, seul un changement d’attitude des acheteurs et acheteuses des pays du Nord pourrait améliorer le sort de ces ouvrières, qu’elles soient turques ou syriennes. Bego Demir, patron de l’antenne turque de l’ONG Clean Clothes Campaign en est convaincu : « Les consommateur·ices doivent se responsabiliser et s’interroger sur les conditions de production des vêtements qu’elles et ils achètent. C’est cette pression qui permettra de changer les choses. »
* À leur demande, les ouvrières témoignant dans cet article sont citées sous un prénom d’emprunt.