À quand un césar non genré de la meilleure interprétation ?

Dans les céré­mo­nies de récom­penses ciné­ma­to­gra­phiques ou musicales, les prix d’interprétation honorent les acteurs ou chanteurs d’un côté, les actrices ou chan­teuses de l’autre, repro­dui­sant l’ordre binaire du genre sans le ques­tion­ner. « Et si on mettait fin aux caté­go­ries sexuées ? » suggère la jour­na­liste et écrivaine Nora Bouazzouni
Publié le 17 janvier 2023
mock-up chronique « À Quand un césar non genré de la meilleure interprétation ? » LA Déferlante 9

En octobre dernier, Annie Ernaux a remporté le prix Nobel de lit­té­ra­ture. Avant cela, Claire Mathon avait reçu le césar de la meilleure pho­to­gra­phie pour Portrait de la jeune fille en feu, et Blanche Gardin le molière de l’humour.

Leur point commun ? Elles ont concouru à un prix ou dans une catégorie mixte – en tout cas non déter­mi­née par le sexe des nommé·es. Cette neu­tra­li­sa­tion du genre vaut pour la majorité des récom­penses décernées dans les indus­tries cultu­relles : les costumes, la réa­li­sa­tion, la musique originale, le clip ou l’album rock de l’année sont salués sans souci du genre des artistes. Au sein des arts appliqués, il n’existe pas non plus de dis­tinc­tion pour la « meilleure archi­tecte » ou la « meilleure desi­gneuse ». Même la mode se passe du genre : les Fashion Awards organisés chaque année en Angleterre ne com­portent aucune catégorie de sexe pour les mannequins.

Alors pourquoi les sta­tuettes remises aux acteurs et actrices ou chanteurs et chan­teuses obéissent-elles à une logique de ségré­ga­tion, qu’il s’agisse des césars, des oscars, des prix au festival de Cannes, des goyas du cinéma espagnol ou des victoires de la musique ?

Dans le cinéma, la raison invoquée, ce sont les inégales oppor­tu­ni­tés entre actrices et acteurs : les premières se voient proposer moins de rôles prin­ci­paux, moins de rôles de qualité, et par­ti­cipent à des films moins diffusés. Dégenrer les prix d’interprétation abou­ti­rait d’office à une sur­re­pré­sen­ta­tion des acteurs, au détriment de leurs consœurs.

Une parité de façade, une illusion d’égalité

Allons au bout de ce rai­son­ne­ment fal­la­cieux : puisque, selon le Centre national du cinéma et de l’image animée, 30,6 % seulement des films français produits en 2021 ont été réalisés ou coréa­li­sés par des femmes, et que Tonie Marshall demeure à ce jour la seule femme à avoir obtenu le césar de la meilleure réa­li­sa­tion, il faudrait aussi songer à dédoubler cette catégorie – et toutes celles où les femmes peinent à s’imposer – pour mettre en avant les réa­li­sa­trices ! Il faudrait aussi prendre en compte les autres dis­cri­mi­na­tions sys­té­miques mani­festes dans le milieu du cinéma : puisqu’on y compte très peu d’acteurs et actrices racisé·es, LGBT+, auto­di­dactes, pourquoi ne pas récom­pen­ser le « meilleur acteur non blanc », la « révé­la­tion féminine non cisgenre*-hétéro » ou la « meilleure actrice hors sérail »… ?

Les prix genrés ne servent en réalité qu’une parité de façade, une illusion d’égalité pour éviter le sujet qui dérange : la misogynie qui règne au sein de ces ins­ti­tu­tions du monde de la culture qui, de longue date, ont contribué à façonner le si bien nommé « patri­moine ». Si neu­tra­li­ser le genre dans les prix d’interprétation risque d’avoir pour consé­quence l’invisibilisation des per­for­mances féminines, c’est parce que les votant·es de ces académies illustres nom­me­raient et récom­pen­se­raient majo­ri­tai­re­ment des hommes. Sans doute craignent-elles que leur conser­va­tisme mal assumé appa­raisse au grand jour : après tout, c’est ce qui était arrivé en 2015 aux Oscars. Sur les réseaux sociaux, le hashtag #OscarsSoWhite, lancé par l’experte états-unienne en stratégie média April Reign, avait servi à pointer du doigt la sur­re­pré­sen­ta­tion des Blanc·hes parmi les lauréat·es. À la suite de quoi l’institution avait enfin entamé sa mue : depuis plusieurs années, les votant·es et les candidat·es incluent davantage de personnes racisées.

Les non-binaires invisibilisé·es au nom de la cause des femmes

Dans les récom­penses créées plus récemment et davantage tournées vers des publics jeunes, le choix de dégenrer les caté­go­ries n’a pas eu pour effet de dis­cri­mi­ner les femmes. Créés en 1984 pour dis­tin­guer les meilleurs vidéo-clips, les MTV Video Music Awards ont fondu à partir de 2017 les deux caté­go­ries « meilleure vidéo féminine » et « meilleure vidéo masculine » de l’année en une seule : « artiste de l’année ». En six ans s’y sont succédé trois femmes, puis trois hommes, sans que soit pourtant édictée la moindre règle de parité.

Persister à genrer les récom­penses ne résout en rien les phé­no­mènes dis­cri­mi­na­toires intrin­sèques aux indus­tries cultu­relles. Mais cela pose une question essen­tielle : sur quels critères juge-t-on un·e artiste ? Que compare-t-on : cinq hommes, cinq femmes ou cinq per­for­mances ? C’est la question posée en 2017 par l’acteurice non binaire Asia Kate Dillion : forcé·e de choisir entre les cases « homme » et « femme » pour soumettre sa can­di­da­ture aux Emmy Awards (le prix qui récom­pense le meilleur des fictions de la télé­vi­sion états-unienne), iel inter­ro­geait la Television Academy dans une lettre ouverte : « J’aimerais savoir si, à vos yeux, les mots “acteur” et “actrice” désignent l’anatomie ou bien l’identité, et en quoi cette dis­tinc­tion serait néces­saire ? »

Dans les pays anglo­phones, où le sub­stan­tif épicène « actor » est bien plus usité que le féminin « actress » qui fut inventé pour dis­tin­guer les actrices des acteurs, de plus en plus d’artistes s’identifient comme non-binaires : Emma Corrin, Carl Clemons-Hopkins, Demi Lovato, Sara Ramírez, etc. Ce sont elleux qui font bouger les lignes. En 2019, une semaine après le coming-out non binaire de la pop star Sam Smith, les Brit Awards, qui l’avaient nommé·e dans la catégorie « meilleur artiste masculin solo », ont annoncé entamer une réflexion sur le sujet. Deux ans plus tard, la cérémonie neu­tra­li­sait les caté­go­ries concernées.

Pendant ce temps, nombre d’institutions patri­mo­niales résistent, au prétexte que dégenrer les prix des­ser­vi­rait les femmes. À croire que les personnes non binaires ou gen­der­fluid sont trop peu nom­breuses pour avoir le droit d’être traitées avec respect. Iels se retrouvent à payer le prix du sexisme sys­té­mique de certaines ins­ti­tu­tions cultu­relles, et à devoir troquer la possible recon­nais­sance artis­tique de leurs pairs contre une identité qui ne leur cor­res­pond pas. La (prétendue) visi­bi­li­té des femmes ne doit plus être le prétexte à l’invisibilisation des personnes non binaires. L’inclusion des unes ne doit pas se faire au prix de l’exclusion des autres. Aux céré­mo­nies de s’adapter aux artistes, pas l’inverse. •

Membre du comité éditorial de La Déferlante, Nora Bouazzouni, jour­na­liste culture et ali­men­ta­tion, est également tra­duc­trice et écrivaine, autrice de Faiminisme, quand le sexisme passe à table (2017) et Steaksisme, en finir avec le mythe de la végé et du viandard (2021), éditions Nouriturfu.

Cette chronique est la première d’une série de quatre sur la pop culture.


* Cisgenre : personne dont l’identité de genre cor­res­pond au sexe qu’on lui a assigné à la naissance.

Baiser : pour une sexualité qui libère

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°9 Baiser (février 2023)

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