Il arrive souvent, quand j’évoque mon statut de belle-mère, que je dise en souriant: « J’ai pris le package » en référence aux enfants qui étaient «livré·es » avec mon actuel compagnon. La formule m’amuse d’autant plus que les belles-mères avec lesquelles je me suis entretenue pour cet article ont toutes utilisé la même expression.
Les belles-mères ne sont pas rien. Ni personne. Pourtant, en français, elles semblent ne pas mériter une appellation propre, puisqu’elles la partagent avec la mère de leur conjoint·e, ce qui n’est pas le cas en anglais, par exemple, où la mother-in-law (mère du ou de la conjoint·e) et la stepmother (seconde femme du ou de la conjoint·e) sont deux personnes différentes. Fatima Ouassak, politologue et militante antiraciste, écrit que « les mères ne sont pas un sujet politique. Elles n’existent nulle part comme force politique structurée, […] elles sont l’angle mort du féminisme ¹ ». Alors, imaginez les belles-mères, ces demi-femmes, qui arrivent comme un cheveu gras sur la soupe de la famille originelle.
En France, 11 % des enfants vivent dans une famille recomposée, et en 2020, environ 480 000 mineur·es vivaient en résidence alternée; c’est deux fois plus qu’il y a dix ans, d’après l’Insee. Cette situation donne aux belles-mères une véritable place auprès des enfants, là où le fameux « un week-end sur deux et la moitié des vacances » qui est souvent accordé aux pères dans les couples hétérosexuels supposait moins d’implication. Et les familles multiples sont aujourd’hui plus nombreuses : couples non cohabitants, familles recomposées LGBT+, belles-mères child-free (sans enfant), pères ayant leurs enfants quasi à temps plein, etc.
Une influence souvent jugée néfaste
Ophélie, dont la compagne avait un petit garçon de 3 ans lors de leur rencontre, a peiné à trouver sa juste place : « Notre relation a mis du temps à s’établir, mais je l’adore aujourd’hui. Ma compagne a encore du mal à m’accoler le terme de “belle-mère”. Ça a pu me blesser, car je suis là au quotidien, et par ailleurs aujourd’hui son fils utilise le mot sans souci. » La jeune femme, qui trouve le statut « un peu bâtard, notamment dans un couple homo, car on ne sait pas trop qui je suis », manque
cruellement de représentations.
Enfermées dans l’éternel rôle de « seconde épouse », les belles mères pâtissent des représentations véhiculées au fil des siècles, que rappelle l’historienne de la famille Sylvie Perrier : « [Elle] est négligente et habitée de mauvaises intentions. Elle est un danger pour la personne et les biens des enfants du premier lit de son mari […]. Elle exerce sur son mari, veuf remarié, une influence néfaste […]. Bref, il s’agit d’une mauvaise femme, qui est déviante par rapport à la construction sociale du genre féminin ². »
Ces croyances empreintes de sexisme ont infusé dans les productions culturelles et les médias : de Cendrillon au traitement médiatique de la succession de Johnny Halliday ³, on retrouve autour du personnage de la belle-mère la mise en scène de la rivalité avec sa belle-fille, une mère décédée (Blanche-Neige) et un père absent ou sans épaisseur (Les Malheurs de Sophie). La place de la belle-mère est sale, et pénible : « On nous dit : c’est difficile, prends sur toi, tu vas en chier, mais prends ta place. Tout en te disant que cette place n’est pas légitime ! Il faut composer en permanence avec des injonctions contradictoires », complète la journaliste Fiona Schmidt, autrice de Comment ne pas devenir une marâtre. Guide féministe de la famille recomposée (Hachette, 2021).
Au début des années 1990, Marie-Luce Iovane, alors trentenaire, rencontre un homme, père de deux enfants. « Je me sentais parfois exclue de leur vie. Ils avaient des activités, des souvenirs, un passé commun que je n’avais pas… », raconte celle qui va alors décider de militer dans différentes associations pour l’égalité parentale. En 2001, elle crée Le Club des marâtres, un groupe de parole pour les belles-mères. « Ces femmes sont dans l’idée de tout faire bien, puis se heurtent à des dysfonctionnements dont elles ne sont pas responsables. Ce sont des réparatrices. Je vois des “super marâtres” qui essaient de tout compenser et qui entendent par la suite : mais qui t’a demandé de faire ça ? » Marie-Luce Iovane pense qu’un statut juridique permettrait de donner une place à chacun·e. Avec son collectif, elle a notamment porté des demandes concrètes pour un statut de beau-parent : une meilleure définition des actes de l’autorité parentale et des actes de la vie courante. « Il pourrait y avoir un livret de famille recomposée par exemple. » En attendant, la sexagénaire ne constate aucune amélioration de l’image des belles-mères : « Ce sont des femmes dont on ne parle pas. Quelque part, on n’est pas des femmes. »
À la fin des années 1980, après l’arrivée du divorce par consentement mutuel – introduit en 1975 –, on observe, selon la sociologue Sylvie Cadolle, un basculement du regard social porté sur ce qui est alors appelé « les nouvelles tribus ». Des personnalités publiques, comme le réalisateur Roger Vadim, vantent à la télévision les joies de la famille recomposée ⁴. Mais la considération pour les belles-mères ne progresse pas pour autant, tandis que l’indulgence pour les pères – peu impliqués dans le quotidien de leurs enfants ⁵ – perdure. « Tant qu’il y aura des rôles de genre, il restera une différence de traitement entre la belle-mère et le beau-père. La vision de la belle-mère a très peu évolué. C’est évidemment une question féministe », assure la sociologue. « Mon entourage, à commencer par mon compagnon – pourtant très investi –, attendait que je joue un rôle de mère, déplore Fiona Schmidt. J’ai senti une pression familiale, mais surtout sociale. » La famille recomposée est donc une famille inégale, au même titre que bien d’autres familles, où la charge affective revient principalement aux femmes.
Les belles-mères, comme tous les groupes invisibilisés, ont besoin de représentations. Aux États Unis, Kamala Harris, vice-présidente des États-Unis, femme d’influence child-free et belle-mère de deux grands enfants, fait figure de role model. En France, deux séries récentes offrent aux « marâtres » une image enfin à la mesure de leur rôle social. Sur OCS, Jeune et golri, série co-écrite et interprétée par l’humoriste Agnès Hurstel, nous conduit dans les pas d’une stand-upeuse de 25 ans qui devient belle-mère d’une petite fille de 6 ans avec laquelle elle parvient à nouer une relation riche, au-delà de sa relation amoureuse avec le père de l’enfant. Dans la récente série de Disney+ Week-end family, le comédien Éric Judor joue le père de trois filles, nées de compagnes différentes. Bien que la série soit aussi sucrée qu’une barbe-à-papa et les mères caricaturales, elle a au moins un mérite : celui de mettre en scène une belle-mère positive, en la personne lumineuse d’Emma, doctorante canadienne, qui va rapidement s’installer à domicile. Dans l’épisode 2, Emma a cette phrase qui pourrait probablement être le mantra de bien des belles-mères : « Je ne veux pas que tes filles m’adorent, je veux qu’elles m’acceptent. » Après avoir découvert des gamines vives et drôles, la jeune femme affirme finalement son désir : « J’ai envie qu’elles m’aiment bien parce que je les trouve super. »
Nul besoin de s’aimer si on se considère et se respecte
En tant que belle-mère, moi-même ne suis pas entravée par l’amour inconditionnel que se doit de ressentir un parent, je ne peux pas être aveuglée ou dupée par cet amour. Libérée de cette injonction sociale à l’amour maternel, je ne peux qu’apprécier, ou non, ces humains pour ce qu’ils et elles sont, dans leur individualité. Comme pour chaque rencontre dans ma vie, il faut que ça matche. Qu’ils et elles m’intéressent. Et j’ai l’exquise chance que ce soit le cas.
De son côté, Célia, 34 ans, est belle-mère de trois enfants depuis dix ans. Si elle s’attendait à aimer d’emblée les enfants de son compagnon, qui ne pouvait qu’être « des personnes formidables », la jeune femme constate qu’elle s’ennuie auprès d’eux, les trouve peu stimulant ·es et ne semblent rien garder de ce qu’elle souhaite leur transmettre. Elle développe un semblant d’affection doublé d’un sentiment d’échec et elle reconnaît avoir principalement « le sens du devoir. Absent·es, ses enfants ne me manquent pas. C’est hyper culpabilisant de ne pas ressentir d’amour à leur égard. » Alors que les enfants en question sont aujourd’hui âgés de 14, 18 et 22 ans, les liens sont différents, comme construits à leur insu. Une forme d’acceptation douce de ce qu’est l’autre, une sensation de « naturel » qu’a creusé le temps. « C’est une relation évolutive, observe Fiona Schmidt. Rien n’est gravé dans le marbre. Nos sentiments envers les enfants peuvent évoluer. C’est rassurant. »
Dans le podcast Émotions ⁶, l’épisode « Doit-on aimer sa famille ? » pose la juste question de la culpabilité. Catherine Audibert invite les belles-mères à se défaire de cette pression. « L’amour ne se commande pas, il ne s’impose pas, et on ne peut pas l’exiger, résume la psychologue. Il faut se dire que le respect et la sérénité sont suffisants. » Voilà la clef de l’équilibre. Nul besoin d’aimer si l’on considère l’autre, si on lui accorde notre attention. L’amour est un bonus. Une option que l’on ne peut choisir.
« Finalement, les belles-mères subissent quasiment les mêmes injonctions que les mères, mais ne bénéficient pas de la même valorisation sociale », résume Fiona Schmidt. Et il n’y a bien que ce changement de paradigme sur la figure de la belle-mère qui fera des familles recomposées plus sereines. Les conjoint·es ont leur part à jouer dans ce travail de déconstruction. Car « la famille n’a jamais été biologique, rappelle la sociologue Sylvie Cadolle. Elle a toujours été une construction sociale ⁷. » Il faut repenser le statut de belle-mère comme une fierté et une richesse. Il est plus que temps d’envisager le bien-être et l’épanouissement de tous et toutes sous l’angle d’une « équipe parentale », et non plus sous le joug étriqué des liens du sang.
*****
1. Fatima Ouassak, « Mères », dans l’ouvrage collectif Feu ! Abécédaire des féminismes présents, Libertalia, 2021.
2. Sylvie Perrier, « La marâtre dans la France d’Ancien Régime : intégration ou marginalité ? », Annales de démographie historique, 2006.
3. Lire Titiou Lecoq, « Laeticia Hallyday, de sainte à marâtre », Slate, 16 février 2018.
4. Notamment dans une émission de La Marche du siècle ; il en fera par la suite une série. Joëlle Meskens, « La nouvelle tribu ou l’apologie des familles recomposées », Le Soir, avril 1996.
5. Lire La participation des pères aux soins et à l’éducation des enfants. L’influence des rapports sociaux de sexe entre les parents et entre les générations de Carole Brugeilles et Pascal Sebilles, Revue des politiques sociales et familiales, 2009.
6. Louie Média, 22 novembre 2021.
7. France info, mai 2014.