L’esprit de la fiole a promis d’exaucer trois de nos vœux. Alors après chaque injection, les trans se frottent la fesse et demandent :
Je souhaite aller au restaurant.
Je souhaite aller à la plage.
Je souhaite marcher seule dans la rue.
Ça ne vole pas haut, les rêves de trans. Ça ressemble à des rêves de gosses qui s’imaginent c’est quoi la vie d’adulte. Mais ici personne ne finira astronaute et on aura du mal à trouver les étoiles dans nos yeux. La banalité d’une vie, c’est quelque chose qu’on regarde du mauvais côté de la vitrine, en faisant semblant de ne pas entendre les insultes des passants. Le banal, c’est la seule chose que vous trouverez mutilée chez les trans.
Je ne sais pas dire correctement la phrase : « Une baguette, s’il vous plaît. »
Je me trompe de mot, j’oublie la fin, je glisse dans un ton trop grave et je n’ai pas le temps de me reprendre. Je tremble avec ma voix, je tremble avec mes mains, je renverse l’intégralité de mon porte-monnaie sur le sol, je me renverse en excuses. Et tout le monde attend et tout le monde sait. Tout ça pour une banale baguette de pain bien cuite.
En revanche, je sais parfaitement prononcer la formule :
« Elle s’est pendue »
À force
Maintenant
Ça glisse tout seul
C’est enfantin
Je pourrais jongler avec
Te décliner toutes les rimes
De l’autre côté de la vitrine.
De l’autre côté de la vitrine, là où vivent les trans, il n’y a pas le temps de se rappeler du parfum des glaces qu’elles ont déjà fondu sous le soleil des moqueries. Nous n’avons pas le droit de traîner trop tard le soir et celles que tu verras se sont déjà égarées dans la nuit. Elles n’ont peut-être pas d’appartement sur Uranus mais elles ont mis dans leur seringue de quoi s’offrir un penthouse sur Vénus. Dans nos cimetières, les fleurs sont toujours fraîches et nous n’avons pas le droit d’être lasses d’écrire de nouvelles épitaphes.
De l’autre côté de la vitrine, là où vivent les trans, c’est Nécropolis
La cité des politiques mortifères.
On ne fait pas de vœux à Nécropolis, la loi l’interdit. Ils appellent ça « délirer ».
Au restaurant ou à la plage, les trans voudraient y aller entières.
Entières d’elles-mêmes et de leurs amours
Mais voilà le mot du crime
Le terme du délire.
Dans les rues de Nécropolis, va, vaque mais vole bas
Émiette-toi en rasant les murs
Baisse les épaules d’une voix à demi-teinte
Et casse ton amour à demi-mot.
Devant l’esprit de la fiole, il ne nous reste que des murmures
Enfermées dans nos maisons, oubliées dans nos caves ou mortes dans la came.
Dans les rues de Nécropolis, les trans au regard haut sont appelées délirantes
Alors les trans rêvent bas.
On ne fait pas de vœux à Nécropolis. La loi l’interdit. Rêver est une hantise pour les politiques de la mort. Une fausse note dans ce refrain mortifère, un glitch dans le cauchemar.
Les rues de Nécropolis se répètent comme une terreur nocturne où des groupes de nazis sortent des croix gammées et des fusils d’assaut pour disperser un goûter de drag-queens.
Nécropolis est un cauchemar qui programme l’équation :
1 pique-nique = 1 fusil d’assaut
Le rêve des trans, c’est un anti-programme. Nous écrivons des partitions mathématico-oniriques, les stimuli hyper-pop entraînent des réponses affectives et sensorielles qui induisent à leur tour des comportements spécifiquement délirants. Pour défaire l’équation, il faut reprogrammer le cauchemar.
1 pique-nique = rêve = 1 pique-nique
Les rêves de trans, ça n’a pas besoin de voler très haut. Puisqu’il se programme contre la loi, le rêve des trans est une langue performative. Il réécrit les équations qui prennent vie depuis le cauchemar jusqu’à en faire une matière vivante.
On ne fait pas de vœux à Nécropolis. Alors les trans font de leur vie la matière même de leurs rêves. Pour marcher dans les rues, pour hacker les programmes, nous créons une langue. C’est un code où les fantômes de nos mortes continuent de parler.
Et continuent d’y croire.
Dans ce code
Si nous allons au restaurant, c’est pour manger le monde.
Si nous posons une serviette à la plage, c’est pour submerger Nécropolis de nos larmes et de nos joies.
Si je fais le vœu de marcher seule, c’est pour peupler la rue d’espoir. •
Luz Volckmann
Écrivaine et poétesse trans, elle a publié aux éditions Blast deux ouvrages (Les Chants du placard, en 2020, et Aller la rivière, en 2021). Elle est également coautrice, avec la performeuse Jenny Charreton, du spectacle Dans Mon Dessin. Elle travaille actuellement à l’écriture d’un roman.