On l’appelle désormais « l’affaire Godrèche », du nom de la comédienne et réalisatrice qui a porté plainte, début février pour violences sexuelles contre le réalisateur Benoit Jacquot. Elle dit avoir subi des violences semblables de la part du réalisateur Jacques Doillon, contre lequel plusieurs comédiennes, dont Anna Mouglalis et Isild Le Besco, témoignent également.
Des enquêtes préliminaires ont été ouvertes. Les deux hommes contestent les faits et sont présumés innocents.
Les propos de Judith Godrèche mettent en cause l’entourage des réalisateurs ainsi que certains médias qui auraient eu connaissance des violences subies. Sa prise de parole, dit-elle, a été rendue possible par la publication du livre de Vanessa Springora, Le Consentement (2020), dans lequel l’autrice et éditrice relate une expérience similaire : celle de sa « relation » faite d’emprise à sens unique avec l’écrivain Gabriel Matzneff, débutée alors qu’elle avait 14 ans et lui 50. Leurs histoires ont en commun d’avoir été vécues au grand jour, dans la complaisance la plus totale du monde littéraire, culturel et cinématographique. Tout comme dans le cas des accusations de violences sexuelles visant Gérard Depardieu, ou dernièrement le psychanalyste et réalisateur Gérard Miller, les faits incriminés ont souvent eu lieu devant témoins. Depuis peu, des journalistes comme Laure Adler ou Bernard Pivot, accusés d’avoir jadis minimisé les faits, présentent leurs excuses aux victimes.
Quel regard portez-vous, ces dernières semaines, sur le traitement médiatique des affaires de violences sexuelles sur mineures dans le monde de la culture ?
Nous sommes dans la continuité du mouvement #MeToo qui a émergé en 2017 : par effet de rebond, un témoignage de victime en déclenche un autre. Adèle Haenel mène à Judith Godrèche qui mène à Isild Le Besco. Ce mouvement feuilletonnant sert la cause de ces récits, car il apporte plus d’attention qu’un événement isolé. Mais cela a un effet pervers : dans une logique de personnalisation très forte, les médias resserrent leur couverture autour de figures de coupables, en donnant l’impression au public d’avoir exhumé ce qui avait été caché.
À mon sens, ce traitement pose problème, car il nous déresponsabilise au niveau collectif : derrière l’indignation mise en scène par les médias, se retrouve caché sous le tapis un système général dans lequel beaucoup d’adultes ont sexualisé des enfants et en ont tiré de la gloire. Dans un documentaire réalisé en 2011 par le psychanalyste Gérard Miller [aujourd’hui accusé de viols et d’agressions sexuelles par une quarantaine de femmes], ressorti récemment via les réseaux sociaux, le réalisateur Benoît Jacquot tient des propos ignobles à propos de sa relation avec Judith Godrèche, mineure à l’époque des faits : « Faire du cinéma est une sorte de couverture pour tel ou tel trafic illicite, une sorte de couverture pour des mœurs de ce type-là ». Comment tout cela a‑t-il pu exister ?
Les personnalités accusées de violences et leur entourage ont l’habitude de s’en prendre au supposé « tribunal médiatique ». Mais certains médias ne pourraient-ils pas se retrouver aujourd’hui, au contraire, sur le banc des accusés ?
Quand on parle de « tribunal médiatique », il est avant tout important de revenir sur la façon dont les victimes se sont emparées de cet outil puissant. Quand les faits sont prescrits, les preuves insuffisantes, elles font preuve par le nombre de témoignages qui se joignent aux leurs, mais aussi en montrant leurs tripes, comme le fait Judith Godrèche avec sa série Icon of french cinema, diffusée sur Arte. Parce qu’il y a urgence, les médias mainstream peuvent devenir des tribunes, des espaces de lutte ou des territoires à reconquérir.
« C’EST PARCE QUE CES TÉMOIGNAGES INVERSENT LES RAPPORTS DE FORCE QU’ILS DÉSTABILISENT AUSSI PUISSAMMENT LE DÉBAT PUBLIC »
Tout cela me rappelle le concept du « secret de polichinelle » dans l’essai de la théoricienne queer Eve Kosofsky Sedgwick, L’Épistémologie du placard (Éd. Amsterdam, 2008) : ce qui fait événement dans ces affaires, c’est que des faits, qui n’ont jamais été désignés comme problématiques par les journalistes, soient aujourd’hui énoncés publiquement par les victimes, selon leurs propres termes et leur propre timing. C’est parce que ces témoignages inversent les rapports de force qu’ils déstabilisent aussi puissamment le débat public.
En 2020, à l’occasion de la parution du livre de Vanessa Springora, Le Consentement, Bernard Pivot présentait des excuses pour la complaisance avec laquelle il avait jadis interviewé l’écrivain Gabriel Matzneff, rejetant la faute sur le contexte de l’époque. Que pensez-vous de cette démarche ?
La télévision de plateau fonctionnait (et fonctionne toujours, d’ailleurs – l’émission « Touche pas à mon poste », animée par Cyril Hanouna sur CNews, en est un exemple) sur une logique de masculinité complice. Ce que nous racontent les séquences médiatiques des années 1970 et des décennies suivantes, c’est que les émissions culturelles comme « Apostrophes », présentée par Bernard Pivot, étaient des instances non mixtes d’autorisation de pratiques sexuelles. Le vocabulaire employé à l’antenne infantilisait les femmes de manière à les maintenir dans une soumission institutionnelle. Quand, au lieu de dire « une femme », on dit « une petite », on autorise implicitement la sexualisation des petites filles et on construit une masculinité basée sur cela.
Il y a aussi quelque chose à questionner sur notre rapport culturel à la satire et à la provocation. Sur les plateaux télé, dans les années 1980 et 1990, des personnalités comme Serge Gainsbourg et Daniel Cohn-Bendit incarnent des valeurs subversives et provocatrices typiques de la masculinité de gauche des années Mitterrand. Le discours anticonformiste est devenu un endroit de valorisation, et c’est là que s’est formée, à mon sens, la complicité des médias envers les violences sexistes et les artistes pédocriminels.
Malgré la multiplication des affaires de violences sexuelles très médiatisées, il subsiste encore des voix pour défendre « le droit d’importuner » et pour critiquer un « néopuritanisme ». La route semble encore longue…
La remise en question de ces actes existe, mais elle est superficielle. Bien sûr, entre la couverture de l’affaire Dominique Strauss-Kahn, en 2011, et celle des accusations contre Benoît Jacquot, en 2024, les choses ont évolué. Mais je reste convaincue que si la fabrique médiatique n’évolue pas, si elle continue à ne s’intéresser qu’aux individus – Jacquot, Godrèche, Doillon, Le Besco, Depardieu – et ne s’intéresse pas au fond des affaires, alors rien ne changera. Le « secret de polichinelle » concernant les viols dont est accusé Roman Polanski a été révélé il y a longtemps maintenant, mais Télérama consacre encore aujourd’hui deux pages à son dernier film. J’attends donc de voir quelle sera la réception critique du prochain film de Benoît Jacquot, dont la sortie est prévue dans quelques mois.
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