Bintou Dembélé, freestyle

Danseuse, cho­ré­graphe, artiste, Bintou Dembélé est l’une des pion­nières du hip-hop en France. Depuis ses débuts, elle n’a eu de cesse de brouiller les fron­tières et les caté­go­ries, en reven­di­quant une identité mouvante. Ses créations inter­rogent l’histoire coloniale, l’identité et le genre. Portrait d’une artiste polymorphe.
Publié le 12 avril 2023
L’artiste Bintou Dembélé à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), février 2023.
L’artiste Bintou Dembélé à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), février 2023. © Marie Docher

Dans le hall de la maison de l’écologie populaire Verdragon à Bagnolet en Seine-Saint-Denis, Bintou Dembélé improvise un petit salon pour discuter. Sourire solaire, bonnet bleu sur la tête, elle s’installe face à nous, jambes croisées : « J’ai investi ce lieu en résidence à l’invitation de Fatima Ouassak¹ en juin, ça permet de garder un lien avec les habitants. Ça me rappelle mes débuts dans le hip-hop en MJC [Maison des Jeunes et de la Culture]», explique-t-elle. Du haut de ses 47 ans, cette femme affable à la parole réfléchie et généreuse est l’une des figures les plus impor­tantes de la danse en France.

Battles hip-hop, scènes de danse contem­po­raine, clips de stars de la chanson ou Opéra de Paris, Bintou Dembélé a investi une multitude d’espaces aux antipodes, tout en façonnant une pensée politique liée à la colo­ni­sa­tion dans des spec­tacles où résonnent gestes, voix et musique. Pionnière du hip-hop ? Chorégraphe contem­po­raine ? Artiste militante ? Bintou Dembélé refuse de se laisser enfermer dans une défi­ni­tion. Toujours en mouvement, cette artiste traverse plusieurs mondes sans jamais se fixer, esquivant les sté­réo­types qu’on voudrait lui coller. Elle reven­dique une identité mouvante et s’efforce de faire bouger les struc­tures exis­tantes. Une manière peut-être de chercher sa place, ou plutôt d’en inventer une, quand elle n’est pas évidente à trouver, en France, pour une femme artiste noire et queer de banlieue issue de la culture hip-hop.

Le hip-hop comme refuge

Gamine pas bavarde, walkman vissé sur la tête, elle rencontre la com­mu­nau­té hip-hop à dix ans à peine et esquisse ses premiers pas de danse à la MJC : « La danse était mon mode de socia­li­sa­tion et d’expression cor­po­relle. Au fond, ce qui me plaisait, c’était d’avoir cette liberté de m’approprier une façon d’être et de pouvoir com­mu­ni­quer avec les autres », se rappelle-t-elle. Pour celle qui a grandi à Brétigny-sur-Orge, avec des parents d’origine séné­ga­laise et quatre frères et sœurs, s’immerger dans la culture hip-hop a permis de « faire com­mu­nau­té et refuge » dans un envi­ron­ne­ment qu’elle décrit marqué par des tensions avec les skinheads. De groupe en groupe, souvent accom­pa­gnée de son frère Ibrahim (lui aussi danseur), elle rejoint Aktuel Force en 1993, où elle affine sa pratique du break, un style connu pour ses figures acro­ba­tiques au sol. En 1994, elle danse la house et le new style avec Mission Impossible. Puis elle monte Ykanji, dont l’un des membres, Bruce, est désormais le célèbre leader de la com­pé­ti­tion et de l’école Juste Debout, fer de lance du hip-hop en France.

Malgré ce parcours, exister en tant que femme dans un envi­ron­ne­ment majo­ri­tai­re­ment masculin est une gageure, commente Naïma M., une sœur de danse, avec qui elle avait fondé le crew de femmes Lady Side en 1999 : « On était peu de filles dans le milieu. On nous iden­ti­fiait souvent comme “la sœur de” ou “l’élève de”. On a eu ce besoin de créer quelque chose entre nous, pour partager ce vécu de femme de parents immigrés. Et de repré­sen­ter l’esprit féminin dans la culture et la danse hip-hop, c’était une grande fierté », se souvient cette danseuse pas­sion­née de 49 ans.

Danser à la recherche d’une identité

Pour Bintou Dembélé, qui se dit « mi-homme mi-femme, ni homme ni femme », cet inves­tis­se­ment dans la culture hip-hop ouvre des ques­tion­ne­ments non seulement sur son genre, mais de manière plus générale sur son identité. Peu après une blessure qui l’empêche de danser, elle prend conscience de la violence que les figures de break imposent à son corps : « C’était proche de l’autodestruction, je ne pouvais pas continuer de cette manière ça si je voulais continuer à danser. Au-delà, je me suis demandé ce qui me faisait danser comme ça. Pourquoi nous imposons-nous tant de violence ? Je me suis rendu compte que ce hip-hop-là m’empêchait d’évoluer et j’ai cherché le sens de cette façon d’être. C’est passé par une recherche d’africanité, d’intimité et de prise d’espace », explique-t-elle.

Celle qui avait déjà côtoyé les scènes contem­po­raines, notamment avec la compagnie Kafig du cho­ré­graphe Mourad Merzouki, y débarque à nouveau en montant la structure Rualité en 2002. Prenant pour point de départ son expé­rience dans le hip-hop, elle enquête sur la façon dont notre incons­cient collectif est imprégné d’un passé escla­va­giste et colonial. Elle procède en faisant des liens entre les époques, et fait ainsi jaillir les non-dits du colo­nia­lisme, comme dans Z.H en 2013, où elle fait référence aux zoos humains².


« J’avais besoin de me retrouver et de me construire seule. C’était comme un passage à la mort
et une renaissance. »

Bintou Dembélé


Elle décide alors de prendre son indé­pen­dance par rapport à la com­mu­nau­té hip-hop. Ce tournant pro­fes­sion­nel coïncide aussi avec son ins­tal­la­tion dans un appar­te­ment parisien. Elle quitte ainsi les familles qu’elle s’était choisies à travers la pratique de cette danse : « En tant qu’artiste, j’avais besoin de me retrouver et de me construire seule. C’était comme un passage à la mort et une renais­sance. J’ai beaucoup appré­hen­dé ce moment. »

Pour autant, la cho­ré­graphe ne rompt pas tota­le­ment avec ses premières amours, vers les­quelles elle s’autorise à revenir régu­liè­re­ment. Mais surtout, elle s’interroge sur sa propre démarche. Cette recherche de sens l’amène à croiser plusieurs uni­ver­si­taires. En 2013, elle rencontre Isabelle Launay, enseignante-­chercheuse au dépar­te­ment danse de l’université Paris 8 à Saint-Denis, avec qui elle amorce une col­la­bo­ra­tion. « Bintou est une artiste cher­cheuse et c’est à l’endroit de la réflexion et de la recherche que l’on s’est trouvées. Elle avait un désir d’histoire et de construc­tion de nouveaux récits, moi un désir de décons­truc­tion et d’ouverture du champ his­to­rique », raconte cette his­to­rienne de la danse. Leurs échanges l’ont amenée à repenser les contours de l’histoire du hip-hop en France, souvent réduits à une influence états-unienne, et à affiner les récits établis par la recherche jusqu’ici.

Lors du colloque où Isabelle Launay et Bintou Dembélé se sont vues pour la première fois, la question de la place a tout de suite été abordée. « Je lui ai demandé pourquoi elle refusait de se définir comme artiste ou cho­ré­graphe du champ contem­po­rain, pourquoi elle ne se sentait pas à l’aise avec cette étiquette. Et j’ai bien compris ses raisons : le champ du contem­po­rain n’a pas octroyé une juste place à toutes les danses qui venaient de la rue et des péri­phé­ries », détaille la chercheuse.

Le marronnage, pour se recréer des espaces de liberté

« Son parcours est diver­si­fié et loin d’être homogène. Elle traverse le milieu du hip-hop, des danses de rue, de l’art contem­po­rain, de la musique… », ajoute Isabelle Launay. Si Bintou Dembélé refuse la qua­li­fi­ca­tion de cho­ré­graphe, c’est qu’elle définit plutôt sa pratique comme une alliance de danse, de voix et de musique, en accord avec la culture hip-hop dont elle est issue et qui ne fait pas de dif­fé­rence entre danse, graffiti, DJing³ et rap : « Quand je me suis pro­fes­sion­na­li­sée, m’appeler compagnie et dire que je faisais de la création cho­ré­gra­phique ne me convenait pas. Je me suis demandé pourquoi. Pour moi, c’est clair que c’est l’institutionnalisation, la pro­fes­sion­na­li­sa­tion et le dépla­ce­ment de l’underground sur les scènes qui ont dissous la relation avec toutes ces dis­ci­plines », poursuit Bintou Dembélé. À défaut d’enfermer sa démarche artis­tique dans une étiquette unique, elle reven­dique, en référence aux com­mu­nau­tés libres consti­tuées par les esclavisé·es⁴, le terme de « mar­ron­na­ge⁵ ». Une manière d’être au monde, en lien avec l’histoire coloniale qui continue d’habiter les êtres et de façonner les identités, et une ruse pour « se recréer des espaces de liberté ».

Pour Mame-Fatou Niang, maîtresse de confé­rences en lit­té­ra­ture française et fran­co­phone à l’université Carnegie Mellon en Pennsylvanie, la rencontre avec Bintou Dembélé marque un tournant dans les recherches qu’elle a menées pour réaliser le docu­men­taire Mariannes noires, sorti en 2016. Cette spé­cia­liste de la question noire, de l’anti­racisme et de l’universalisme français voit dans la démarche de l’artiste une manière de perturber les cadres qu’imposerait une identité française immuable : « Le cadre répu­bli­cain français est connu pour être assez strict. La Constitution dit que la République est une et indi­vi­sible. À travers l’idée du mar­ron­nage, Bintou Dembélé vient perturber cette concep­tion. Elle change en per­ma­nence. Plutôt que d’entrer dans les cadres pré­éta­blis en les laissant intacts, elle les traverse et en fait bouger les lignes. » Et l’amie de l’artiste d’ajouter : « En tant que Françaises afro-descendantes, dans un pays où il règne un tabou sur la colo­ni­sa­tion, il y a quelque chose d’indicible qui fait qu’on ne sera jamais vraiment d’ici. Alors il faut se définir toutes seules. »

La scène comme moyen de recréer un rituel

S’il y a un lieu où Bintou Dembélé a imprimé sa marque, c’est l’Opéra de Paris. Avec le metteur en scène Clément Cogitore, elle a secoué la massive ins­ti­tu­tion française en proposant une adap­ta­tion explosive de l’opéra-ballet Les Indes galantes, créé en 1735 par le com­po­si­teur baroque Jean-Philippe Rameau. D’abord à travers une vidéo (en 2017), puis un spectacle (en 2019), elle a réécrit ce block­bus­ter baroque avec trente danseur·euses de krump⁶, de voguing⁷ et de hip-hop, actua­li­sant au passage la partition musicale : « Je me suis aussi emparée du livret pour tordre le récit pro­blé­ma­tique de cette pièce, qui était ini­tia­le­ment créée pour célébrer les comptoirs coloniaux », rappelle-t-elle. Elle garde un bon souvenir de cette aventure au cours de laquelle elle parvient à décrocher un contrat pour les danseuses et danseurs qui ne dis­po­saient pas du statut d’intermittent·e.


« J’avais en tête de former un cercle qui inclue tout le monde. Je voulais que les spec­ta­teurs soient comme les témoins d’un rituel. »

Bintou Dembélé


Cet événement a connu une résonance média­tique ful­gu­rante : l’institution conser­va­trice de la danse classique ouvrait pour la première fois ses portes à une femme noire choré­graphe. Mais pour Bintou Dembélé, les enjeux étaient autres : « J’avais en tête de former un cercle qui inclue tout le monde. Je voulais que les spec­ta­teurs soient comme les témoins d’un rituel », détaille-t-elle. Par « rituel », la cho­ré­graphe entend « un rite de passage sacré », une pratique qui, au fil des dépla­ce­ments de popu­la­tion contraints, de l’esclavage et des vagues de migration, aurait été disloquée, caté­go­ri­sée, appro­priée et vidée de son sens.

Questionner les stéréotypes plus que les dénoncer

Michel Onomo, dit « Meech », faisait partie du casting des Indes Galantes. Deux ans plus tard, il danse pour Bintou Dembélé dans Rite de passage – Solo II. Ce concept de « rituel » résonne fort pour cet enfant du hip-hop, star des battles, cho­ré­graphe et formateur qui s’est intéressé à la danse aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Afrique. Ensemble, il et elle se replongent dans des manières de danser qui leur sont chères, éprouvées lors de leurs débuts hip-hop : « Le rituel a été présent dès l’écriture du spectacle, où l’on passait l’un devant l’autre, comme un entraî­ne­ment à l’ancienne. On a réinventé notre manière d’écrire ! » raconte le danseur, ému. Il décrit une relation hori­zon­tale rare avec celle qu’il considère autant comme sa cho­ré­graphe que comme sa grande sœur.

Car si elle n’hésite pas à tordre les ins­ti­tu­tions et les manières de penser, à ques­tion­ner les sté­réo­types plutôt que de se contenter de les dénoncer, Bintou Dembélé ne cesse de sceller des alliances et de trans­mettre des savoirs. À la maison Verdragon, on pourra bientôt se plonger dans les archives de sa période hip-hop, qu’elle a ras­sem­blées à côté d’ouvrages donnés par le Musée national de l’histoire de l’immigration et par le Centre national de la danse. Une manière de confier à d’autres cet héritage, tout en conti­nuant de tracer son propre chemin. •


1. Voir sa bio en ouverture du débat dans lequel elle inter­vient, page 114.

2. Dans cette pièce pour six danseur·euses, Bintou Dembélé explore la curiosité et le voyeu­risme que suscitait la figure du « sauvage » lors des expo­si­tions uni­ver­selles du xxe siècle, et comment cet héritage résonne encore dans les repré­sen­ta­tions actuelles.

3. Le DJing peut se définir comme l’art de sélec­tion­ner et de diffuser de la musique sur des platines lors d’événements publics.

4. Nous emprun­tons ce terme à Bintou Dembélé qu’elle préfère à celui d’« esclave ».

5. À l’époque coloniale, les marron·nes dési­gnaient les personnes escla­vi­sées qui fuyaient les plan­ta­tions pour établir de nouvelles com­mu­nau­tés, souvent dans des forêts situées à proximité. Le mar­ron­nage qualifie une forme de résis­tance et d’émancipation collective.

6. Lire l’encadré page 88.

7. Autre danse urbaine, le voguing a vu le jour aux États-Unis dans les années 1970, au sein des com­mu­nau­tés LGBT+ racisées. Il s’inspire des poses des man­ne­quins sur les podiums. Voir le portfolio page 100.

Danser : l’émancipation en mouvement

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°10 Danser, de mai 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
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