Comment le genre façonne le marché du travail

La crise sanitaire a montré à quel point les femmes consti­tuent le gros des troupes des travailleur·euses précaires. Une inégalité struc­tu­relle ignorée par les dis­po­si­tifs de pro­tec­tion sociale

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Publié le 30 juillet 2021

À l’exception des pro­fes­sions médicales, les activités économiques qui ont été main­te­nues sur site, jugées si indis­pen­sables qu’elles jus­ti­fiaient le danger auquel les travailleur·euses étaient exposé·es, se caractérisent toutes par des condi­tions de travail et d’emploi inférieures à la moyenne nationale.

C’est ce qu’a constaté la Dares¹, qui s’est penchée en mai dernier sur ces travailleur·euses « de la deuxième ligne », comme les appelle le gou­ver­ne­ment. Leur salaire est inférieur de 30 % à celui des autres salarié·es du privé, leurs contrats sont deux fois plus souvent courts, avec de faibles durées de travail heb­do­ma­daire et un risque supérieur de chômage et d’accidents du travail. Sur ces postes, les femmes sont les plus nom­breuses et occupent les métiers où les salaires sont les plus faibles. Elles sont cais­sières, aides à domicile, agentes d’entretien. Les hommes – souvent racisés et issus de l’immigration – sont ouvriers du bâtiment et de la manu­ten­tion, conduc­teurs de véhicule ou agents de sécurité. 

Beaucoup de femmes ont ainsi continué à tra­vailler sur site pendant toute la durée de l’épidémie ; par ailleurs, ce sont prin­ci­pa­le­ment les femmes qui ont subi de plein fouet la crise éco­no­mique qui s’en est suivie, parce qu’elles composent le gros des troupes des travailleur·euses précaires.

Carrières interrompues par les congés maternité 

Présentes dans les secteurs les moins bien rémunérés, parce qu’il s’agit d’activités dites féminines ou fémi­ni­sées, elles repré­sentent deux cin­quièmes des salarié·es mais deux tiers des salarié·es payé·es au Smic. Elles sont également sur­re­pré­sen­tées parmi les contrats courts (80 % des signa­taires de CDD récur­rents sont des femmes, les hommes étant surtout concernés par l’intérim) et dans l’emploi à temps partiel (près d’une femme sur trois, contre moins d’un homme sur dix). Exclues des emplois à durée indé­ter­mi­née et à temps plein, elles ont longtemps subi un niveau de chômage plus élevé que les hommes. Aujourd’hui, si cet écart s’est réduit dans la catégorie A de Pôle emploi (personnes sans aucun emploi), elles demeurent plus nom­breuses en caté­go­ries B et C (cumul de chômage et d’activité réduite). 

C’est à ces tendances struc­tu­relles que vient s’ajouter l’effet négatif des carrières inter­rom­pues par les congés maternité, freinées par les dif­fé­rences à l’embauche, à la rému­né­ra­tion et à la promotion. On ne saurait, dès lors, résumer l’inégalité de genre sur le marché du travail à une somme de dis­cri­mi­na­tions inter­per­son­nelles qu’il convien­drait d’enrayer à coups de chartes et de for­ma­tions à l’égalité.

Cette inégalité apparaît, au contraire, consti­tu­tive de la structure même du marché du travail, segmenté entre un marché primaire constitué de CDI et de temps pleins, occupés prin­ci­pa­le­ment par des hommes blancs, qualifiés, cor­rec­te­ment rémunérés et pouvant prétendre à des évo­lu­tions pro­fes­sion­nelles ; et un marché secon­daire d’emplois « atypiques », à temps partiel et de courte durée, peu rémunérés, aux condi­tions dif­fi­ciles et prin­ci­pa­le­ment occupés par des popu­la­tions mino­ri­sées, qu’il s’agisse de femmes ou de personnes racisées.

Les dis­po­si­tifs de pro­tec­tion sociale ignorent – ou ne la com­pensent qu’au minimum – cette seg­men­ta­tion du marché du travail, et en par­ti­cu­lier sa dimension genrée. Ainsi, une carrière complète et à temps plein est néces­saire pour béné­fi­cier d’un niveau de pension décent – ce que ne par­viennent à corriger ni les majo­ra­tions liées à la venue d’un enfant ni les pensions de réversion dues aux veuves, les hommes à la retraite percevant en moyenne le double de ce que per­çoivent les femmes. De même, le montant des allo­ca­tions chômage, para­mé­trées pour des CDI à temps plein, est d’un tiers plus élevé pour les hommes – écart que la réforme du chômage qui doit entrer en vigueur cette année ne fera que creuser. Enfin, le montant du Smic, avec lequel un·e salarié·e à temps plein peut vivre 200 euros au-dessus du seuil de pauvreté, ne permet en revanche pas à un·e salarié·e à temps partiel et sans sécurité de l’emploi de subsister, encore moins si la personne a la charge d’une famille monoparentale.

La dépendance économique permet les emplois précaire

La dimension genrée de la seg­men­ta­tion du marché du travail n’a rien d’un hasard. Elle épouse par­fai­te­ment la struc­tu­ra­tion de la société, révélant une imbri­ca­tion étroite entre économie domes­tique et économie de marché, laquelle justifie l’existence d’emplois qui n’ont pas pour objectif d’offrir à celles qui les occupent la pos­si­bi­li­té de gagner leur vie, mais seulement de mettre à profit leurs savoir-faire féminins afin d’éventuellement compléter le revenu d’un conjoint. Pour les femmes les plus pauvres, souvent issues de l’immigration, il n’est d’ailleurs souvent que la conti­nua­tion marchande du travail domes­tique, qu’on fait alors pour le mari ou la famille d’autrui. Ce n’est pas seulement que le travail précaire empêche l’indépendance éco­no­mique des femmes : leur dépen­dance éco­no­mique et politique est ce qui permet à ces emplois précaires typi­que­ment féminins d’exister.

Cette analyse peut être étendue à certains hommes dans des secteurs dits « atypiques ». Le travail sans statut, ni pro­tec­tion sociale, ni salaire minimum, au service des pla­te­formes de VTC ou de livraison, existerait-il s’il n’y avait pas de main-d’œuvre d’hommes racisés, migrants ou fils d’immigrés, sans titre de séjour ou pers­pec­tives pro­fes­sion­nelles ? Il est probable que non. Et eux non plus n’ont pas cessé de rouler pendant l’épidémie de Covid.

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¹ Direction de l’animation de la recherche, des études et des sta­tis­tiques du ministère du Travail.

Se battre : nos corps dans la lutte

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°3 Se battre, (septembre 2021.)

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