Jusqu’à récemment, les femmes du vin étaient cantonnées à des rôles de subalternes. Désormais, vigneronnes, œnologues, sommelières et ouvrières viticoles s’imposent dans la filière. Mais cette féminisation n’empêche pas une persistance de propos sexistes et de violences sexuelles. Depuis peu, la dénonciation de ces discriminations s’organise et monte en puissance.
L’événement était suffisamment exceptionnel pour faire les grands titres des revues spécialisées, jusqu’à se glisser dans les journaux télévisés. Le 11 novembre 2018, un an après le début du mouvement #MeToo, Pascaline Lepeltier est sacrée « meilleur sommelier de France » (sic). Depuis sa création en 1961, seuls des hommes avaient reçu ce prix. Pourtant, depuis une dizaine d’années, les sommelières sont majoritaires dans les écoles, où elles composent plus de 50 % des effectifs. Une fois sorties des formations, elles ne représentent plus qu’un quart des professionnel·les en exercice. Cette évaporation s’expliquerait, selon Philippe Faure-Brac, président de l’Union de la sommellerie française, par « des questions de maternité ». « [Elles] ne restent pas nécessairement dans le métier et vont plutôt travailler dans le réseau des cavistes, voire en œnotourisme », croit savoir l’ancien champion du monde de sommellerie.
La lecture des expériences partagées sur le compte Instagram Paye ton pinard permet d’avancer d’autres explications. Du sexisme ordinaire aux agressions sexuelles les plus graves, les femmes qui s’y confient décrivent une carrière jalonnée de discriminations. Isabelle Perraud qui en est l’animatrice depuis septembre 2020 reçoit trois à quatre témoignages par semaine. Longtemps restée anonyme pour préserver sa liberté de ton, elle a accepté de raconter la genèse de ce projet à La Déferlante. Productrice de vin convertie au bio en 1998, cette vigneronne quinquagénaire nous reçoit chez elle, à Vauxrenard, dans le Beaujolais. Volubile, elle commence l’entretien avec sa petite-fille sur les genoux, le poursuit au déjeuner, avec deux de ses enfants et son mari, Bruno, et le termine à 100 km/h sur les routes sinueuses du Beaujolais.
« Toutes les histoires sont similaires, les femmes vivent les mêmes traumatismes. Je veux que ça s’arrête, je n’en peux plus », dit-elle. Cette professionnelle reconnue s’était déjà engagée publiquement pour une meilleure représentativité des viticultrices, mais, depuis plusieurs années, son existence a pris un nouveau tournant. En 2016, sa fille aînée est victime d’un viol commis par un homme proche du milieu viticole. Dès le dépôt de plainte, Isabelle Perraud perçoit à quel point le sexisme ordinaire et la culture du viol imprègnent les réactions de son entourage. « Mais qu’est-ce qu’elle faisait là-bas ? », entend-elle. « Après tout, elle a peut-être joui pendant le viol », va jusqu’à penser tout haut sa psychologue. L’avocat Éric Morain, défenseur de plusieurs professionnel·les du vin nature, prend le dossier en charge. Après un non-lieu, le procureur a demandé en appel le renvoi de l’affaire aux assises, sur lequel les juges devaient se prononcer le 31 août.
Les violences sexuelles, « cela arrive dans tous les milieux », lui répondent parfois ses interlocuteurs lorsqu’elle s’insurge. Qu’importe : c’est dans le sien qu’Isabelle Perraud a le devoir d’agir, estime-t-elle. Elle veut permettre à d’autres femmes d’éviter le parcours douloureux et solitaire qu’elles ont traversé, sa fille et elle. Le compte Instagram PayeTonPinard permet de mettre des mots sur un vécu commun, de le conscientiser. Devant l’afflux de récits qui lui parviennent, la vigneronne a également lancé en juin 2021 un site Internet (https://survivantes.umso.co), pour centraliser les alertes des victimes d’agression, et leur permettre de se regrouper en vue d’une plainte concertée si un agresseur commun est identifié. La plateforme permet également d’obtenir un premier conseil juridique d’Éric Morain, ainsi qu’une liste de psychologues spécialisé·es dans les violences sexuelles.
Le sexisme n’épargne pas celles qui réussissent à se faire une place dans le milieu viticole. La caviste et autrice (1) Sandrine Goeyvaerts est reconnue pour son expertise et son engagement féministe. En 2014, elle a reçu pour son blog viticole La Pinardothèque le « Prix de l’homme de l’année » (sic) décerné tous les ans par la Revue des vins de France. Elle dénonce l’appellation du prix et fait, depuis, l’objet d’attaques sexistes régulières. En 2017, elle a fondé l’association Women Do Wine, qui œuvre pour la visibilisation des initiatives féminines dans le vin. À chaque incursion féministe, « certains hommes du vin réagissent avec plus de sexisme et de malveillance, ils ont l’impression que l’on va leur confisquer quelque chose », analyse-t-elle.
UN VIEUX MONDE QUI SE CABRE
Grossiste renommée en vins nature, autrice de bandes dessinées (2), Fleur Godart se dit « tout le temps » confrontée à un dénigrement de ses compétences. Parfois même au sein de l’entreprise qu’elle dirige : « Au bout de trois ans de collaboration, un jeune employé m’a expliqué que je n’avais aucune légitimité, que mes bouquins étaient un ramassis d’anecdotes sans fond. »
Sandrine Goeyvaerts et Fleur Godart ont déposé plainte après la publication d’une caricature sexiste dans la revue trimestrielle spécialisée En Magnum, fondée en 2015 par Michel Bettane et Thierry Desseauve, un duo de critiques qui font et défont les réputations dans le vin. En novembre 2020, le titre fait paraître un dessin représentant une agente de vins jouant sur son physique pour vendre son vin à un caviste bedonnant. Fleur Godart, agente de producteurs de vins nature, s’estime visée. Son entreprise se nomme Vins et Volailles, tandis que l’agente caricaturée travaille pour une boîte imaginaire, Poulet-Rautiz. Elle voit dans cette caricature le symptôme d’un « vieux monde qui se cabre » et porte plainte pour injure publique en raison de son sexe. Le 8 juin, Thierry Desseauve, le directeur de la publication d’En Magnum, a été relaxé. Selon le tribunal, il n’était pas possible d’identifier Fleur Godart sur le dessin incriminé, mais le délibéré du jugement rappelle tout de même que le procureur l’avait trouvé « clairement sexiste ». « Ce n’est pas une condamnation mais une leçon, avec un goût de “n’y revenez pas” », commente Éric Morain, avocat de Fleur Godart.
Après avoir dénoncé le sexisme de la caricature, Sandrine Goeyvaerts a quant à elle subi un raid numérique, principalement sur Facebook. Commentaires insultants, menaces, vol puis publication de photos intimes… Elle dépose plainte pour injures publiques sexistes contre un blogueur vinicole et culinaire, mais l’homme continue de « déverser sa bile », selon l’avocat Éric Morain. « On est face à des femmes qui désormais s’imposent et l’ouvrent, ce qui n’était pas le cas auparavant. Elles affirment qu’elles ne se laisseront plus faire et elles ont une caisse de résonance. Et ça, certains hommes de ce milieu du vin ne le supportent pas », résume-t-il. L’affaire sera plaidée le 24 novembre 2022, une date tardive due à l’encombrement post-corona- virus de la chambre de la Presse.
Mais la dénonciation reste l’apanage d’une poignée de femmes du milieu viticole. : « Je suis complètement indépendante : de nombreuses femmes salariées n’ont pas cette chance », reconnaît Fleur Godart. Pour cette enquête, nous avons recueilli de nombreux témoignages relatant de graves violences sexistes, de l’injure au viol, mais toujours sous le sceau de l’anonymat, car les victimes redoutent la mise au ban. À raison.
VICTIMES… ET PLACARDISÉES
La sommelière Emma Bentley, 34 ans, installée en Italie où elle s’est spécialisée dans l’import-export de vins nature, en a fait l’expérience après avoir rapporté à sa hiérarchie la tentative de viol dont elle a été victime à 23 ans. Le 6 août 2012, son supérieur Marc Sibard, responsable des célèbres Caves Augé (groupe Lavinia) et présenté comme l’un des meilleurs cavistes de Paris, l’invite à dîner à son domicile pour discuter de l’avenir de l’entreprise. Dans le récit qu’elle livre à La Déferlante, elle se souvient s’être endormie sur son canapé après deux verres de vin. « C’est très bizarre, car je ne m’endors jamais chez les gens. Peut-être m’a‑t-il droguée, donné un somnifère, en tout cas ce n’est pas normal, se remémore-t-elle. C’est sa barbe sous ma culotte qui m’a réveillée. Il avait dégrafé mon soutien-gorge et soulevé ma jupe. Je me suis enfuie à toute vitesse », témoigne-t-elle aujourd’hui. Dans sa plainte déposée quelques semaines plus tard, Emma Bentley affirme avoir avisé sa hiérarchie de ces faits sans qu’aucune mesure ne soit intentée, et avoir été contrainte de démissionner le 31 octobre 2012. Le 6 juillet 2017 au tribunal de grande instance de Paris, Marc Sibard fait face à Emma Bentley et à deux autres plaignantes, anciennes collègues, qui l’accusent de harcèlement sexuel et moral. Le jugement consulté par La Déferlante le déclare coupable d’agression sexuelle envers Emma Bentley, de harcèlement sexuel envers les trois femmes et de harcèlement moral envers l’une d’entre elles. Condamné à un an de prison avec sursis, il n’interjette pas appel. Sa peine est assortie d’une mise à l’épreuve de 24 mois et d’une obligation de soins. Mais Emma Bentley s’est vue forcée de quitter la France: « C’était devenu impossible pour moi d’y travailler. Je n’étais pas la bienvenue dans certains domaines. » Son cas n’est pas isolé: en 2013, trois salariées des maisons de champagne Krug et Veuve Cliquot portent plainte pour harcèlement sexuel contre un de leurs collègues. Le tribunal de Reims confirme les faits en première instance en 2015 et en appel en 2016, mais elles sont désormais exclues de leur milieu professionnel ou « mises au placard », selon Mediapart (3).
La filière semble prompte à glorifier sa féminisation, moins à remettre en question les discriminations dont souffrent encore les femmes. Une frange du milieu du vin fait carrément bloc, refusant de reconnaître la gravité des agressions. Malgré une mise à pied du groupe Lavinia au lendemain de sa condamnation, Marc Sibard continue de peser dans le milieu, d’après des témoignages de professionnel·les du vin que nous avons recueillis. Les problèmes sont souvent réglés « en interne » de l’aveu même de Laetitia Trouillet-Martin, responsable de la section sommellerie au lycée Albert-de-Mun à Paris. Dans son lycée, lorsqu’une élève l’alerte sur des faits de harcèlement au cours de son apprentissage, l’enseignante « prend rendez-vous avec le tuteur », « crève l’abcès », « essaie de trouver une solution à l’amiable ». « Il faut savoir écouter la version des responsables, car des jeunes filles peuvent jouer la maltraitance et raconter des bobards», juge-t-elle, à rebours de plusieurs études sur les fausses accusations (4).
PAYÉES MOITIÉ MOINS
Les difficultés à prendre conscience de l’existence du sexisme et de la banalisation de celui-ci ne sont pas des phénomènes propres au milieu du vin. Mais l’histoire du travail féminin dans les vignes permet de mieux comprendre la persistance des discriminations. Les femmes ont longtemps exercé dans l’ombre, explique l’économiste Jean-Louis Escudier, chercheur en économie à l’Inra de Montpellier (5). Exclues des chais sous prétexte qu’elles pouvaient faire tourner le vin ou pourrir les fruits pendant leurs règles, elles étaient pourtant omniprésentes dans les vignes, assignées à des tâches difficiles et ingrates.
Elles étaient aussi tenues à l’écart de l’héritage de la vigne : la tradition veut que les domaines reviennent au fils aîné de la famille. Elles ne sont ni propriétaires, ni associées, ni salariées, mais épouses, mères et filles. Il faut attendre l’année 2005 pour qu’une femme n’ait plus besoin de la signature de son mari pour obtenir le statut de conjoint collaborateur, qui ouvre des droits à une retraite et à une protection sociale.
Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, tout le système économique du vin repose sur des discriminations de genre. La règle du demi-prix du travail féminin s’applique : les femmes, en bas de la grille, touchent la moitié du salaire des hommes. « Elles n’étaient pas ouvrières, greffières ou tailleuses… elles étaient femmes », explique Jean-Louis Escudier. Avec la classification des salariés agricoles mise en place en 1946, toutes les ouvrières agricoles intègrent la catégorie « jeunes gens de moins de 18 ans, femmes, ouvriers à capacité réduite », faisant perdurer l’assimilation entre travail subalterne et travail féminin. La loi fixe alors leur rémunération à 80% du salaire de l’ouvrier agricole de base.
Et les travaux dits « féminins » ne sont pas les moins pénibles : les femmes ramassaient les sarments, ralenties par les enfants dont elles devaient s’occuper, cueillaient le raisin même en cas de pluie ou de fortes chaleurs, désherbaient en position courbée ou accroupie. La taille de la vigne, qui ne demande pourtant pas une grande force musculaire, était réservée aux hommes. L’invention des machines agricoles est venue réduire la pénibilité du travail. Mais le tracteur a été imaginé pour un homme standard, et les femmes n’avaient pas le droit de le conduire pour, disait-on, préserver leurs organes. Ces pratiques de ségrégation professionnelle ont longtemps participé à l’absence de reconnaissance du travail des femmes.
« Aujourd’hui, nanties de diplômes en relation avec l’activité viticole à laquelle elles aspirent, jeunes filles et femmes apparaissent de moins en moins comme des intruses dans le milieu viticole », soutient l’économiste. Des plafonds de verre sautent, des femmes sont désormais reconnues unanimement pour la qualité de leur travail : Sylvie Augereau est à la tête d’un des plus grands salons de vin nature mondial; Ophélie Neiman, journaliste au Monde, est une critique de vin respectée, comme l’Américaine Alice Feiring, papesse du vin nature. Les exemples de succès individuels sont de plus en plus nombreux. Mais la féminisation opère différemment selon les secteurs. « L’élevage du vin [étape de la fabrication, après la vinification et avant l’assemblage] est le domaine où l’évolution est la plus sensible, note encore Jean- Louis Escudier. On rencontre aujourd’hui bien plus de femmes à la tête d’un chai que de femmes cheffes de culture [responsable de l’organisation du travail et des récoltes] ou régisseuses d’une grande exploitation. » Finalement, les réussites féminines mises en avant sont plutôt le fait d’exploitantes qui « possèdent un capital », explique l’économiste, qui rappelle que « pour les femmes salariées d’exploitation agricole, c’est la double peine » : sous-payées, elles subissent elles aussi le sexisme de leurs pairs et sont peu mises en avant.
Lorsqu’une agression ou un problème surgit, il existe peu de personnes auprès de qui sonner l’alarme: en France, les exploitations viticoles sont souvent dépourvues de responsables des ressources humaines, les référent·es « harcèlement » sont inexistant·es dans les entreprises, et rares sont les sensibilisations des salarié·es aux violences sexistes. En 2019, l’Organisation internationale du travail a élaboré une convention contre les violences et le harcèlement dans le monde du travail. Les États membres devront adopter une législation prescrivant aux employeurs de prendre des mesures appropriées afin de prévenir ces violences dans l’entreprise. La France serait sur le point de ratifier cette convention, mais plusieurs associations féministes encouragent le gouvernement à proposer une loi réellement contraignante pour les employeurs. Les sanctions financières pourraient être une piste efficace, avec des amendes imposées aux entreprises qui ne protègent pas leurs employé·es des discriminations liées au genre, à l’orientation sexuelle, à l’ethnie, à l’âge ou à la religion. De tels dispositifs permettraient de renforcer la lutte contre le sexisme d’un point de vue juridique.
Jusqu’à présent, en France, la prévention contre les violences sexistes reste majoritairement prise en charge par les militantes des associations féministes. Des « sentinelles, chacune dans son milieu », c’est ainsi que la vigneronne Isabelle Perraud définit son rôle. Au mois de mai, elle est intervenue dans un lycée viticole auprès d’élèves de BTS. Une bouffée d’oxygène pour les trois filles de la classe, qui essuient depuis deux ans les remarques sexistes de leurs camarades masculins. « Isabelle Perraud a calmé tout le monde », raconte Cylia, 21 ans. L’éducation reste la clé, avec les réseaux de solidarité. Sandrine Goeyvaerts préfère parler de « sororité ». « Si on veut régler ces problèmes de sexisme, on doit s’appuyer sur ce levier politique puissant. »
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(1) Vigneronnes. 100 femmes qui font la différence dans les vignes de France, éditions Nouriturfu, 2019.
(2) Fleur Godart a cosigné avec Justine Saint-Lô trois ouvrages sur le vin publiés aux éditions Marabout.
(3) Mathilde Goanec, « Harcèlement sexuel et moral: des ouvrières du champagne vivent la double peine », Mediapart, 24 octobre 2018.
(4) « Plusieurs études américaines tendent à dire qu’il y a entre 2 % et 8 % de fausses allégations [de viol]. Une étude australienne a été menée sur 850 cas de viol : 2,1 % sont faux. Il n’y a malheureusement aucune étude statistique faite en France sur le sujet », écrit Valérie Rey-Robert dans Une culture du viol à la française, Libertalia, 2019.
(5) Jean-Louis Escudier est auteur de l’ouvrage Les femmes et la vigne : une histoire économique et sociale, 1815–2010, Presses universitaires du Midi, 2016.
Illustration : Léa Djeziri.