Violences sexuelles dans le cinéma : le silence des médias en question

Depardieu, Jacquot, Doillon, Corneau : presque chaque jour depuis plusieurs mois, des acteurs ou metteurs en scène célèbres sont accusés de violences sexistes et sexuelles parfois très anciennes. Au-delà des noms connus qui pola­risent l’opinion, il semble urgent d’interroger le système qui a autorisé et couvert ces agis­se­ments présumés, durant des décennies. Dans cet entretien donné à La Déferlante, Nelly Quemener, pro­fes­seure en sciences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion au Celsa-Sorbonne Université, ques­tionne tout par­ti­cu­liè­re­ment la res­pon­sa­bi­li­té des médias.
Publié le 16 février 2024
Selon la chercheuse Nelly Quemener, c’est dans le discours anticonformiste de gauche des années 1980 et 1990 qu’est née la complicité à l’égard des artistes pédocriminels. Crédit illustration : archives personnelles.
Selon la cher­cheuse Nelly Quemener, c’est dans le discours anti­con­for­miste de gauche des années 1980 et 1990 qu’est née la com­pli­ci­té à l’égard des artistes pédo­cri­mi­nels. Crédit illus­tra­tion : archives personnelles.

On l’appelle désormais « l’affaire Godrèche », du nom de la comé­dienne et réa­li­sa­trice qui a porté plainte, début février pour violences sexuelles contre le réa­li­sa­teur Benoit Jacquot. Elle dit avoir subi des violences sem­blables de la part du réa­li­sa­teur Jacques Doillon, contre lequel plusieurs comé­diennes, dont Anna Mouglalis et Isild Le Besco, témoignent également.

Des enquêtes pré­li­mi­naires ont été ouvertes. Les deux hommes contestent les faits et sont présumés innocents.

Les propos de Judith Godrèche mettent en cause l’entourage des réa­li­sa­teurs ainsi que certains médias qui auraient eu connais­sance des violences subies. Sa prise de parole, dit-elle, a été rendue possible par la publi­ca­tion du livre de Vanessa Springora, Le Consentement (2020), dans lequel l’autrice et éditrice relate une expé­rience similaire : celle de sa « relation » faite d’emprise à sens unique avec l’écrivain Gabriel Matzneff, débutée alors qu’elle avait 14 ans et lui 50. Leurs histoires ont en commun d’avoir été vécues au grand jour, dans la com­plai­sance la plus totale du monde lit­té­raire, culturel et ciné­ma­to­gra­phique. Tout comme dans le cas des accu­sa­tions de violences sexuelles visant Gérard Depardieu, ou der­niè­re­ment le psy­cha­na­lyste et réa­li­sa­teur Gérard Miller, les faits incri­mi­nés ont souvent eu lieu devant témoins. Depuis peu, des jour­na­listes comme Laure Adler ou Bernard Pivot, accusés d’avoir jadis minimisé les faits, pré­sentent leurs excuses aux victimes.

Quel regard portez-vous, ces dernières semaines, sur le trai­te­ment média­tique des affaires de violences sexuelles sur mineures dans le monde de la culture ?

Nous sommes dans la conti­nui­té du mouvement #MeToo qui a émergé en 2017 : par effet de rebond, un témoi­gnage de victime en déclenche un autre. Adèle Haenel mène à Judith Godrèche qui mène à Isild Le Besco. Ce mouvement feuille­ton­nant sert la cause de ces récits, car il apporte plus d’attention qu’un événement isolé. Mais cela a un effet pervers : dans une logique de per­son­na­li­sa­tion très forte, les médias res­serrent leur cou­ver­ture autour de figures de coupables, en donnant l’impression au public d’avoir exhumé ce qui avait été caché.

À mon sens, ce trai­te­ment pose problème, car il nous déres­pon­sa­bi­lise au niveau collectif : derrière l’indignation mise en scène par les médias, se retrouve caché sous le tapis un système général dans lequel beaucoup d’adultes ont sexualisé des enfants et en ont tiré de la gloire. Dans un docu­men­taire réalisé en 2011 par le psy­cha­na­lyste Gérard Miller [aujourd’hui accusé de viols et d’agressions sexuelles par une qua­ran­taine de femmes], ressorti récemment via les réseaux sociaux, le réa­li­sa­teur Benoît Jacquot tient des propos ignobles à propos de sa relation avec Judith Godrèche, mineure à l’époque des faits : « Faire du cinéma est une sorte de cou­ver­ture pour tel ou tel trafic illicite, une sorte de cou­ver­ture pour des mœurs de ce type-là ». Comment tout cela a‑t-il pu exister ?

Les per­son­na­li­tés accusées de violences et leur entourage ont l’habitude de s’en prendre au supposé « tribunal média­tique ». Mais certains médias ne pourraient-ils pas se retrouver aujourd’hui, au contraire, sur le banc des accusés ?

Quand on parle de « tribunal média­tique », il est avant tout important de revenir sur la façon dont les victimes se sont emparées de cet outil puissant. Quand les faits sont prescrits, les preuves insuf­fi­santes, elles font preuve par le nombre de témoi­gnages qui se joignent aux leurs, mais aussi en montrant leurs tripes, comme le fait Judith Godrèche avec sa série Icon of french cinema, diffusée sur Arte. Parce qu’il y a urgence, les médias mains­tream peuvent devenir des tribunes, des espaces de lutte ou des ter­ri­toires à reconquérir.


« C’EST PARCE QUE CES TÉMOIGNAGES INVERSENT LES RAPPORTS DE FORCE QU’ILS DÉSTABILISENT AUSSI PUISSAMMENT LE DÉBAT PUBLIC »


Tout cela me rappelle le concept du « secret de poli­chi­nelle » dans l’essai de la théo­ri­cienne queer Eve Kosofsky Sedgwick, L’Épistémologie du placard (Éd. Amsterdam, 2008) : ce qui fait événement dans ces affaires, c’est que des faits, qui n’ont jamais été désignés comme pro­blé­ma­tiques par les jour­na­listes, soient aujourd’hui énoncés publi­que­ment par les victimes, selon leurs propres termes et leur propre timing. C’est parce que ces témoi­gnages inversent les rapports de force qu’ils désta­bi­lisent aussi puis­sam­ment le débat public.

En 2020, à l’occasion de la parution du livre de Vanessa Springora, Le Consentement, Bernard Pivot pré­sen­tait des excuses pour la com­plai­sance avec laquelle il avait jadis inter­viewé l’écrivain Gabriel Matzneff, rejetant la faute sur le contexte de l’époque. Que pensez-vous de cette démarche ?

La télé­vi­sion de plateau fonc­tion­nait (et fonc­tionne toujours, d’ailleurs – l’émission « Touche pas à mon poste », animée par Cyril Hanouna sur CNews, en est un exemple) sur une logique de mas­cu­li­ni­té complice. Ce que nous racontent les séquences média­tiques des années 1970 et des décennies suivantes, c’est que les émissions cultu­relles comme « Apostrophes », présentée par Bernard Pivot, étaient des instances non mixtes d’autorisation de pratiques sexuelles. Le voca­bu­laire employé à l’antenne infan­ti­li­sait les femmes de manière à les maintenir dans une sou­mis­sion ins­ti­tu­tion­nelle. Quand, au lieu de dire « une femme », on dit « une petite », on autorise impli­ci­te­ment la sexua­li­sa­tion des petites filles et on construit une mas­cu­li­ni­té basée sur cela.

Il y a aussi quelque chose à ques­tion­ner sur notre rapport culturel à la satire et à la pro­vo­ca­tion. Sur les plateaux télé, dans les années 1980 et 1990, des per­son­na­li­tés comme Serge Gainsbourg et Daniel Cohn-Bendit incarnent des valeurs sub­ver­sives et pro­vo­ca­trices typiques de la mas­cu­li­ni­té de gauche des années Mitterrand. Le discours anti­con­for­miste est devenu un endroit de valo­ri­sa­tion, et c’est là que s’est formée, à mon sens, la com­pli­ci­té des médias envers les violences sexistes et les artistes pédocriminels.

Malgré la mul­ti­pli­ca­tion des affaires de violences sexuelles très média­ti­sées, il subsiste encore des voix pour défendre « le droit d’importuner » et pour critiquer un « néo­pu­ri­ta­nisme ». La route semble encore longue…

La remise en question de ces actes existe, mais elle est super­fi­cielle. Bien sûr, entre la cou­ver­ture de l’affaire Dominique Strauss-Kahn, en 2011, et celle des accu­sa­tions contre Benoît Jacquot, en 2024, les choses ont évolué. Mais je reste convain­cue que si la fabrique média­tique n’évolue pas, si elle continue à ne s’intéresser qu’aux individus – Jacquot, Godrèche, Doillon, Le Besco, Depardieu – et ne s’intéresse pas au fond des affaires, alors rien ne changera. Le « secret de poli­chi­nelle » concer­nant les viols dont est accusé Roman Polanski a été révélé il y a longtemps main­te­nant, mais Télérama consacre encore aujourd’hui deux pages à son dernier film. J’attends donc de voir quelle sera la réception critique du prochain film de Benoît Jacquot, dont la sortie est prévue dans quelques mois.

 

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Avorter : Une lutte sans fin

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°13 Avorter, paru en mars 2024. Consultez le sommaire.

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