Participant récemment en France à une journée de conférences de philosophie ouvertes au grand public, j’ai été frappée, plus encore que d’habitude, par la virulence du public à l’égard d’un supposé wokisme qui nous culpabiliserait d’être ce que nous sommes et mettrait en danger l’unité et l’identité du peuple français.
Un argument en particulier ne cessait de revenir : il faudrait être humaniste plutôt qu’identitaire, se positionner comme universaliste contre le relativisme grandissant. Je pense en particulier à cet homme répétant longuement: «Je ne suis pas un homme, blanc, hétérosexuel. Je suis un humain, et quand je vois d’autres gens, je ne vois pas des cases mais des humains.» Il semblait peu disposé à voir comme sa monopolisation de la parole, et la place qu’il prenait à côté de son épouse – qui, elle, se faisait sans cesse plus petite – venaient démentir son propos. Cet épisode est l’occasion de rappeler une chose: il faut nous réapproprier l’universalisme, surtout si l’on prend au sérieux la nécessité des politiques de l’identité ( «identity politics », en anglais).
Un agenda basé sur les expériences spécifiques
On appelle «politiques de l’identité » un large éventail d’activités politiques et de théories fondées sur les expériences d’injustice que partagent les membres d’un même groupe social. Une des premières occurrences du terme «identity politics» vient du manifeste du Combahee River Collective. En 1977, ce collectif de féministes lesbiennes africaines-américaines écrit: «Nous nous rendons compte que les seules personnes qui s’intéressent suffisamment à nous pour travailler invariablement à notre libération, c’est nous-mêmes. […] C’est dans le concept de politique de l’identité que s’incarne notre décision de nous concentrer sur notre propre oppression. Nous sommes convaincues que la politique la plus profonde et potentiellement la plus radicale émerge directement de notre propre identité – et non du fait de lutter pour mettre un terme à l’oppression de quelqu’un d’autre. » Elles n’affirment pas que le combat politique ne peut se faire qu’entre personnes semblables à tous points de vue: elles revendiquent le droit, pour les personnes opprimées, de déterminer leur propre agenda politique en se basant sur leurs expériences spécifiques d’oppression.
Ce qui frappe, et parfois gêne, dans les politiques de l’identité, c’est que ces personnes demandent à être reconnues en tant que femmes noires, lesbiennes, personnes handi, etc., et non, par exemple, comme faisant partie d’une humanité universelle. Certain·es y voient la revendication d’un racisme ou d’un sexisme intériorisé: n’est-ce pas croire à une différence essentielle des sexes ou à l’existence de races que de se dire «femme» ou «noir·e»? En réalité, ces politiques cherchent à se réapproprier une identité qui vient d’abord de l’extérieur : comme le montre Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs, c’est le regard du Blanc l’appelant «nègre» qui constitue l’expérience vécue du Noir comme personne noire. Même si on ne se connaît pas comme noir·e, à partir du moment où le regard de l’autre nous identifie de cette manière, on devient noir·e.
Une invitation à l’étonnement
Contrairement à une inquiétude récurrente en France au nom du supposé universalisme des Lumières, reconnaître à ces personnes qu’elles appartiennent à un groupe opprimé ne signifie pas la fin de tout universalisme. Cela marque seulement la volonté, comme le dit Serene Khader, de «décoloniser l’universalisme». La philosophe états-unienne affirme en effet la nécessité de rejeter à la fois un féminisme occidental saturé d’hypothèses impérialistes et ethnocentriques et une position relativiste qui rejette la possibilité de normes ou de prescriptions féministes universelles. Sa stratégie consiste à partir d’une conception assez minimale du féminisme, défini comme une « résistance à l’oppression sexiste » et comme «un ensemble de conditions sociales qui désavantagent systématiquement les membres d’un groupe social par rapport à un autre ». Cette oppression est universellement mauvaise.
Cependant, ce n’est pas la seule oppression. Il y en a d’autres à combattre simultanément, et la façon dont l’oppression sexiste se manifeste dans un contexte culturel local nécessitera des réponses pratiques adaptées. Serene Khader exhorte les féministes à prêter attention à ces détails, plutôt qu’à extrapoler illégitimement à partir de leur propre contexte. Ainsi, on peut dénoncer le sexisme qui rend obligatoire le port du voile en Iran, en même temps que celui, doublé de racisme, qui en France nie aux femmes musulmanes la possibilité de s’habiller comme elles veulent et d’articuler leur religion avec leur appartenance à la communauté française.
Les identités, dans ce cadre, n’apparaissent pas tant comme une menace que comme un appel à la vigilance : notre universalisme en est-il bien un ? N’imposons-nous pas, en son nom, nos propres normes culturelles, parfois discutables ? Au fond, ces politiques de l’identité nous invitent à un étonnement qui est au cœur de l’activité philosophique, à une mise en danger des évidences qui incite à décaler le regard et à adopter des perspectives originales. Elles enrichissent une recherche d’universalité et d’humanité commune plutôt qu’elles ne la mettent à mort. Elles disent : assurons-nous que notre humanité est un véritable nous et non un nous dont sont exclu·es les opprimé·es.
Philosophe féministe, Manon Garcia enseigne la philosophie morale et politique à l’université libre de Berlin. Elle a dirigé l’anthologie Philosophie féministe. Patriarcat, savoirs, justice (Vrin, 2021). Cette chronique est la troisième d’une série de quatre.