Se réapproprier l’universalisme

Face à un supposé wokisme qui mettrait en danger l’unité et l’i­den­ti­té du peuple français, la phi­lo­sophe Manon Garcia invite à repenser et déco­lo­ni­ser l’u­ni­ver­sa­lisme, en s’ap­puyant sur les « poli­tiques de l’identité ». 
Publié le 26 juillet 2023
La philosophe Manon Garcia s'interroge sur l’universalisme en reconnaissant l'oppression différente vécue par des groupes sociaux.

Participant récemment en France à une journée de confé­rences de phi­lo­so­phie ouvertes au grand public, j’ai été frappée, plus encore que d’habitude, par la virulence du public à l’égard d’un supposé wokisme qui nous culpa­bi­li­se­rait d’être ce que nous sommes et mettrait en danger l’unité et l’identité du peuple français.

Un argument en par­ti­cu­lier ne cessait de revenir : il faudrait être humaniste plutôt qu’identitaire, se posi­tion­ner comme uni­ver­sa­liste contre le rela­ti­visme gran­dis­sant. Je pense en par­ti­cu­lier à cet homme répétant lon­gue­ment: «Je ne suis pas un homme, blanc, hété­ro­sexuel. Je suis un humain, et quand je vois d’autres gens, je ne vois pas des cases mais des humains.» Il semblait peu disposé à voir comme sa mono­po­li­sa­tion de la parole, et la place qu’il prenait à côté de son épouse – qui, elle, se faisait sans cesse plus petite – venaient démentir son propos. Cet épisode est l’occasion de rappeler une chose: il faut nous réap­pro­prier l’universalisme, surtout si l’on prend au sérieux la nécessité des poli­tiques de l’identité ( «identity politics », en anglais).

Un agenda basé sur les expériences spécifiques

On appelle «poli­tiques de l’identité » un large éventail d’activités poli­tiques et de théories fondées sur les expé­riences d’injustice que partagent les membres d’un même groupe social. Une des premières occur­rences du terme «identity politics» vient du manifeste du Combahee River Collective. En 1977, ce collectif de fémi­nistes les­biennes africaines-américaines écrit: «Nous nous rendons compte que les seules personnes qui s’intéressent suf­fi­sam­ment à nous pour tra­vailler inva­ria­ble­ment à notre libé­ra­tion, c’est nous-mêmes. […] C’est dans le concept de politique de l’identité que s’incarne notre décision de nous concen­trer sur notre propre oppres­sion. Nous sommes convain­cues que la politique la plus profonde et poten­tiel­le­ment la plus radicale émerge direc­te­ment de notre propre identité – et non du fait de lutter pour mettre un terme à l’oppression de quelqu’un d’autre. » Elles n’affirment pas que le combat politique ne peut se faire qu’entre personnes sem­blables à tous points de vue: elles reven­diquent le droit, pour les personnes opprimées, de déter­mi­ner leur propre agenda politique en se basant sur leurs expé­riences spé­ci­fiques d’oppression.

Ce qui frappe, et parfois gêne, dans les poli­tiques de l’identité, c’est que ces personnes demandent à être reconnues en tant que femmes noires, les­biennes, personnes handi, etc., et non, par exemple, comme faisant partie d’une humanité uni­ver­selle. Certain·es y voient la reven­di­ca­tion d’un racisme ou d’un sexisme inté­rio­ri­sé: n’est-ce pas croire à une dif­fé­rence essen­tielle des sexes ou à l’existence de races que de se dire «femme» ou «noir·e»? En réalité, ces poli­tiques cherchent à se réap­pro­prier une identité qui vient d’abord de l’extérieur : comme le montre Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs, c’est le regard du Blanc l’appelant «nègre» qui constitue l’expérience vécue du Noir comme personne noire. Même si on ne se connaît pas comme noir·e, à partir du moment où le regard de l’autre nous identifie de cette manière, on devient noir·e.

Une invitation à l’étonnement

Contrairement à une inquié­tude récur­rente en France au nom du supposé uni­ver­sa­lisme des Lumières, recon­naître à ces personnes qu’elles appar­tiennent à un groupe opprimé ne signifie pas la fin de tout uni­ver­sa­lisme. Cela marque seulement la volonté, comme le dit Serene Khader, de «déco­lo­ni­ser l’universalisme». La phi­lo­sophe états-unienne affirme en effet la nécessité de rejeter à la fois un féminisme occi­den­tal saturé d’hypothèses impé­ria­listes et eth­no­cen­triques et une position rela­ti­viste qui rejette la pos­si­bi­li­té de normes ou de pres­crip­tions fémi­nistes uni­ver­selles. Sa stratégie consiste à partir d’une concep­tion assez minimale du féminisme, défini comme une « résis­tance à l’oppression sexiste » et comme «un ensemble de condi­tions sociales qui désa­van­tagent sys­té­ma­ti­que­ment les membres d’un groupe social par rapport à un autre ». Cette oppres­sion est uni­ver­sel­le­ment mauvaise.

Cependant, ce n’est pas la seule oppres­sion. Il y en a d’autres à combattre simul­ta­né­ment, et la façon dont l’oppression sexiste se manifeste dans un contexte culturel local néces­si­te­ra des réponses pratiques adaptées. Serene Khader exhorte les fémi­nistes à prêter attention à ces détails, plutôt qu’à extra­po­ler illé­gi­ti­me­ment à partir de leur propre contexte. Ainsi, on peut dénoncer le sexisme qui rend obli­ga­toire le port du voile en Iran, en même temps que celui, doublé de racisme, qui en France nie aux femmes musul­manes la pos­si­bi­li­té de s’habiller comme elles veulent et d’articuler leur religion avec leur appar­te­nance à la com­mu­nau­té française.

Les identités, dans ce cadre, n’apparaissent pas tant comme une menace que comme un appel à la vigilance : notre uni­ver­sa­lisme en est-il bien un ? N’imposons-nous pas, en son nom, nos propres normes cultu­relles, parfois dis­cu­tables ? Au fond, ces poli­tiques de l’identité nous invitent à un éton­ne­ment qui est au cœur de l’activité phi­lo­so­phique, à une mise en danger des évidences qui incite à décaler le regard et à adopter des pers­pec­tives ori­gi­nales. Elles enri­chissent une recherche d’universalité et d’humanité commune plutôt qu’elles ne la mettent à mort. Elles disent : assurons-nous que notre humanité est un véritable nous et non un nous dont sont exclu·es les opprimé·es.

Philosophe féministe, Manon Garcia enseigne la phi­lo­so­phie morale et politique à l’université libre de Berlin. Elle a dirigé l’anthologie Philosophie féministe. Patriarcat, savoirs, justice (Vrin, 2021). Cette chronique est la troisième d’une série de quatre.

Habiter : brisons les murs !

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°11 Habiter, paru en août 2023. Consultez le sommaire.

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