Affaire Depardieu : « À chaque fois, on redécouvre que les violences sexuelles existent »

Présenter chaque affaire de violences sexuelles comme un cas unique autour d’un homme sur­puis­sant nous empêche de penser la conti­nui­té de ce phénomène, analyse l’universitaire Irène Despontin Lefèvre, spé­cia­liste des stra­té­gies de com­mu­ni­ca­tion des mobi­li­sa­tions fémi­nistes en France. Pour La Déferlante elle revient sur l’affaire Depardieu et sur ce que cette séquence politique et média­tique raconte de notre époque.
Publié le 19 janvier 2024
Les colleuses de Liège (Belgique) ont apporté leur soutien aux victimes de Gérard Depardieu lors d’une action le 26 décembre 2023. Crédit photo : @les.colleuses
Les colleuses de Liège (Belgique) ont apporté leur soutien aux victimes de Gérard Depardieu lors d’une action le 26 décembre 2023. Crédit photo : @les.colleuses

Au printemps 2023, Mediapart publiait les témoi­gnages de 13 femmes accusant Gérard Depardieu de violences sexuelles ; des accu­sa­tions que l’acteur nie caté­go­ri­que­ment. L’affaire a connu un rebond médiatique

le 7 décembre dernier avec la diffusion sur France 2 d’un numéro de l’émission « Complément d’enquête » intitulé La chute de l’ogre, ouvrant la voie à un affron­te­ment entre détracteur·ices et soutiens à Gérard Depardieu, par tribunes de presse inter­po­sées. Jusqu’à l’Élysée, où Emmanuel Macron a exprimé son soutien à l’acteur, la polémique n’a, depuis, cessé d’enfler.

Qu’est-ce que l’effervescence autour de l’affaire Depardieu raconte des mobi­li­sa­tions fémi­nistes actuelles ?

Cette séquence raconte d’abord à quel point les violences sexuelles et sexistes font désormais partie du débat public. Cette formule « violences sexuelles et sexistes » a vu le jour à la fin des années 2010 avec #Metoo, mais les mobi­li­sa­tions fémi­nistes sur les violences sexuelles sont plus anciennes. On peut par exemple citer le combat, dans les années 1970, pour inscrire le viol dans la loi, ou, plus récemment, la dénon­cia­tion du meurtre de Marie Trintignant en août 2003.

Cette affaire renseigne aussi sur l’industrie du cinéma français, comme si les violences étaient consub­stan­tielles de cet art. On parle d’un acteur qui agirait depuis des dizaines d’années.
Enfin, cette polémique montre une fois de plus le mécanisme de per­son­ni­fi­ca­tion à l’œuvre dans ces affaires avec un « monstre » – ici un « ogre » – qui serait une exception. Dans la conti­nui­té des autres affaires, les violences ne sont pas traitées de façon sys­té­mique. C’est toujours un « homme / monstre » dans un secteur par­ti­cu­lier (#MeToo théâtre, #MeToo sport, #MeToo media), comme si on redé­cou­vrait à chaque fois les violences dans dif­fé­rents secteurs. Comme si ça n’était pas une question qui secoue toute la société.

Une séquence de l’émission « Complément d’enquête » a été par­ti­cu­liè­re­ment commentée et partagée : celle où l’on voit Gérard Depardieu tenir des propos à conno­ta­tion sexuelle sur une enfant qui monte à cheval : « Si elle galope, elle jouit », dit-il entre autres.

C’est très inté­res­sant parce que ça montre que la question spé­ci­fique des violences faites aux mineur·es prend une place impor­tante dans le débat public. Là encore, ça n’est pas nouveau et ça s’inscrit aussi dans la conti­nui­té des affaires passées : la sortie du Consentement de Vanessa Springora en janvier 2020 ou actuel­le­ment la diffusion de la série Icon of French Cinema de Judith Godrèche. Cela dit, on constate toujours cette dif­fi­cul­té dans l’espace média­tique à faire le lien entre ces dif­fé­rentes affaires.


« AVEC LA LOI IMMIGRATION PUIS SON SOUTIEN À DEPARDIEU, MACRON REMET EN CAUSE LES DROITS HUMAINS »


Emmanuel Macron lui-même a pris la parole, jetant le soupçon sur le travail jour­na­lis­tique d’une chaîne du service public et refusant « la chasse à l’homme » contre un acteur qui ferait « la fierté de la France ». Cette prise de parole pré­si­den­tielle ne passe pas, pourquoi ?

L’une des spé­ci­fi­ci­tés réside dans la prise de parole d’Emmanuel Macron qui défend Gérard Depardieu, un homme accusé de violences. Quand il s’exprime [le 20 décembre sur France 5], on est quelques jours après le vote de la loi asile et immi­gra­tion pour laquelle il est par­ti­cu­liè­re­ment critiqué, notamment parce que cette loi remet en cause des droits humains. Emmanuel Macron prolonge la remise en cause de ces droits humains en parlant d’un homme « qui rend fière la France ». C’est une prise de position de puissant à puissant. C’est un mépris de la grande cause du quin­quen­nat au nom des personnes intou­chables. Gérard Depardieu est patri­mo­nia­li­sé, il serait donc impen­sable de s’en prendre à lui. C’est aussi ce que disent les acteur·ices de la culture qui signent la tribune du Figaro.

Cette tribune a été coor­don­née par le zémou­riste Yannis Ezziadi, qui a réussi à fédérer les noms de 55 poids lourds du cinéma. Le mouvement #MeToo est-il une nouvelle cible pour l’extrême droite ?

C’est davantage une réac­ti­va­tion de réseaux qui existent depuis plusieurs années. L’extrême droite s’en était déjà prise à #MeToo avant cette tribune. Dans cette affaire, ce ne sont pas les hommes et les femmes poli­tiques d’extrême droite qui ont pris position, car Emmanuel Macron l’a fait avant eux. En revanche, on a vu appa­raître sur les plateaux télé des per­son­na­li­tés d’extrême droite comme Yannis Ezziadi, qui avait déjà soutenu Gabriel Maztneff en 2020.

Mais également des mili­tantes d’extrême droite de moins de 30 ans à qui certains médias donnent la parole sans contra­dic­toire, dans des débats pola­ri­sants qui ne per­mettent pas de penser la com­plexi­té de #MeToo.

Leur discours prend des formes nouvelles. Contrairement à Emmanuel Macron, elles ont un mot pour les victimes de Gérard Depardieu, ce qui apparaît comme une stratégie de res­pec­ta­bi­li­té qui leur ouvre l’accès à l’espace public et média­tique. À la suite de leurs prises de parole publiques, elles assènent, notamment à l’aide de tweets, qu’il ne faut pas oublier les violences qu’elles qua­li­fient d’« ordi­naires », qui seraient issues d’une « mas­cu­li­ni­té par­ti­cu­lière », venant des quartiers popu­laires et de l’immigration. Ces nouvelles stra­té­gies diffèrent de ce qu’on a pu voir jusqu’à présent.

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