Avec les prolétaires de la fast-fashion en Turquie

Derrière le succès indus­triel du troisième pays expor­ta­teur de textile vers l’Union euro­péenne se cachent une myriade d’ateliers dans lesquels tra­vaillent plusieurs millions d’ouvrier·es, en majorité des femmes sous-payées et beaucoup de réfugié·es non déclaré·es ayant fui la guerre en Syrie.
Publié le 21 octobre 2024
Crédit : Özge Sebzeci
Hatice et Fatma devant leur atelier de confec­tion. Les deux sœurs tra­vaillent en moyenne onze heures par jour. Crédit : Özge Sebzeci.

Couverte d’une longue tunique et d’un voile marron, Hatice* avance entre les rangées de machines à coudre de l’atelier de confec­tion. Elle saisit deux petits caleçons pour enfant en haut d’une pile.

Un modèle bleu uni, un autre avec des motifs de voitures rouges et jaunes. « Mon travail, c’est de coudre cette partie de la pièce », dit-elle en pointant du doigt la couture située au niveau de l’aine. « Au début, quand j’ai commencé à tra­vailler sur des modèles de sous-vêtements pour homme et que j’entendais des mots comme “entre­jambe”, j’avais un peu honte, se souvient la jeune femme pieuse, en laissant échapper un rire, mais main­te­nant je me suis habituée. » Situé dans le district conser­va­teur de Sultanbeyli, sur la rive asiatique d’Istanbul, l’atelier dans lequel travaille cette jeune Kurde ne se distingue pas des milliers d’autres unités de travail épar­pillées dans la ten­ta­cu­laire mégapole de 16 millions d’habitant·es. L’étage s’organise autour d’une trentaine de machines à coudre où la tâche s’effectue à la chaîne, avec une partie réservée à la véri­fi­ca­tion de la qualité des produits, tandis que le vaste rez-de-chaussée est consacré à l’emballage et au stockage avant l’expédition des paquets.

Crédit : Özge Sebzeci

Hatice, 25 ans, travaille depuis douze ans dans la confec­tion textile. Ici, dans un atelier du quartier de Sultanbeyli, à Istanbul. Crédit : Özge Sebzeci.

À 25 ans, Hatice a déjà douze années de confec­tion textile derrière elle. Comme beaucoup de ses collègues, elle a commencé à tra­vailler alors qu’elle était encore ado­les­cente, en parallèle de sa scolarité, puis s’est lancée pour de bon une fois son cer­ti­fi­cat d’études en poche. Onze heures par jour sur sa machine à coudre, les yeux rivés sur l’aiguille qui pique le tissu, elle s’estime heureuse au regard des condi­tions de travail d’autres collègues. « Avec le temps, on finit par s’y faire », lâche celle qui, comme sa soeur Fatma, ouvrière dans le même atelier, raconte avoir pu choisir son employeur tant la demande est forte. Les deux jeunes femmes béné­fi­cient d’une navette mise en place par leur employeur, ainsi que d’une cou­ver­ture sociale.

Leurs années de labeur leur ont appris la dextérité et la rapidité qui leur per­mettent aujourd’hui de fabriquer entre 2 500 et 3 000 pièces par jour. Des qualités essen­tielles dans un secteur où les délais de livraison toujours plus courts de la fast-fashion imposent des cadences infer­nales. Pour ce travail, elles touchent un salaire de 19 000 livres turques, soit environ 550 euros par mois : à peine plus que le salaire minimum. Leurs revenus sont indis­pen­sables aux dépenses quo­ti­diennes de leur famille.

Dans un hameau voisin, Hatice et Fatma partagent un trois-pièces humide avec leur père, leur frère, leur soeur aînée et ses deux enfants. « Heureusement, nous n’avons pas de loyer car la maison nous appar­tient. Avec la crise éco­no­mique, on ne s’en sortirait pas », reconnaît Fatma, avant d’énumérer les dif­fé­rentes dépenses incon­tour­nables du foyer. En cinq ans, la livre turque a perdu 82 % de sa valeur face au dollar, et l’inflation a plusieurs fois dépassé les 100 %. Sur le mur du salon familial, en guise de déco­ra­tion, le drapeau turc et son étoile blanche sur fond rouge, symbole fort de rat­ta­che­ment natio­na­liste. La famille, ori­gi­naire de Bingöl, une ville à majorité kurde dans l’est du pays, se tient à distance des reven­di­ca­tions de sa communauté.

 

Sous-traitance en cascade et ateliers clandestins

Dans un bâtiment his­to­rique délabré du district de Karaköy, quartier central d’Istanbul entre le Bosphore et la Corne d’Or, est installée l’antenne locale de l’ONG Clean Clothes Campaign qui défend les droits des ouvrières et ouvriers du textile dans 45 pays du monde. La petite équipe jongle entre la rédaction de rapports, le suivi de procès et des activités de plaidoyer auprès des autorités turques. « Dans ce pays, les grandes marques cherchent à réduire toujours plus les coûts de pro­duc­tion, ce qui crée de nombreux problèmes. En premier lieu, le recours important au travail au noir », explique Bego Demir, fondateur de cette antenne nationale. Alors que le gou­ver­ne­ment recense un peu plus de 1,2 million de travailleur·euses du textile en Turquie (dont 55 % de femmes), syndicats et asso­cia­tions estiment qu’en réalité près de 3 millions d’ouvrier·es de la confec­tion sont employé·es en Turquie, dont 15 % d’étranger·es, prin­ci­pa­le­ment des Syriennes et des Syriens.

Crédit : Özge Sebzeci

Dans l’atelier de confec­tion du quartier de Sultanbeyli. Le salaire de Fatma et de Hatice est d’environ 550 euros par mois, à peine plus que le salaire minimum. Crédit : Özge Sebzeci.

Les grandes marques inter­na­tio­nales traitent avec les grandes entre­prises locales du prêt-à-porter, mais les énormes volumes de commandes les poussent à avoir recours à d’autres ateliers non enre­gis­trés (on les appelle « merdiven altı », lit­té­ra­le­ment « sous l’escalier » en turc). La sous­trai­tance en cascade, depuis les usines jusqu’aux travailleur·euses à domicile, en passant par les petits ateliers de confec­tion, permet aux grandes marques comme Mango, Zara, Mavi, Hugo Boss, Levi’s, H&M ou encore LC Waikiki de fermer les yeux sur les condi­tions réelles de pro­duc­tion, avec la com­pli­ci­té des autorités turques. « À plusieurs reprises, nous avons soumis des questions aux député·es et même aux minis­tères, en vain. Officiellement, l’État applique une politique visant à réduire l’emploi non déclaré. Mais en même temps, il souhaite sûrement que la main‑d’oeuvre textile reste bon marché », dénonce Bego Demir. Syndicats et ONG confirment qu’un cadre légal existe bel et bien mais qu’il est mal appliqué et que les contrôles manquent.


« Les grandes marques cherchent à réduire toujours plus les  coûts de pro­duc­tion,  ce qui engendre  un recours important au travail au noir. »

Bego Demir, fondateur de l’antenne turque de l’ONG Clean Clothes campaign


D’après l’Association des expor­ta­teurs de textile d’Istanbul, l’industrie du vêtement assure 6,2 % du produit intérieur brut du pays. Elle repré­sente des millions d’emplois et maintient le pays en troisième position des pays four­nis­seurs de prêt-à-porter de l’Union euro­péenne (derrière la Chine et le Bangladesh). Les impé­ra­tifs de rendement de la fast-fashion poussent les petits ateliers en bout de chaîne de pro­duc­tion à contour­ner les régle­men­ta­tions en vigueur. « En Turquie, la durée légale du travail est de 8 heures par jour, mais la plupart des ouvrier·es des ateliers tra­vaillent 11 heures, explique le fondateur de l’antenne turque de l’ONG Clean Clothes Campaign, lui-même ancien du secteur et souffrant d’une maladie pro­fes­sion­nelle incurable contrac­tée quand il était sableur de jeans. Alors les patrons tiennent en général deux registres : un officiel, à présenter en cas de contrôle de l’État ou des donneurs d’ordres ; et l’autre, avec les horaires réels pour l’ouvrier·ere. »

Plusieurs grèves ont secoué l’industrie textile turque ces dernières années. En janvier 2023, une dizaine d’ouvrières de l’usine Barutçu Tekstil, à Bursa, au sud-ouest d’Istanbul, se sont mobi­li­sées pour contester leur licen­cie­ment. L’intérêt média­tique suscité par leur présence devant le site a permis de délier les langues. Des témoi­gnages glaçants sur les condi­tions de travail, recueillis par la presse turque, ont indigné les syndicats et les col­lec­tifs fémi­nistes : des femmes enceintes main­te­nues à leur poste jusqu’au terme de leur grossesse, des inter­dic­tions de prendre des congés pour allaiter, l’impossibilité d’aller aux toilettes pour éviter de ralentir la chaîne de pro­duc­tion… « Ces femmes subis­saient des pressions et du har­cè­le­ment de la part de leurs supé­rieurs hié­rar­chiques. Elles étaient exploi­tées sur leur lieu de travail et chez elles. En tant que fémi­nistes, il était important de leur apporter notre soutien », se souvient Ezgi Karakuş, militante et membre de l’initiative Yoksulluğa karşı feminist isyan (Révolte féministe contre la pauvreté).

En Turquie, à peine 8 % de la main‑d’œuvre dans le textile est syndiquée. Cette moyenne chute si on ne prend en compte que les femmes, pourtant majo­ri­taires dans les usines et les ateliers. Cette situation empêche la signature de conven­tions col­lec­tives qui per­met­traient de mieux réguler les condi­tions de travail. Pire encore, selon Ergün İşeri, un des porte-parole du syndicat ouvrier révo­lu­tion­naire DISK, certains patrons exigent que leurs employé·es détaillent leur situation admi­nis­tra­tive : « S’ils constatent que la personne est syndiquée, ils la licen­cient. »

Crédit : Özge Sebzeci

Emel, 45 ans, dans un atelier de confec­tion du quartier de Gaziosmanpaşa, à Istanbul. L’atelier emploie 18 réfugié·es syrien·nes sur les 28 ouvrier·es, pour produire à la chaîne des vestes de moto. Crédit : Özge Sebzeci.

Harcèlement et agressions au travail

Au deuxième étage d’un immeuble occupé par plusieurs entre­prises de confec­tion, à Gaziosmanpaşa, quartier modeste du nord-ouest d’Istanbul, la sonnerie de la pause déjeuner vient de retentir. Le mar­tè­le­ment des machines à coudre s’arrête ins­tan­ta­né­ment. Dirigée par un certain Taner (son prénom a été modifié), 43 ans et père de deux enfants, qui a accepté d’ouvrir ses portes à des jour­na­listes, cette unité de travail emploie 28 personnes, dont 10 femmes, pour produire à la chaîne des vestes de moto.

Ici comme dans la plupart des ateliers de la ville, les ouvrier·es tra­vaillent de 8 heures du matin à 19 heures, mais tous et toutes béné­fi­cient de deux jours de congé heb­do­ma­daires, le samedi et le dimanche. « C’est un rythme très difficile quand on est une femme, reconnaît cependant Emel, 45 ans, mère de trois enfants. Je me lève plus tôt pour cuisiner et c’est toujours moi qui m’en occupe, même s’il arrive à mon mari de prendre l’initiative de réchauf­fer le repas et de mettre le couvert. » En plus de ses salarié·es turc·ques, Taner reconnaît employer 18 réfugié·es syrien·nes non déclaré·es : « Aujourd’hui, on ne trouve plus de main‑d’œuvre turque qualifiée pour tra­vailler sur les machines. Sans eux, je ne pourrais pas faire tourner mon atelier. »

Au bout de la chaîne de fabri­ca­tion, à l’étape du contrôle qualité, c’est Berfin, 18 ans, ori­gi­naire de la ville kurde d’Afrin, au nord-ouest de la Syrie, qui récep­tionne les vestes de moto. Un bandana sur la tête, le regard fuyant, l’adolescente répond aux questions en tirant ner­veu­se­ment sur les manches de sa chemise. « Je dois tra­vailler pour subvenir aux besoins de ma famille. J’ai choisi de continuer d’étudier à distance car je subissais beaucoup trop de racisme à l’école », lâche-t-elle dans un filet de voix. Depuis les débuts de la guerre en Syrie en 2011, plus de 3 millions de Syrien·nes ont trouvé refuge en Turquie, selon les chiffres officiels. Après avoir accueilli à bras ouverts ses « frères » et « sœurs » fuyant le régime de Bachar al-Assad, la popu­la­tion turque, frappée par la crise éco­no­mique, a fini par en faire des boucs émissaires.

Le témoi­gnage de la jeune ouvrière rejoint celui d’un grand nombre de ses com­pa­triotes syriennes. Hiba, 16 ans, ori­gi­naire de Raqqa, travaille dans un atelier du quartier voisin de Sultangazi. Arrivée avec sa famille en 2016, elle maîtrise désormais par­fai­te­ment la langue turque. Il y a deux semaines, elle a été vio­lem­ment agressée sur son lieu de travail : « J’étais en train de faire mes ablutions quand l’une de mes collègues est arrivée, très en colère. Elle m’a accusée d’avoir fait une erreur sur ma couture, ce qui a compliqué son travail. Elle m’a attrapé par les cheveux et m’a cognée contre le miroir. Ensuite, je me suis évanouie », raconte-t-elle, encore trau­ma­ti­sée. Furieux, son père Ahmad est intervenu auprès du pro­prié­taire de l’atelier pour demander répa­ra­tion, mais n’a pas obtenu gain de cause. Bien qu’il se refuse à parler de racisme, l’injustice subie par sa fille le fait bouillir. Il est impen­sable pour lui de s’adresser aux services de police par peur que la famille soit renvoyée en Syrie. Si Ahmad a demandé à sa fille Hiba de rester se reposer quelque temps, les contraintes bud­gé­taires de la famille la pous­se­ront bientôt à reprendre le chemin de l’atelier. « On est bloqués ici. Il est trop dangereux pour nous de repartir en Syrie, conclut Ahmad. En Turquie, le seul espoir auquel on s’accroche, c’est de récupérer un titre de séjour. Voilà à quoi se résument nos rêves d’avenir. »

Crédit photo : Özge Sebzeci

Une ouvrière dans l’atelier de Gaziosmanpaşa, à Istanbul. Crédit photo : Özge Sebzeci.


Si l’on en croit les observateur·ices du secteur, seul un chan­ge­ment d’attitude des acheteurs et ache­teuses des pays du Nord pourrait améliorer le sort de ces ouvrières, qu’elles soient turques ou syriennes. Bego Demir, patron de l’antenne turque de l’ONG Clean Clothes Campaign en est convaincu : « Les consommateur·ices doivent se res­pon­sa­bi­li­ser et s’interroger sur les condi­tions de pro­duc­tion des vêtements qu’elles et ils achètent. C’est cette pression qui permettra de changer les choses. »

* À leur demande, les ouvrières témoi­gnant dans cet article sont citées sous un prénom d’emprunt.

S’habiller, en découdre avec les injonctions

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°16 S’habiller, parue en novembre 2024. Consultez le sommaire.

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