Belkis Ayón, une artiste cubaine à redécouvrir

Suicidée à 32 ans en 1999, la plas­ti­cienne cubaine Belkis Ayón a traversé l’univers de l’art contem­po­rain comme une météore. Aujourd’hui, alors que les autorités cubaines cherchent à en faire un modèle pour la jeunesse, la riche ambi­va­lence de ses créations ne cesse d’éblouir.
Publié le 21 octobre 2024
Crédit photo : Werner Gadliger Zurich. Adagp, Paris, 2024
Les col­la­gra­phies de Belkis Ayón, pho­to­gra­phiée ici en 1999 devant Resurrección (1998), sont peuplées de mys­té­rieux per­son­nages sans visage aux grands yeux : les êtres mystiques de l’Abakuá, une société secrète cubaine réservée aux hommes hété­ro­sexuels, dont le culte est pratiqué par les caïds des quartiers popu­laires des­cen­dants d’esclaves. Crédit photo : Werner Gadliger Zurich. Adagp, Paris, 2024

L’encre gluante, d’un noir de jais, tranche avec la lame argentée de la spatule. On dirait du goudron. Belkis Ayón l’étale sur une matrice, qu’elle place ensuite entre deux grandes feuilles blanches.

Direction l’impressionnante presse mécanique qui trône dans son atelier et dont elle actionne la manivelle. Dans cette vidéo tournée à La Havane en 1998 (1), la plas­ti­cienne dévoile le processus de la col­la­gra­phie, une technique qui tient à la fois du collage – la matrice est composée de dif­fé­rents matériaux texturés : carton, toile, corde… – et de la gravure. De la presse mécanique sort une planche en noir, blanc et nuances de gris aux reliefs sai­sis­sants. Belkis Ayón, 31 ans sur ces images, est alors « au sommet d’une brillante carrière », explique Sylvie Mégevand, spé­cia­liste d’iconographie cubaine, pro­fes­seure émérite à l’université Toulouse-Jean-Jaurès [elle est aussi la mère de l’autrice de ces lignes]. « À Cuba, elle expose, enseigne, assure la curation d’expositions… »

La plas­ti­cienne, qui a grandi à La Havane dans une famille noire de la classe moyenne, est née en 1967, année hautement sym­bo­lique. En octobre est assassiné Ernesto Che Guevara, figure cha­ris­ma­tique de la révo­lu­tion qui a libéré Cuba du joug états-unien en 1959. Sur l’impulsion de Fidel Castro, son ex-compagnon de lutte devenu líder máximo, l’île entre alors dans une phase de sovié­ti­sa­tion, c’est-à-dire de dépen­dance éco­no­mique et politique à l’URSS (lire l’encadré en fin d’article). Ce qui n’empêche pas Cuba de cultiver ses spé­ci­fi­ci­tés, en par­ti­cu­lier sur le plan culturel.

À peine tren­te­naire, Belkis Ayón obtient la vice-présidence de l’association des artistes plas­ti­ciens de l’Unión Nacional de Escritores y Artistas de Cuba (l’Uneac), qui regroupe auteur·ices, musicien·nes, plasticien·nes ou encore sculpteur·ices validé·es par le régime. Belkis Ayón, artiste offi­cielle ? Michèle Guicharnaud-Tollis, pro­fes­seure émérite de lit­té­ra­ture et civi­li­sa­tion latino-américaines à l’université de Pau et des pays de l’Adour, contex­tua­lise : « À son arrivée au pouvoir en 1959, Fidel Castro a voulu alpha­bé­ti­ser les masses puis, très vite, pro­mou­voir l’art, qui devait servir exclu­si­ve­ment la cause révo­lu­tion­naire. »

La plas­ti­cienne a direc­te­ment bénéficié de cette politique en étant formée à la pres­ti­gieuse Academia Nacional de Bellas Artes San Alejandro, à La Havane, puis à l’Instituto Superior de Arte, créé en 1976 par le gou­ver­ne­ment. « La politique de pro­pa­gande stimulait alors les arts gra­phiques et notamment celui de l’affiche, idéal pour repro­duire à l’infini images et slogans », souligne Sylvie Mégevand, qui y voit un lien indé­niable avec le choix de Belkis Ayón d’embrasser la col­la­gra­phie. Grâce à cette technique, alors que ses études sont à peine achevées, la jeune femme connaît un succès certain, avançant au pas du régime… en apparence.

Société secrète et messages cachés

« Propuesta a los Veinte Años » (Proposition à 20 ans), la première expo­si­tion impor­tante de Belkis Ayón, se tient à La Havane en 1988. La plas­ti­cienne y présente de grandes planches ornées de mys­té­rieuses sil­houettes sans visage mais dotées d’immenses yeux scru­ta­teurs. « Belkis Ayón donne corps aux per­son­nages vénérés par l’Abakuá, une société secrète cubaine stric­te­ment réservée aux hommes hété­ro­sexuels », explique Sylvie Mégevand en se référant à cette fra­ter­ni­té ini­tia­tique, également appelée Ñañiguismo, établie à Cuba dès 1836. « Le culte, fondé sur une tradition uni­que­ment orale et musicale à base de tambours, est pratiqué à Cuba par les caïds des quartiers popu­laires, des­cen­dants des esclaves ori­gi­naires du Calabar, dans le sud-est du Nigeria et à l’ouest du Cameroun actuels. »

Dans une interview de 1993, Belkis Ayón explique avoir découvert l’Abakuá durant ses études, en procédant à des recherches sur les religions afro-cubaines dans des ouvrages anthro­po­lo­giques. « L’Abakuá est son thème quasi exclusif, ses livres de chevet y sont consacrés. On peut faire l’hypothèse d’une profonde quête de ses racines », analyse Sylvie Mégevand, qui y voit une impor­tante trans­gres­sion, dans une société qui refuse d’aborder le sujet des identités en dehors des classes sociales. « La révo­lu­tion prétend avoir réglé toutes les inéga­li­tés, détaille Mélanie Moreau-Lebert, spé­cia­liste de Cuba, maîtresse de confé­rences en civi­li­sa­tion hispano-américaine à l’université Bordeaux-Montaigne. Mais dans les faits, elles per­sistent, et Belkis Ayón, femme et noire, vit forcément à l’intersection du machisme et du racisme. On peut penser qu’elle utilise l’Abakuá, qui exclut et invi­si­bi­lise les femmes et les homo­sexuels, comme miroir de la société cubaine. » L’artiste s’identifie d’ailleurs à l’unique per­son­nage féminin du culte, la princesse Sikán, assas­si­née, selon la légende, par la com­mu­nau­té pour en avoir dévoilé le secret. Dans un texte de 1998, Belkis Ayón écrit : « Je me considère comme Sikán, une obser­va­trice, une inter­mé­diaire et une révé­la­trice. Sikán est une trans­gres­seuse, et comme je la vois, je me vois. »

Lors d’une confé­rence en Allemagne en 2023, la critique d’art et curatrice Cristina Vives, amie de la plas­ti­cienne, explique que l’Abakuá, en tant que terrain artis­tique vierge, « lui a donné une liberté certaine […] pour exprimer les conflits de son temps », à l’époque où la moindre critique vaut censure et répres­sion. Jamais, dans la décennie qui suivra cette première expo­si­tion, Belkis Ayón ne laissera filtrer de messages direc­te­ment poli­tiques. Au contraire, elle déclare « ne pas être féministe », tout en mul­ti­pliant les repré­sen­ta­tions d’une Sikán dominante, et dit explorer le mythe abakuá pour « tendre vers l’universel », plutôt que pour défendre une pers­pec­tive afro-descendante. Là encore, « une dicho­to­mie typi­que­ment cubaine entre le discours et la réalité », analyse Mélanie Moreau-Lebert.


Belkis Ayón en 7 dates

1967

Naissance de Belkis Ayón Manso à La Havane, à Cuba.

1986

Elle devient élève de l’Instituto Superior de Arte à La Havane, où elle ensei­gne­ra par la suite.

1992

Ses expo­si­tions à l’étranger se mul­ti­plient : Brésil, États-Unis, Allemagne, Espagne, Pays-Bas…

1998

Elle devient vice-présidente de l’Asociación de Artistas Plásticos, au sein de l’Unión Nacional de Escritores y Artistas de Cuba (Uneac).

1999

Belkis Ayón se suicide avec le revolver de son père.

2016

L’exposition iti­né­rante « Nkame » est présentée à Los Angeles. Suivront New York, Houston, Chicago…

2021

Première rétros­pec­tive euro­péenne au musée Reina Sofía de Madrid, avec près de 50 col­la­gra­phies exposées.


À partir de 1991, alors que Belkis Ayón multiplie les expo­si­tions à Cuba, l’île s’enlise dans la récession. Le bloc de l’Est, seul allié d’une nation isolée poli­ti­que­ment et soumise à l’embargo états-unien, s’effondre. Tout vient à manquer, même chez les mieux loti·es : nour­ri­ture, médi­ca­ments, essence, vêtements… Fidel Castro décrète la « période spéciale en temps de paix », une crise éco­no­mique si grave qu’on pourrait croire le pays en guerre. « Le besoin de création s’en est trouvé démul­ti­plié », explique Michèle Guicharnaud-Tollis. D’abord, pour survivre : les habitant·es de l’île ont recours au « resolver », l’art de la débrouille à la cubaine, et au « riquim­bi­li », le bricolage d’objets de récu­pé­ra­tion pour rendre le quotidien plus sup­por­table. « Les artistes ont aussi davantage écrit, produit, comme si la pénurie de matériel avait créé un enri­chis­se­ment intel­lec­tuel, note l’universitaire. Certain·es se sont mis·es à utiliser des petits objets, de la terre, des choses très simples pour créer leurs œuvres. »

Celles de Belkis Ayón, au contraire, sont de plus en plus impo­santes, au point que certaines se muent en ins­tal­la­tions en trois dimen­sions, tandis qu’elles deviennent fragiles en raison de la baisse de qualité des matières premières. Ce qui ne les empêche pas de voyager. « Le marché de l’art cubain, comme tout le reste, périclite, poursuit Sylvie Mégevand. Cuba se tourne donc vers le marché inter­na­tio­nal, ses biennales et ses mécènes, non sans dif­fi­cul­tés du fait du blocus imposé par les États-Unis. »

Entre 1992 et 1997, les œuvres de la plas­ti­cienne sont exposées en Allemagne, aux États-Unis ou en Corée du Sud. Certaines sont acquises par le MoMa, à New York, ou le pres­ti­gieux Ludwig Forum für Internationale Kunst d’Aix-la-Chapelle. « La col­la­gra­phie est une technique originale ; les œuvres de Belkis sont d’une taille et d’une qualité plastique (détails, textures…) qui les rendent par­ti­cu­liè­re­ment remar­quables aux yeux du public inter­na­tio­nal, sans parler de leur thème qui aiguise sa curiosité. Il y voit sans doute aussi une concré­ti­sa­tion de l’arte povera (2), le retour attendu à un geste plus simple, plus direct », souligne la chercheuse.

Et pour cause : la condition des artistes cubain·es n’en finit pas de se dété­rio­rer. Après les vagues d’émigration post­ré­vo­lu­tion pour raisons poli­tiques, c’est la misère que l’on fuit. « Pour figurer le sentiment d’enfermement qui les conduit à l’exil, les auteur·ices cubain·es ont souvent employé l’image d’un laby­rinthe cir­cu­laire, d’une spirale sans fin », note Michèle Guicharnaud-Tollis, tandis que Sylvie Mégevand souligne la forme des dernières œuvres de Belkis Ayón. En 1998, elle réalise deux tondi, des formats ronds : My Vernicle o ¿tu amor me condena? (Mon vernis ou ton amour me condamne-t-il ?), qui repré­sente une sil­houette aux yeux exorbités sur fond de puzzle, et Déjame salir (Laisse-moi sortir), dont le per­son­nage repousse le cadre de ses paumes tendues vers le public, tandis que des flammes semblent le dévorer.

(Re)découvrir Belkis Ayón

Lorsqu’elle se suicide le 11 septembre 1999, l’artiste ne laisse ni lettre, ni indices autres que ceux que l’on croit trouver a pos­te­rio­ri dans ses col­la­gra­phies. Il faut ensuite cinq ans à ses proches, en col­la­bo­ra­tion avec les instances offi­cielles, pour créer la Belkis Ayón Estate (l’Estate de Belkis Ayón en espagnol), une fondation dont le but est de « pro­mou­voir, préserver et restaurer son œuvre » – en par­ti­cu­lier, les fragiles matrices dis­per­sées à travers le monde. Un travail assuré par sa sœur, Katia Ayón, disparue en 2019, son amie Cristina Vives, son beau-frère, Ernesto Leyva, et, désormais, sa nièce, Yadira Leyva Ayón. En tout, dix-sept années s’écoulent entre la mort de l’artiste et les premiers grands évé­ne­ments inter­na­tio­naux com­mé­mo­ra­tifs hors de l’île, « où l’on présente volon­tiers Belkis Ayón comme une “décou­verte”, malgré la recon­nais­sance dont elle béné­fi­ciait de son vivant, en par­ti­cu­lier en Amérique latine », pointe Sylvie Mégevand.

À partir de 2016, la rétros­pec­tive iti­né­rante « Nkame » (« Salutations » dans la com­mu­nau­té abakuá) parcourt les États-Unis, symbole de la détente des relations sous Barack Obama, avant que de nouvelles sanctions trum­piennes, toujours en vigueur, ne s’abattent sur Cuba (lire l’encadré ci-dessous). En Europe, c’est le musée Reina Sofía de Madrid qui accueille la rétros­pec­tive « Colografías » en 2021.

La Belkis Ayón Estate est par ailleurs très active dans sa com­mu­ni­ca­tion : site Internet fourni, posts Instagram accom­pa­gnés des hashtags #colo­grafía et #ArteCubano… L’accès à Internet, qui se démo­cra­tise à Cuba, est à double tranchant pour le régime : il peut servir à pro­mou­voir la culture insulaire autant qu’à propager la contes­ta­tion. « Sous la pré­si­dence de Miguel Díaz-Canel, au pouvoir depuis 2018, les règles se sont à nouveau durcies : plus possible de créer sans vali­da­tion du projet par le ministère de la Culture, explique Mélanie Moreau-Lebert. La contes­ta­tion, portée par des artistes et des personnes LGBT+, et baptisée “Movimiento San Isidro”, gêne beaucoup les autorités du fait de la viralité de certaines de ses actions. »

Dans ce contexte, Belkis Ayón devient un symbole politique, elle qui est restée à Cuba, quand tant d’autres fuyaient vers Miami, New York ou Madrid, et qui n’a jamais fron­ta­le­ment critiqué le régime. « Au-delà d’un effort mémoriel sincère, il y a aujourd’hui une volonté des autorités cubaines de faire de Belkis Ayón un modèle dans ce contexte de résis­tance, analyse Sylvie Mégevand. Si, en Occident, on la voit volon­tiers comme une figure créatrice puissante qui coche toutes les cases de l’intersectionnalité, à Cuba, on en parle comme d’un exemple de créa­ti­vi­té, de travail et d’abnégation pour la jeunesse. » Une source d’inspiration toute relative pour le peuple : depuis 2022, 533 000 personnes se sont exilées pour les États-Unis, soit près de 5 % de la popu­la­tion cubaine. Prodige des ins­ti­tu­tions, trans­gres­seuse masquée ou martyre qui ne dit pas son nom, c’est depuis une île désen­chan­tée que rayonne désormais Belkis Ayón.


Cuba, vie et mort des utopies

C’est en 1902 que l’île cari­béenne, ex-colonie espagnole, obtient l’indépendance. Mais l’influence éco­no­mique et politique des États-Unis ne cesse de croître, en même temps que les inéga­li­tés. L’été 1953 signe le début de la révo­lu­tion avec, à sa tête, Fidel Castro. Six ans plus tard, elle vient à bout de la dictature de Fulgencio Batista, à la solde des États-Unis. Fidel Castro devient le tout-puissant leader de la République de Cuba.

C’est d’abord la censure et la répres­sion qui poussent à l’exil, de façon illégale et souvent périlleuse, une partie de la popu­la­tion, à commencer par des intellectuel·les, des artistes et des homosexuel·les. En 1991, l’effondrement de l’URSS entraîne une crise éco­no­mique dont l’île, par ailleurs asphyxiée par l’embargo états-unien mis en place en 1962, ne se relèvera pas. En août 1994, plus de 30 000 Cubain·es tentent de gagner la Floride, à seulement 144 kilo­mètres au nord, à bord de radeaux de fortune. En 2016, Fidel Castro meurt à 90 ans. Son frère, Raúl, assure la relève jusqu’à ses 89 ans, puis passe la main  à son disciple, Miguel Díaz-Canel, en 2018. Au dur­cis­se­ment idéo­lo­gique qu’il impose s’ajoutent les 190 nouvelles sanctions contre Cuba prises durant la mandature de Donald Trump : les croi­sières tou­ris­tiques états-uniennes sont de nouveau inter­dites, les trans­ferts d’argent des exilé·es à leurs proches resté·es sur l’île fortement limités. En janvier 2021, quelques jours avant la fin de son mandat, le président répu­bli­cain, farou­che­ment anti­com­mu­niste, remet même l’île sur la liste des pays soutenant le ter­ro­risme. Il faut attendre mars 2024 pour que le secré­taire d’État Antony Blinken l’en retire. Présenté comme une main tendue de l’administration Biden à l’égard de Cuba, le geste a en fait suscité l’ire des nations cari­béennes, pour qui cette décision est un leurre visant à détourner l’attention des sanctions éco­no­miques et com­mer­ciales qui, elles, sont encore bien d’actualité, et conti­nuent à asphyxier le pays.


(1) Ce très court docu­men­taire est visible sur YouTube sous le titre “Belkis Ayón. A Documentary Video Work in Progress”, sur la page du Fowler Museum at UCLA.

(2) Mouvement né en Italie, l’arte povera (art pauvre) reven­dique une approche épurée de la création plastique : l’œuvre créée se carac­té­rise par la sobriété des moyens, à l’inverse de la sophis­ti­ca­tion du pop art et de la société consu­mé­riste que celui-ci célèbre.

S’habiller, en découdre avec les injonctions

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°16 S’habiller, parue en novembre 2024. Consultez le sommaire.

Dans la même catégorie