Avortements à l’écran : les clichés persistent

Très peu repré­sen­té dans les arts visuels, l’avortement reste aussi un tabou à la télé­vi­sion et au cinéma. Mais à la faveur d’une nouvelle géné­ra­tion de scé­na­ristes, les inter­rup­tions volon­taires de grossesse trouvent désormais une place à l’écran.
Publié le 1 février 2024
Dans Annie Colère, film de Blandine Lenoir sorti en 2022, l’actrice India Hair (au centre) incarne Claudine, militante du Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception (Mlac). Aurora Films / Local Films
Dans Annie Colère, film de Blandine Lenoir sorti en 2022, l’actrice India Hair (au centre) incarne Claudine, militante du Mouvement pour la libé­ra­tion de l’avortement et de la contra­cep­tion (Mlac). Aurora Films / Local Films 

« Le tabou le plus tenace de la télé­vi­sion. » C’est ainsi que la jour­na­liste états-unienne Kate Aurthur parlait de l’avortement, il y a presque vingt ans, dans les colonnes du New York Times. Plus encore que l’homosexualité, les tran­si­den­ti­tés et les questions raciales, l’interruption volon­taire de grossesse (IVG) continue de crisper l’industrie du cinéma et de la télévision.

Supposées refléter la libé­ra­tion des mœurs et l’évolution de la société, les pro­duc­tions doivent composer avec des studios frileux, éviter de faire fuir les annon­ceurs ou de s’aliéner une partie du public. Aux États-Unis, « ce pays fédéral, structuré par des visions très reli­gieuses et des courants poli­tiques fortement conser­va­teurs, l’avortement fait effec­ti­ve­ment partie des sujets extrê­me­ment sensibles qui perdurent, constate Hélène Breda, maîtresse de confé­rence en sciences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion, spé­cia­liste des repré­sen­ta­tions de genre dans les médias. En France, depuis le vote de la loi Veil auto­ri­sant l’IVG en 1975, on se sent moins en danger, car l’avortement est considéré comme un acquis social. »

Tout cela explique sans doute pourquoi rares sont les films français contem­po­rains qui s’emparent de ce thème. Lorsqu’ils le font, l’action se déroule dans le passé : retour vers le XVIIIe siècle pour l’IVG arti­sa­nale et sororale de Sophie, la servante du Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma (2019), ou au début des années 1960 pour L’Événement (2021), le film d’Audrey Diwan adapté du roman d’Annie Ernaux, qui raconte le dou­lou­reux parcours d’une étudiante enceinte qui ne souhaite pas le rester. En 2022, c’est Annie Colère de Blandine Lenoir qui nous faisait (re)découvrir le combat des mili­tantes du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contra­cep­tion (Mlac), fondé en 1973 et dissous deux ans plus tard, après le vote de la loi Veil.

Pédagogie et divertissement

 

Les séries fran­çaises sont réso­lu­ment plus modernes : en 2020, Plus belle la vie diffusait trois épisodes sur la grossesse non désirée d’Émilie, jeune ving­te­naire en couple qui décide rapi­de­ment d’avorter, malgré l’insistance et le chantage de son petit ami. Soutenue par sa famille et son amie médecin, qui la rassure sur la banalité de l’acte – à raison, puisqu’en France, 243 000 IVG ont été enre­gis­trées en 2022 (lire notre info­gra­phie) et qu’une femme sur deux avortera au cours de sa vie –, Émilie se sent soulagée par sa décision. Deux ans plus tard, c’est une IVG médi­ca­men­teuse, soit la méthode la plus courante (78 % des IVG), que met en scène la série de France 3. Même trai­te­ment péda­go­gique, déstig­ma­ti­sant et réaliste, pour l’IVG de la jeune Anaïs dans la série de TF1 Ici tout commence (2022), très regardée par les 15–24 ans. « Ces séries sont les héri­tières des soaps états-uniens, les premiers à aborder l’IVG, et ce dès les années 1960, analyse Hélène Breda. C’est un genre qui repose sur les rebon­dis­se­ments – et les gros­sesses imprévues sont un classique – ainsi que sur la dimension edu­tain­ment, cette pédagogie mêlée au diver­tis­se­ment, où l’on aborde les questions sociales de manière didac­tique et grand public. » Depuis, les réa­li­sa­trices Fanny Herrero (Drôle) et Iris Brey (Split) ont, elles, normalisé l’IVG de tren­te­naires déjà mères ou projetant de le devenir.

De l’autre côté de l’Atlantique, Hollywood, le plus gros pour­voyeur de fictions diffusées dans le monde, progresse indé­nia­ble­ment sur la repré­sen­ta­tion de l’avortement, mais continue de tendre au public un miroir déformant. Depuis longtemps, les séries états-uniennes usent des mêmes ficelles scé­na­ris­tiques pour éviter d’aborder la question de l’avortement lorsque surgit une grossesse « surprise » : celle de Gaby (Desperate Housewives) est inter­rom­pue quand elle chute dans l’escalier, Rachel (Glee) ou Jessa (Girls), victimes d’un faux positif, ne sont fina­le­ment pas enceintes, et certaines héroïnes subissent un arrêt spontané de grossesse, retour­ne­ment classique pour se dérober au sujet (comme Lisa, dans la saison 2 de And Just Like That, qui s’était pourtant résignée à ne pas avorter).

Autre sub­ter­fuge que l’on rencontre aussi dans les séries fran­çaises : la volte-face incom­pré­hen­sible de femmes qui n’ont jamais voulu devenir mères (Miranda dans Sex and the City, Laure dans Engrenages), ou déjà comblées (voire épuisées) par la maternité. Dans Desperate Housewives, Lynette, déjà mère de quatre enfants, se retrouve enceinte de jumeaux à 40 ans passés, alors que son mari a repris ses études. Elle penche du côté de l’IVG, mais se ravise après que son amie Susan lui assure qu’un enfant est un « cadeau » – en réalité, c’est la chaîne ABC qui avait interdit au créateur de la série de faire avorter un personnage…

Autre moyen de contour­ner le sujet tout en sanc­tua­ri­sant la maternité – et qui concerne surtout les ado­les­centes : les gros­sesses sont menées à terme et les bébés confiés en adoption. Julie (dans Desperate Housewives, encore) hésite à recourir à cette solution, que choi­sissent Quinn (Glee), mais aussi Juno, du film éponyme (2007), qui renonce à l’IVG lorsqu’une camarade anti­avor­te­ment mani­fes­tant devant la clinique lui crie que son fœtus a déjà des ongles.

Restent les films où l’avortement n’est même pas envisagé, malgré un pitch qui confine à l’absurde. En cloque, mode d’emploi (2007) nous montre une brillante régis­seuse, qui vient de décrocher le job de ses rêves, se mettre en couple avec un glandeur immature et obsédé sexuel dont elle tombe enceinte après un coup d’un soir.

À l’inverse, dans la comédie roman­tique états-unienne Obvious Child (2014), l’héroïne, enceinte elle aussi d’un one night stand, avorte le jour de la Saint-Valentin. C’est le sujet du film, mais la réa­li­sa­trice Gillian Robespierre parvient à déstig­ma­ti­ser l’avortement, encore perçu – et souvent repré­sen­té – comme un trau­ma­tisme ou un dilemme moral éprouvant, utilisé comme ressort dra­ma­tique pour provoquer des tensions entre les per­son­nages ou faire enchaîner disputes et crises de larmes à des héroïnes honteuses.

La pop culture, outil de prévention

 

De plus en plus de séries dédra­ma­tisent la procédure, comme Euphoria, ou bien Shrill. « Je ne peux pas courir, je me suis fait avorter hier », lance avec désin­vol­ture Mimi-Rose à son copain, Adam, dans Girls. Lindsay, de la série You’re the Worst, parle de son « avovo » entre deux orgies de tartes. Car oui, avorter peut être une décision facile à prendre et qui soulage.

Loin de faire de nous des consommateur·ices passives, la pop culture modèle nos ima­gi­naires. C’est un puissant outil de pré­ven­tion qui peut améliorer nos connais­sances tout en nous décul­pa­bi­li­sant. Dans la série BoJack Horseman, diffusée sur Netflix, une jeune patiente raconte que la chanson pro-IVG de sa pop star préférée lui a donné la force de se rendre dans une clinique. Sur la même pla­te­forme, l’épisode de Sex Education où Maeve avorte démys­ti­fie et normalise l’IVG. Aux côtés d’autres femmes présentes à la clinique pour le même motif, elle croise une patiente excen­trique qui n’en est pas à son premier avor­te­ment : « J’ai trois gamins et je me sens beaucoup plus coupable envers ceux que j’ai qu’envers ceux que j’ai renoncé à avoir. »
D’après « Abortion Onscreen », un programme de recherche de l’université de Californie à San Francisco, le nombre de films et séries qui traitent de l’avortement augmente chaque année. Un sondage Gallup réalisé en mai 2023 révèle par ailleurs que 85 % de la popu­la­tion aux États-Unis est favorable à l’IVG.

Mais bien que la pop culture puisse être un ins­tru­ment de résis­tance efficace, elle n’est pas une baguette magique : son influence s’arrête aux portes du pouvoir. Depuis une douzaine d’années, les droits repro­duc­tifs régressent aux États-Unis, et en 2022 la Cour suprême a invalidé l’arrêt Roe v. Wade, qui pro­té­geait depuis 1973 le droit à l’avortement à l’échelle nationale. Depuis, 21 États ont interdit ou restreint fortement les condi­tions d’accès à l’avortement.

Le road trip des droits reproductifs

Les films et séries qui s’emparent du sujet ont donc désormais une résonance par­ti­cu­lière : réalisateur·ices et scé­na­ristes s’adaptent au contexte hostile, en racontant les nouveaux obstacles qui se dressent sur la route de celles et ceux qui vou­draient inter­rompre leur grossesse. C’est la naissance d’un nouveau sous-genre qui risque de devenir tris­te­ment incon­tour­nable : le road trip des droits reproductifs.

Dans la comédie Unpregnant (2020), deux meilleures amies doivent parcourir 1 500 kilo­mètres pour se rendre dans un État qui autorise les mineures à avorter sans le consen­te­ment des parents. De son côté, après avoir été piégée par une « clinique » anti-IVG, l’héroïne de Never Rarely Sometimes Always (2020) doit aller jusqu’à New York pour trouver une antenne du Planned Parenthood (l’équivalent états-unien du Planning familial). Plan B (2021) raconte la course contre la montre de Sunny, à qui un phar­ma­cien oppose sa « clause de conscience » pour lui refuser la pilule du lendemain, et qui n’a d’autre choix que de filer au centre qui pratique des avor­te­ments le plus proche, à trois heures de route.


La question posée dans les films états-uniens n’est plus : « Va-t-elle décider d’avorter ? », mais plutôt : « Va-t-elle réussir ? »


Ces films n’imaginent pas un futur dys­to­pique à la Handmaid’s Tale, où l’avortement serait partout interdit et cri­mi­na­li­sé, mais choi­sissent le prag­ma­tisme en montrant les consé­quences de lois fédérales de plus en plus res­tric­tives. La question n’est plus : « Va-t-elle décider d’avorter ? », mais plutôt : « Va-t-elle réussir ? ».

Pour Hélène Breda, tous ces récits modernes autour de l’IVG sont à la croisée des évo­lu­tions de l’industrie et de la société : « On constate à la fois l’émergence d’un nouveau système de pro­duc­tion de fictions via les pla­te­formes, l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux (qui per­mettent de faire circuler des discours fémi­nistes relayés ensuite par les médias tra­di­tion­nels), et enfin, l’ère #MeToo, où les ados gran­dissent avec un réfé­ren­tiel forcément différent. »

Les repré­sen­ta­tions pro­gressent un peu, mais les clichés per­sistent beaucoup, notamment sur l’identité des personnes concer­nées. Dans la réalité, le profil type de l’États-unienne qui avorte est une femme noire, âgée de 25 à 29 ans, déjà mère et vivant seule sous le seuil de pauvreté. Elle avorte géné­ra­le­ment par médi­ca­ment. Pourtant, dans les fictions made in USA en 2022, la majorité des personnes qui avortent étaient des femmes blanches, issues de la classe moyenne ou supé­rieure, n’avaient pas d’enfant, et 6 % seulement recou­raient à la pilule abortive.

La réa­li­sa­trice, pro­duc­trice et scé­na­riste états-unienne Shonda Rhimes fut pionnière en faisant avorter deux de ses héroïnes non blanches : Cristina Yang (Grey’s Anatomy, 2011), chi­rur­gienne surdouée et car­rié­riste, d’origine sud-coréenne, qui n’a jamais eu de désir d’enfant, puis Olivia Pope (Scandal, 2015), femme noire experte en relations publiques, qu’on voit allongée dans une clinique sur fond de chants de Noël. Quelques années plus tard, c’est la série Dear White People qui met en scène l’avortement d’une autre femme noire, Coco, étudiante nar­cis­sique et ambi­tieuse issue d’un milieu populaire, qui finit par refuser de répéter l’histoire familiale en sacri­fiant ses études et ses rêves sur l’autel de la maternité.

En 1987, un film culte s’était déjà intéressé à l’IVG du point de vue de la classe : Dirty Dancing. Loin d’être une bluette apo­li­tique, l’histoire du film, qui se déroule en 1963, repose entiè­re­ment sur l’avortement – clan­des­tin – de Penny, danseuse précaire et par­te­naire de Johnny, que l’héroïne Bébé (issue de la bour­geoi­sie) vient remplacer. Un choix délibéré que la scé­na­riste Eleanor Bergstein expli­quait dans un article de Vice Magazine, en 2017 : « Si vous abordez un sujet politique dans votre film, vous avez intérêt à l’incorporer à l’histoire, sinon le jour viendra où on vous demandera de le supprimer. » À l’époque, poursuit-elle, « tout le monde m’a demandé pourquoi j’avais écrit un film qui se passait en 1963 avec un avor­te­ment clan­des­tin, alors que l’arrêt Roe vs Wade était passé depuis. J’ai répondu que l’on n’aurait peut-être pas toujours la loi de notre côté. »

Lire aussi : Filmer l’avortement

 

Membre du comité éditorial de La Déferlante, Nora Bouazzouni est jour­na­liste, spé­cia­li­sée en culture et ali­men­ta­tion. Elle est également tra­duc­trice et autrice. Son nouveau livre, Mangez les riches ! La lutte des classes passe par l’assiette, est paru en octobre 2023 aux éditions Nouriturfu.

Avorter : Une lutte sans fin

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°13 Avorter, paru en mars 2024. Consultez le sommaire.

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