Comment filmer l’avortement ?

« L’Événement », réalisé par Audrey Diwan, en 2021, une adap­ta­tion du livre éponyme d’Annie Ernaux, et « Portrait de la jeune fille en feu », de Céline Sciamma (2019) ont en commun de mettre en scène un avor­te­ment. Décryptage par Geneviève Sellier, pro­fes­seure émérite en études ciné­ma­to­gra­phiques et ani­ma­trice du site collectif de critique féministe du cinéma et de la télé­vi­sion Le genre et l’écran.
Publié le 2 février 2024
Dans Annie Colère, film de Blandine Lenoir sorti en 2022, l’actrice India Hair (au centre) incarne Claudine, militante du Mouvement pour la libé­ra­tion de l’avortement et de la contra­cep­tion (Mlac). Aurora Films / Local Films 

L’Événement

« Éviter la victimisation grâce au regard de la personne concernée »

« Ce que je trouve remar­quable, c’est qu’Audrey Diwan donne à voir le point de vue de son héroïne. Anne n’est pas regardée de manière sur­plom­bante ni réduite à une victime. Le cadrage buste, en par­ti­cu­lier, permet d’insister sur ses expres­sions, mais aussi sur le haut de son corps, dont on sait à quel point il est malmené, mais dont on voit la souf­france par métonymie. Ce côté actif et agissant est toujours pri­vi­lé­gié par la mise en scène. Par exemple, c’est du point de vue d’Anne qu’on voit l’avorteuse, en amorce dans le plan, lorsque Anne se rend chez elle. Et lorsqu’on voit le bas de son corps, c’est aussi à partir de son regard à elle.

D’autre part, si le film nous montre le danger d’avoir à faire à une avorteuse clan­des­tine, la réa­li­sa­trice ne rend pas cette rencontre sordide, notamment en faisant jouer l’avorteuse par une actrice pres­ti­gieuse, Anna Mouglalis. C’est une “vraie” personne qui fait un boulot difficile et dangereux pour elle aussi, on comprend donc pourquoi elle lui interdit froi­de­ment de crier. La scène est angois­sante, mais la mise en scène n’en rajoute pas.

Ensuite, lorsque Anne revient dans sa chambre en cité uni­ver­si­taire, la caméra continue de pri­vi­lé­gier son point de vue : on la voit en plan buste, au lit, se débattre dans des souf­frances extrêmes, mais là non plus, la mise en scène n’en rajoute pas, on est dans l’obscurité. En revanche, lorsqu’elle va aux toilettes, on a un plan, un seul, extrê­me­ment fort, filmé depuis son regard à elle, puisqu’elle voit dans la cuvette des WC l’embryon qu’on a entendu sortir quelques secondes aupa­ra­vant. On aperçoit donc une masse san­gui­no­lente avec un cordon, mais on ne le verra qu’une fois, pas deux, même lorsque sa camarade coupe le cordon, comme Anne la supplie de le faire. Audrey Diwan parvient à nous montrer l’horreur de la situation avec beaucoup de rigueur et de sobriété. C’est pour moi la clé de la réussite de ces scènes : un regard féminin, celui de la personne concernée sur elle-même, et une mise en scène d’une grande économie, qui démontre une volonté de dire les choses tout en évitant la vic­ti­mi­sa­tion et le gore. »

L'Evenement d'Audrey Diwan - photo d'Anamaria Vartolomei © 2021 PROKINO Filmverleih GmbH / Allociné

L’Événement d’Audrey Diwan — photo d’Anamaria Vartolomei © 2021 PROKINO Filmverleih GmbH / Allociné

Portrait de la jeune fille en feu

« Rendre légitime et beau ce qui est perçu comme sordide »

« Le propos de Céline Sciamma est com­plè­te­ment différent de celui d’Audrey Diwan. Son point de vue pri­vi­lé­gie une sorte d’éloge de la sororité, au-delà des dif­fé­rences de classe, puisque c’est la servante, Sophie, qui se fait avorter. Cette sororité passe par l’insistance sur le regard d’Héloïse et de Marianne, spec­ta­trices mais pas voyeuses, plutôt dans une posture d’empathie et de pro­tec­tion. Elles sont là pour cau­tion­ner, en quelque sorte, cet acte, et pour aider leur servante. Le choix d’un cadrage large, qui embrasse l’ensemble de la scène, laisse voir le geste de l’avorteuse, mais nous cache le bas du corps de Sophie. Il se dégage de cette scène une dimension lyrique qui vise aussi à banaliser l’avortement. Ce qui est très frappant dans la manière dont l’acte lui-même est filmé, c’est que Sophie se trouve sur un lit avec un bébé. L’intention de Céline Sciamma est claire : il s’agit d’associer la sage-femme qui pratique l’avortement à la vie. Ici, c’est montré comme un acte qui s’inscrit dans la manière dont les femmes gèrent les nais­sances – certaines sont possibles, d’autres non. Le fait d’associer l’avorteuse à la maternité est une manière très forte de dire que l’avortement n’est pas un acte qui s’oppose à la maternité, mais qu’il en fait partie, à travers le choix. Et la présence du bébé permet aussi de dédra­ma­ti­ser la scène pour Sophie, qui, au lieu de se focaliser sur la douleur qu’elle éprouve, est distraite par les gazouillis du bébé.
Cette scène d’avortement n’est pas graphique, mais presque esthé­ti­sée – ce qui nous sera confirmé par la suite, lorsque Héloïse, s’identifiant à son amie peintre, regarde et rejoue la scène comme une scène à peindre, ce qu’on appelait à l’époque une “scène de genre”. Elle propose à Marianne de peindre, de la même manière qu’on pouvait peindre des scènes fami­liales, cette recons­ti­tu­tion comme une scène ordinaire de la vie des femmes. La trans­for­ma­tion de cette scène en un tableau vise aussi à ennoblir le sujet, à rendre légitime et beau ce qui est perçu comme sordide dans nos sociétés. Mais la scène d’avortement elle-même, par sa com­po­si­tion, ce plan buste, le bébé, et cette atmo­sphère paisible et familière place la scène du côté des femmes, de leur univers et de leur intimité. C’est déjà un tableau. » •

Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma - photo de Noémie Merlant, Luàna Bajrami © 2019 Pyramide Distribution

Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma — photo de Noémie Merlant, Luàna Bajrami © 2019 Pyramide Distribution / Allociné

Propos recueillis par Nora Bouazzouni.

 

Membre du comité éditorial de La Déferlante, Nora Bouazzouni est jour­na­liste, spé­cia­li­sée en culture et ali­men­ta­tion. Elle est également tra­duc­trice et autrice. Son nouveau livre, Mangez les riches ! La lutte des classes passe par l’assiette, est paru en octobre 2023 aux éditions Nouriturfu.

Avorter : Une lutte sans fin

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°13 Avorter, paru en mars 2024. Consultez le sommaire.

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