Mona Chollet et Liv Strömquist, vous cherchez, l’une comme l’autre, à rendre plus accessibles des concepts féministes ardus. Vous n’hésitez pas non plus à affirmer votre subjectivité. D’où vient, pour chacune, cette volonté ?
LIV STRÖMQUIST Quand je commence à écrire un livre, c’est vraiment pour comprendre quelque chose et me l’expliquer à moi-même. Je suis seule juge. Pour savoir si je vais rajouter telle théorie ou telle perspective, il faut que je me dise : « Wow, je n’y avais jamais pensé de cette façon ! »
Il y a tellement de travaux intéressants qui finissent sur une étagère. Ces recherches devraient être plus accessibles et discutées, c’est important pour la démocratie. Par exemple, dans Les Sentiments du prince Charles [Rackham, 2012], je cite deux sociologues suédoises, Carin Holmberg et Viveka Enander, qui ont enquêté pour comprendre pourquoi des femmes restent avec des hommes violents. Ce type d’information doit absolument être vulgarisé et diffusé. La bande dessinée peut y participer, parce que, avec ses images et ses blagues, elle est plus accessible. Pour autant, j’essaie de ne pas simplifier le propos, je ne veux rien perdre de la densité des travaux d’origine.
MONA CHOLLET Je pourrais dire exactement la même chose ! Pour moi aussi, mes livres sont presque des journaux de mes lectures et de ce qu’elles me font ressentir. Au début, il y a toujours une quête très personnelle. J’écris parce que je veux y voir plus clair sur certains enjeux et, en fonction, changer mes comportements, ma perception, ma vie. Je veux prendre les lectrices et les lecteurs par la main, et les emmener pas à pas avec moi dans ce voyage.
Toutes les deux, vous rassemblez dans vos ouvrages une grande diversité de sources, de supports et d’idées. Vous puisez parfois vos réflexions dans l’actualité people et la culture pop. Pour remettre en cause les dominations politiques, faut-il d’abord rejeter une hiérarchie des productions culturelles, l’idée que certaines seraient plus légitimes que d’autres ?
LIV STRÖMQUIST En ce qui me concerne, il s’agit surtout de faire en sorte que tout le monde se sente concerné. Je veux, par exemple, qu’une jeune fille qui ne connaîtrait que Kylie Jenner (1) se sente à l’aise en ouvrant Dans le palais des miroirs [Rackham, 2021], parce qu’elle peut la reconnaître. Et que quelqu’un de très cultivé puisse se dire : « Oh mais c’est René Girard (2) ! » Je ne veux pas non plus dévaloriser des intérêts typiquement féminins, comme les influenceuses d’Instagram ou Marilyn Monroe. Ça me permet de rendre mes livres moins intellos, mais c’est aussi un reflet de ce qui m’intéresse parce que, par ailleurs, j’aime vraiment lire les ragots des célébrités.
MONA CHOLLET Pour moi, les célébrités sont un peu comme les dieux et déesses de l’Antiquité grecque. Elles sont notre mythologie et reflètent ce que nous, simples humain·es, vivons aussi. La façon dont les médias nous racontent leur vie est très révélatrice, c’est un miroir de nos valeurs et de nos rêves. En France, pendant longtemps, le féminisme a été très universitaire. Ça a commencé à changer il y a une quinzaine d’années, lorsque certaines militantes se sont emparées des réseaux sociaux et ont popularisé un féminisme beaucoup plus connecté à la pop culture et aux magazines people. Récemment, nous avons eu un exemple de ce qui se passe lorsque nous méprisons cette actualité, avec le procès de Johnny Depp et Amber Heard. La journaliste française Cécile Delarue a réalisé un documentaire3 à ce sujet ; elle montre comment les médias généralistes ont ignoré cette affaire au prétexte que ce ne seraient que des ragots de célébrités.
LIV STRÖMQUIST Ce procès a eu une influence incroyable. J’ai l’impression que le monde entier l’a suivi – même les jeunes enfants – et que tout le monde est maintenant persuadé qu’Amber Heard est une grande malade…
MONA CHOLLET Exactement. C’est tellement étroit d’esprit de la part des médias et, surtout, ça a permis aux masculinistes de contrôler le récit du procès.
Liv Strömquist, comment avez-vous commencé à dessiner ?
LIV STRÖMQUIST Dans les années 1990, j’ai écouté tous les disques des Bikini Kill (4). Leur féminisme sans complexe et anticonformiste m’a beaucoup inspirée, c’était tellement libérateur qu’elles se fichent de tout ! Le punk, c’est se dire qu’on n’a pas besoin d’être la meilleure guitariste, que tout est dans les émotions, dans ce qu’on exprime. C’est OK si tout n’est pas parfait. Et puis j’ai appris quelque part que Kathleen Hanna, la chanteuse principale du groupe, avait son propre fanzine. Je ne l’ai jamais lu, mais l’idée m’a inspirée. Je vivais avec une amie qui dessinait un fanzine de bandes dessinées, et j’ai créé le mien au début des années 2000. Sa copine était souvent à la maison, je me souviens que je voulais juste les faire rire. Comme je n’y connaissais rien en dessin ou en BD, je me suis sentie très libre. Je n’aurais jamais pensé que je serais publiée un jour.
« J’écris parce que je veux y voir plus clair sur certains enjeux et, en fonction, changer mes comportements, ma perception, ma vie. »
MONA CHOLLET
Dès le début, vos bandes dessinées ont été politiques…
LIV STRÖMQUIST Oui, parce que j’étais aussi militante, j’avais une vision très politique et féministe de la vie. Je faisais partie de petits groupes anarchistes suédois. Avant de faire de la BD, j’ai séjourné plusieurs fois au Mexique, où j’ai été observatrice de la paix au Chiapas. Je suis devenue féministe à 17 ans. Je rendais visite à ma sœur à Stockholm et j’ai assisté au séminaire d’une sociologue qui avait réalisé une étude sur les inégalités dans les couples de jeunes de 18–20 ans. Le résultat, c’était que ces jeunes avaient déjà complètement intégré le masculin comme la norme et le féminin comme une exception, ce qui pouvait expliquer des sentences du genre : « Elle est hystérique. » Ça a changé ma vie, je m’y suis beaucoup reconnue. Quand je suis rentrée dans mon village, j’ai emprunté les trois seuls livres féministes de la bibliothèque, je les ai lus et je suis devenue la seule féministe de l’école.
Donc, lorsque j’ai commencé à faire des BD, je voulais qu’elles soient politiques et féministes parce que c’était tout ce à quoi je pensais, et je sentais qu’il y en avait besoin. Mon premier travail a été de dessiner une case dans le Dagens Nyheter [journal du matin le plus diffusé de Suède] ; j’avais décidé que chacune de ces cases serait frontalement féministe, alors que ce n’était pas du tout la ligne éditoriale de ce journal !
Mona Chollet, vous avez travaillé comme journaliste pour Charlie Hebdo et Le Monde diplomatique. Bien qu’ils soient tous deux orientés à gauche, ces journaux n’ont jamais placé les questions féministes au cœur de leur ligne éditoriale. Est-ce que votre pensée féministe est ancrée dans ces expériences professionnelles ?
MONA CHOLLET Je pense que oui, je suis devenue féministe dans ma vie professionnelle, assez tard en fait. Plus jeune, j’étais peut-être sensible à ces questions, mais ce n’était pas dans l’air du temps. C’est compliqué de parler de Charlie Hebdo. C’était il y a plus de vingt ans, et le journal était différent, très gauchiste et antiraciste. L’équipe était très masculine, la plupart des dessinateurs étaient des hommes – ça a changé depuis. Je n’ai pas questionné cet aspect quand j’y étais, mais, oui, c’était vraiment difficile d’être une femme dans ce journal.
Plus tard, j’ai été embauchée au Monde diplomatique. À l’origine, il s’agissait d’une revue diplomatique ; elle compte encore beaucoup de politique internationale et d’économie – des univers très masculins –, mais il y avait des articles féministes, et c’était une question qui comptait, principalement grâce à Alain Gresh [rédacteur en chef puis directeur adjoint du journal]. Je pense qu’il était influencé par Geneviève Sellier, son épouse, ce qui était une bonne chose ! Elle a enseigné le cinéma et a été la première en France à en proposer une critique féministe – une pionnière.
Mais même au Monde diplomatique, j’ai toujours eu l’impression que mes préoccupations n’étaient pas prises en compte. Lorsque j’ai commencé à écrire des livres, mes collègues commentaient chaque fois : « Qu’est-ce que c’est encore que ce sujet ? » La plupart d’entre eux avaient une vision de la lutte des classes qui ne concernait que les travailleurs blancs – un type très particulier de lutte des classes, sans personnes de couleur ni femmes…
« J’ai écrit la grande majorité de mes livres en étant mère, et cela n’aurait pas été possible sans le congé parental suédois. Ce qui est intéressant, c’est qu’il ne s’agit que de lois, rien de plus. »
LIV STRÖMQUIST
Liv Strömquist, votre génération de dessinatrices a bénéficié d’une féminisation importante de la bande dessinée en Suède. Pouvez-vous nous expliquer ce phénomène ?
LIV STRÖMQUIST Au début du XXIe siècle, le milieu de la bande dessinée suédois était en retard sur les questions d’égalité femmes-hommes. Chaque année, les éditions Galago publient une anthologie de la bande dessinée alternative suédoise, et, pendant longtemps, elle n’a compté que des dessinateurs. Ce n’est que vers les années 2000 qu’ils ont commencé à se dire que, peut-être, ils devraient rendre cette publication plus inclusive et chercher activement à publier une plus grande variété d’artistes (5)… Et puis, très rapidement, en l’espace d’un ou deux ans, il y a eu énormément de dessinatrices de BD en Suède.
C’est en partie grâce aux féministes, qui se sont organisées. Il y a eu plusieurs réseaux de dessinatrices de BD en Suède, comme le collectif Dotterbolaget (6) ; elles ont commencé à se former sur ces questions et à formuler des revendications. Mais c’est aussi parce que des BD très ouvertement féministes ont été publiées, comme les miennes, alors que jusque-là, c’était mal vu de faire des BD politiques. Vers le milieu des années 2010, c’est devenu très tendance, il y a eu un grand boom des BD engagées. À présent, j’ai l’impression qu’il y a un équilibre et qu’il y a autant d’histoires que d’autrices différentes.
Dans Les Sentiments du prince Charles, vous faites le portrait de femmes que la maternité empêche de créer. Pourtant, vous êtes vous-même mère de plusieurs enfants et une autrice reconnue…
LIV STRÖMQUIST Si je peux être mère et artiste, c’est grâce à l’État providence social-démocrate suédois, dont la loi établit un congé parental très généreux de 480 jours. J’ai trois enfants, avec deux hommes différents et, à chaque naissance, il a toujours été évident que le père et moi allions partager ce congé à égalité. Comme lorsqu’un enfant est malade, nous nous relayons, chaque parent à son chevet un jour sur deux. C’est la norme en Suède. Est-ce le cas en France ?
MONA CHOLLET Non (7) !
LIV STRÖMQUIST Avec mon ex-compagnon, le père de mes deux premiers enfants, nous les gardons en alternance tous les deux et trois jours. Depuis notre séparation (quand ils avaient 2 ans et 4 ans), il s’occupe d’eux la moitié du temps. Ça m’a permis d’avoir plusieurs jours par semaine sans enfants. Il y a aussi une école maternelle, gratuite à partir de 1 an.
Je vis avec le père de mon plus jeune enfant, donc pendant que je suis ici [en France], c’est lui qui s’en occupe. À l’étranger, les gens sont souvent très surpris d’apprendre que j’ai trois enfants, mais j’ai écrit la grande majorité de mes livres en étant mère, et cela n’aurait pas été possible sans ce système. Ce qui est intéressant, c’est qu’il ne s’agit que de lois, rien de plus. Depuis 2016, trois mois du congé parental sont réservés à chaque parent, si le deuxième parent ne les prend pas, ils sont perdus.
Mona Chollet, vous écrivez sur l’absence de désir de maternité et combien c’est subversif, encore aujourd’hui. Cette revendication « childfree », émancipatrice pour les femmes, émerge dans une société qui marginalise les enfants et refuse d’interroger la domination des adultes. Quel lien faites-vous entre ces deux pensées ?
MONA CHOLLET Il ne s’agit pas du même enjeu. On peut avoir des enfants et vouloir bénéficier d’espaces sans enfants, dans un train par exemple. Et à l’inverse, on peut ne pas avoir d’enfants et aimer en être entouré·e, ce qui est mon cas. Je me sens très proche d’elles et eux, peut-être parce que je ne suis jamais devenue parent. Ne pas avoir d’enfants n’est en rien un obstacle pour interroger la domination des adultes, parce que nous avons tous été des enfants un jour. Pour moi, c’est un souvenir très vif et je m’intéresse de près aux enjeux des violences éducatives.
Je ne plaiderai jamais pour que les gens n’aient pas d’enfants. Quand c’est un choix, il est assez subtil et irrationnel, on le fait avec ses tripes et c’est très bien comme ça. Je ne vois pas d’opposition entre les styles de vie, d’autant que nous sommes une minorité dans la société, environ 4–6 % ; nous n’allons pas rendre la société hostile aux enfants.
LES OEUVRES DE MONA CHOLLET
Son premier livre porte le titre de ce qu’elle conteste dans les discours politiques et médiatiques : La Tyrannie de la réalité (Calmann-Lévy, 2004), ouvrage dans lequel Mona Chollet fait l’éloge d’une certaine rêverie. Puis, aux éditions La Découverte, elle s’est attachée à décortiquer les valeurs de la droite sarkozyste (Rêves de droite, 2008) et les injonctions des industries cosmétiques et de la mode (Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, 2012). Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique, paru en 2015, s’est révélé prémonitoire quand il nous a fallu reconsidérer notre rapport (forcé) à notre intérieur, à l’aune du confinement de 2020. Sorcières. La puissance invaincue des femmes, publié en 2018, moins d’un an après le #MeToo médiatique, a su tirer les fils liant les femmes par-delà le temps, unies à travers les siècles par un continuum de violences masculines.
Le succès est immédiat et durable. Véritable best-seller, il s’est vendu à 350 000 exemplaires et a été traduit en 15 langues. Mona Chollet devient, sans l’avoir voulu, la féministe la plus lue de France. « Je n’aime pas particulièrement être un personnage public. Écrire est vraiment la seule façon dont j’aime m’exprimer. » En 2021, Mona Chollet repense les relations amoureuses hétérosexuelles dans Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles. Son dernier livre ressemble à un répit, un traité sur son plaisir de collectionneuse : D’images et d’eau fraîche. Trouvailles, trésors et talismans. Ce que nos collections disent de nous (Flammarion, 2022). « Écrire des livres, c’est comme chuchoter à l’oreille des autres et j’aime beaucoup cela. »
Vous avez montré, Mona Chollet dans Beauté fatale et Liv Strömquist à travers Dans le palais des miroirs, que les images peuvent tout autant nous libérer que nous oppresser. Est-il possible de profiter de la beauté des images sans les laisser nous dicter nos comportements et représentations ?
MONA CHOLLET Pendant longtemps, j’ai été à la fois fascinée et opprimée par les images d’une supposée beauté féminine. C’était les années 1980 : tout le monde était lobotomisé et le féminisme n’existait plus dans l’espace public. C’était la pire époque pour grandir en tant que fille. J’ai adopté ces normes de beauté malgré moi, parce que c’était ce qu’on avait sous les yeux à longueur de journée, partout. Cela m’a vraiment blessée et m’a donné une vision terrible de moi-même, de ce que devrait être un corps féminin. C’est un poison sur lequel je travaille encore.
« Nous ne sommes pas les “casseuses d’ambiance”, ce sont les hommes qui violent, tuent et maltraitent les femmes dans leurs relations, qui “cassent l’ambiance”. »
MONA CHOLLET
Mon grand soulagement est venu avec les réseaux sociaux, car il était soudain possible de répondre à ces images standardisées. Les femmes ont commencé à poster des images d’elles-mêmes, d’autres femmes, et il y a eu d’autres représentations de la beauté.
LIV STRÖMQUIST Il y a des domaines où nous avons beaucoup progressé en tant que féministes, mais, sur ce point, je suis terrifiée. J’étais aussi une jeune enfant dans les années 1980 ; c’était le règne de la minceur, mais il nous restait des espaces sans images, qui permettaient de rester enfant plus longtemps, de développer un sens de soi et de la valeur sans rapport avec notre physique. Aujourd’hui, les jeunes grandissent constamment assailli·es d’images dans leur téléphone. Elles et ils se prennent en photo, les postent et attendent une validation externe – des like ou cet emoji feu – sur des plateformes mercantiles de la Silicon Valley envahies de publicités…
Dans ma BD Dans le palais des miroirs, j’explique que le travail des influenceuses peut être une manière intéressante pour les femmes de prendre le contrôle de leur image et de se rémunérer. Mais d’un autre côté, c’est assez sinistre de voir se monétiser une relation entre les femmes qui n’était pas capitaliste initialement. Je parle de cette expérience vulnérable, assez belle et formatrice quand, petite, vous admirez une jeune fille plus âgée – vous l’observez se maquiller, s’habiller. Ce rôle est maintenant un marché pour des influenceuses aux millions de followers, comme si une grande sœur vous vendait un parfum pour le vagin. Une influenceuse avait fait cela en Suède ! Ce côté-là des réseaux sociaux est vraiment rétrograde et oppressif pour les femmes, ça produit une vie féminine déprimante, où tout tourne autour de votre consommation et de votre apparence. Mais je suis d’accord, les réseaux sociaux permettent aussi à d’autres images d’émerger.
Comment vous positionnez-vous par rapport à l’histoire ? Y a‑t-il un risque, lorsqu’on manipule du matériel historique dans un but démonstratif, de prendre trop de libertés avec le travail des historien·nes ?
LIV STRÖMQUIST Oui et non. L’un des objectifs très importants de mon travail est d’être drôle. J’espère pouvoir faire confiance aux lectrices et aux lecteurs pour qu’ils rient avec moi, sans considérer mes BD comme la version la plus exacte et vérifiée de cette histoire. L’histoire est toujours subjective, toujours une construction ; c’est toujours quelqu’un·e qui choisit ce qui lui semble intéressant, et ce sur quoi elle ou il veut mettre l’accent.
MONA CHOLLET On m’a souvent renvoyée que je ne suis pas une historienne, que je serais subjective, en opposition aux historiennes et historiens qui, elles et eux, seraient objectives et objectifs. J’en doute. J’ai été très surprise par leurs partis pris et leurs préjugés lorsque j’ai lu des livres sur les chasses aux sorcières. Je me souviens de cet historien français, Guy Bechtel, qui a écrit un livre formidable sur le sujet [La Sorcière et l’Occident. La destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers, Plon, 1997]. Il a un grand chapitre sur la misogynie de l’époque et pourtant, à la fin, il estime que, non, les chasses aux sorcières ne sont pas liées à la misogynie. Et on se dit : « Quoi ? Est-ce que vous avez lu votre propre livre ?! » J’ai trouvé beaucoup d’irrationalité dans les livres d’histoire, ça m’a décomplexée.
LIV STRÖMQUIST Ça me ramène à l’école, en cours d’histoire, où je n’ai jamais rien appris sur les femmes, leur rôle dans l’histoire ou leurs expériences, comme celle de la menstruation. C’est ce qui m’a poussée à écrire L’Origine du monde [Rackham, 2016] : pourquoi est-ce que je n’ai jamais rien lu à ce sujet ? J’ai ressenti comme un vide, sur de nombreux sujets. Pourquoi je ne sais pas comment les femmes vivaient avant l’arrivée des serviettes et des tampons ? Quelle était l’expérience de l’enfantement avant la contraception ? C’est une part majeure de l’histoire des femmes qui a été complètement négligée.
LES BD DE LIV STRÖMQUIST, UNE ANTHOLOGIE DE LA PENSÉE FÉMINISTE
« Je n’ai reçu aucune formation formelle en dessin ou en bande dessinée, ce que certain·es remarqueront peut-être en lisant mes livres… », nous confie Liv Strömquist. De fait, ses bandes dessinées ne ressemblent à aucune autre. Le dessin est quasi enfantin et le texte omniprésent – très long, parfois large, petit ou pas très droit. Les références sont hétéroclites, aussi pointues que populaires ; on croise, dans Les Sentiments du prince Charles, la princesse Diana, la sociologue Nancy Chodorow, la psychanalyste Lynne Layton, Whitney Houston et Bobby Brown, le sociologue Randall Collins, Sénèque, les Boyz II Men, et l’autrice féministe bell hooks. « J’espère que lire mes bandes dessinées, c’est comme entendre une voix subjective, dure et critique, qui exagère, et que c’est drôle. » C’est hilarant même, et on jubile de ses attaques à l’acide sur l’amour hétérosexuel (Les Sentiments du prince Charles ; I’m Every Woman ; La rose la plus rouge s’épanouit), les idées fausses sur le sexe féminin (L’Origine du monde), le néolibéralisme (Grandeur et décadence) et le mythe de la beauté féminine (Dans le palais des miroirs). Sous ses airs faussement foutraques, l’œuvre de Liv Strömquist est une mine de ressources, largement féministes.
Astrologie, son dernier livre, balade ses lecteur·ices entre un intérêt prononcé pour les thèmes astraux et le conseil avisé de sa mère (« Il ne faut PAS se mêler d’astrologie »), pour conclure : « Et surtout : pensez par vous-même ! Bonne chance !!! »
Chacune à votre manière, vous proposez une critique de l’amour romantique et hétérosexuel. Mona Chollet, dans votre livre Réinventer l’amour, vous dites même que c’est le travail de Liv Strömquist qui a « levé [vos] inhibitions » pour vous attaquer à cette question…
MONA CHOLLET J’étais très timide sur ce sujet. Je n’étais pas habituée à penser à l’amour en termes de domination, et j’ai grandi, très naïve, avec cette idée que l’amour pouvait faire disparaître la violence et les inégalités comme par magie. Même lorsque je suis devenue féministe, ça me gênait de parler d’amour, je craignais que les gens pensent : « Elles détruisent tout ! Que restera-t-il si elles remettent même l’amour en question ? » Donc oui, Les Sentiments du prince Charles et toutes vos autres BD, Liv, ont été libératrices, j’ai adoré les lire. Elles m’ont fait prendre conscience de tout ce dont il faut discuter à ce sujet et de l’urgence de la situation. Nous ne sommes pas les « casseuses d’ambiance », ce sont les hommes qui violent, tuent et maltraitent les femmes dans leurs relations, qui « cassent l’ambiance ».
« Ce que je critique, c’est l’idée d’une justice en amour : si je donne telle quantité d’amour, je dois recevoir l’équivalent en retour. »
LIV STRÖMQUIST
Dans le même livre, vous expliquez aussi que vous êtes en profond désaccord avec ce que Liv Strömquist dit de la dévotion amoureuse dans La rose la plus rouge s’épanouit (Rackham, 2019), lorsqu’elle demande s’il est « si mal que ça » que les femmes « aiment trop »…
LIV STRÖMQUIST C’est très intéressant parce que je pense que nous avons eu un parcours inverse. Vous décrivez votre parcours au sujet de l’amour, de ce sentiment naïf à la prise de conscience des inégalités dans les relations. Adolescente, j’ai eu l’expérience d’une relation oppressive et cela m’a convaincue que tout amour hétérosexuel est une domination, que l’amour romantique est un mythe que l’on sert aux femmes pour qu’elles soient subordonnées aux hommes. Vers 14 ou 16 ans, ma meilleure amie et moi nous étions même juré de ne plus parler d’hommes entre nous pendant un an ou deux. Nous voulions créer, faire des films et être libres de toute injonction à leur être dévouées. Mais en vieillissant, j’ai commencé à voir l’amour différemment et à devenir plus romantique. J’ai vécu le chemin inverse, et je suis à présent là où vous étiez adolescente.
Quand on réfléchit beaucoup à un sujet, une lassitude peut survenir : et si je voyais les choses complètement différemment ? C’est pour cela que j’ai écrit La rose la plus rouge s’épanouit, où je tente de valoriser des comportements féminins dévalorisés, tels que le fait d’aimer l’autre plus qu’il ou elle ne vous aime. Je savais que ce livre serait provocant à cet égard, et beaucoup de lectrices se sont plaintes : « J’ai décidé de ne plus jamais aimer d’hommes après Les Sentiments du prince Charles, et, maintenant, vous dites qu’il faut se consacrer à l’amour ? Mais qu’est-ce que je dois faire ?! » Eh bien peut-être trouver sa propre voie…
Ce que je critique, c’est l’idée d’une justice en amour : si je donne telle quantité d’amour, je dois recevoir l’équivalent en retour. Ce raisonnement marche au travail – je produis tant, tu me payes en conséquence –, mais je ne crois pas que nos relations – amicales, filiales ou romantiques – fonctionnent ainsi. Bien sûr, l’égalité est nécessaire dans l’aide mutuelle, le ménage, le soin – c’est le minimum. Mais, par exemple, aimer un enfant, ça ne peut jamais être à égalité. Il me semble faux de décrire l’amour sacrificiel comme une oppression, parce qu’il peut aussi être créatif. Peut-être même qu’il crée tout.
MONA CHOLLET Je vous suis très reconnaissante de cet échange, parce que je l’espère depuis que j’ai lu La rose la plus rouge s’épanouit. Il me semble que cette partie de votre livre est très influencée par les travaux d’Eva Illouz (8), avec laquelle je suis en désaccord sur ce sujet. Bien sûr, Eva Illouz a raison de critiquer notre tendance à traiter nos relations amoureuses comme des transactions économiques ; nous ne devrions pas nous comporter comme des client·es en amour. Mais il est dangereux de traiter les hommes et les femmes sur un pied d’égalité en amour, parce que nous sommes éduqué·es et socialisé·es de manières très différentes à ce sujet, ce qui entraîne un déséquilibre douloureux pour les femmes. On nous apprend à donner, même s’il n’y a pas de réponse, même si cette réponse est maltraitante, voire violente. Cela doit changer.
Quand j’ai écrit Réinventer l’amour, j’avais en tête que les hommes doivent apprendre à aimer davantage et les femmes à aimer moins, mais pas forcément à égalité parfaite. J’étais aussi enragée de voir mes amies tout donner à des hommes qui les traitent si mal. Je ne peux pas leur dire : « C’est OK puisque tu l’aimes, tu dois continuer à te sacrifier pour lui, même s’il s’en moque. » Nous avons un travail d’auto-préservation à faire, mais aussi d’amour de soi. Jeune, j’ai été éduquée avec cette vision qu’il y a de la beauté à ne penser qu’à l’amour. Cela m’a fait beaucoup souffrir parce que j’en attendais tout, je n’avais pas compris que je devais construire ma propre personnalité, mes centres d’intérêts et mes activités.
LIV STRÖMQUIST Absolument ! Les femmes ne devraient pas aimer un homme qui les traite mal. En Suède, on a tellement discuté de ces enjeux ces dix-quinze dernières années. Dans ma propre vie, ces valeurs d’amour de soi et d’auto-préservation ont été prédominantes. Mais une fois que tout cela est posé, quelle est l’étape suivante ? Si je répétais ce que j’ai écrit dans Les Sentiments du prince Charles il y a plus de dix ans, cela ne correspondrait pas vraiment à ce que je ressens authentiquement. Je dois m’être fidèle.
MONA CHOLLET Cela fait partie de votre évolution.
LIV STRÖMQUIST Dans La Promenade au phare [1927], Virginia Woolf décrit ce dont je parle, cette force créatrice de l’amour sacrificiel d’une mère. Ce livre fait le récit en détail d’un jour dans la vie d’une famille, puis d’un autre une dizaine d’années plus tard. La mère est morte et l’on comprend, en creux, son importance. Il manque cette force à l’intérieur de la famille, qui fait en sorte que tout fonctionne, soit beau et que tout le monde se sente vu et relié. Virginia Woolf était une féministe très radicale, mais elle propose le portrait assez traditionnel d’une mère. C’est peut-être très provocant de dire cela dans votre revue, mais je pense aujourd’hui que ce type d’amour est extrêmement important et qu’il devrait être considéré comme tel.
MONA CHOLLET Certes, mais ce rôle, cet amour ne pourrait-il pas être assumé aussi par les hommes ? Peut-être qu’ils pourraient aussi apprendre à rendre tout le monde à l’aise, en sécurité et compris, pour que les femmes puissent aussi se concentrer sur leur travail. Je dis cela parce que je dois bien reconnaître que je suis très mauvaise pour prendre soin des autres. Je suis très présente auprès de mes ami·es, je me soucie d’elles et eux, je les écoute et je les aime, mais je n’ai pas ces compétences sociales et matérielles, je ne sais pas bien cuisiner par exemple.
LIV STRÖMQUIST Bien sûr, mais nous devons faire attention à ne pas valoriser davantage les tâches traditionnellement masculines, même en tant que femmes. Qu’est-ce qui est le plus précieux, finalement ?
MONA CHOLLET Je pense que le soin est très précieux, et que, sans, notre société s’effondrerait. Mais oui, je trouve injuste que ce soit toujours les femmes qui s’en chargent, ces qualités devraient être mieux réparties. Je suis également fatiguée de me sentir coupable d’être incapable de prendre soin, alors que c’est un comportement dont les hommes ne tirent aucune honte. Je ne plaide pas ici pour que nous devenions tous bêtes et méchants, mais il s’agit de trouver un équilibre ! •
1973
Naissance de Mona Chollet en Suisse.
1978
Naissance de Liv Strömquist en Suède.
2000
Mona Chollet quitte Charlie Hebdo – elle intégrera Le Monde diplomatique en 2005.
2001
Liv Strömquist crée Rikedomen, son fanzine, dans lequel elle dessine ses premières BD.
2012
Mona Chollet publie son premier essai féministe, Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine (La Découverte, « Zones »).
Les Sentiments du prince Charles est publié en France, première traduction d’une BD de Liv Strömquist hors des pays nordiques.
2018
Mona Chollet publie Sorcières. La puissance invaincue des femmes.
2023
Publication en France d’Astrologie, la dernière BD de Liv Strömquist.
Ancienne correspondante à Londres pour France 24 et militante féministe, Alix Bayle travaille comme journaliste indépendante, notamment dans le documentaire audiovisuel.
Cofondatrice de La Déferlante, corédactrice en chef, Emmanuelle Josse est en charge, depuis Paris, des relations libraires et de la maison d’édition.
Artiste franco-algérienne, Lynn S.K. est mentor pour Tilawin, plateforme de mentorat et d’échanges pour des femmes photographes vivant en Algérie ou issues de la diaspora. Les photos de cette rencontre ont été prises à Paris en mars 2023.
(1) Kylie Kristen Jenner, née en 1997, participe depuis 2007 à l’émission de téléréalité L’Incroyable famille Kardashian, qui filme son quotidien et celui de sa famille. Son compte Instagram compte plus de 380 millions de followers.
(2) René Girard (1923–2015) est un anthropologue, historien et philosophe français. Il a conceptualisé la théorie mimétique, selon laquelle le désir et l’imitation déterminent la mécanique du comportement humain.
(3) Affaire Johnny Depp/Amber Heard. La justice à l’épreuve des réseaux sociaux, diffusé sur France 5 en février 2023.
(4) Groupe de punk rock américain féministe et radical considéré comme précurseur du riot grrrl, mouvement musical féministe du début des années 1990 dans le nord-ouest des États-Unis.
(5) En 2009, les éditions Galago ont instauré une stricte parité femmes-hommes dans leurs publications.
(6) Collectif fondé en 2005 par des étudiant·es de l’école de bande dessinée de Malmö. Dotterbolaget se veut un espace social et un réseau professionnel pour les femmes et personnes trans auteur·ices de bandes dessinées.
(7) En France, le congé de paternité et d’accueil de l’enfant est de 25 jours successifs, dont seulement quatre obligatoires. Avant 2021, il était de 18 jours, tous optionnels. En Suède, les pères prennent environ 30 % du nombre total de jours disponibles pour le couple.
(8) Eva Illouz, née en 1961, est une sociologue et universitaire franco-israélienne spécialisée dans la sociologie des sentiments et de la culture.