« Manifeste d’une femme trans » : un livre féministe majeur

Écrit en 2007, le « Manifeste d’une femme trans », de la bio­lo­giste et essayiste états-unienne Julia Serano, est un repère pour de nom­breuses personnes, qui voient replacée la question de la tran­si­den­ti­té au cœur des pensées et des combats fémi­nistes. C’est le cas de l’autrice féministe trans Daisy Letourneur, qui explique en quoi ce texte a été déter­mi­nant pour elle.
Publié le 19 octobre 2023
Poétesse, musicienne et activiste transféministe, Julia Serano
Rita Alfonso

Parce que je suis une femme trans, il arrive très souvent qu’on me demande, lorsque je présente mon livre, On ne naît pas mec (Zones/La Découverte, 2022), en librairie, à quel moment j’ai su que j’étais une femme, une question qu’on ne poserait évi­dem­ment jamais à une autrice cis.

Dans ce genre de situation, je pense toujours à Julia Serano, à ce qu’elle a écrit sur ce que le monde attend de nous et à la façon dont elle n’a jamais répondu à ces attentes.De même qu’on ne compte plus les pho­to­graphes dont le projet est de nous montrer nues, les éditeurs veulent que l’on dise tout sur notre « trans­for­ma­tion ». Rencontre du troisième sexe, Carnet de bord d’un steward devenu hôtesse de l’air, D’un corps à l’autre…, voilà ce qu’on publiait au début du xxie siècle sur le sujet. Je n’ai rien contre ces ouvrages que je n’ai pas lus mais leurs intitulés ne me donnent pas envie de m’y intéresser.

Au contraire, le titre de Julia Serano, Manifeste d’une femme trans, pose tout de suite l’œuvre dans un registre politique. Whipping Girl, le titre original, est une fémi­ni­sa­tion de Whipping Boy, le nom qu’on donnait aux garçons qui auraient été chargés de recevoir des coups en lieu et place d’un jeune prince déso­béis­sant en Angleterre à la fin du Moyen Âge. On pourrait discuter lon­gue­ment de ce titre sai­sis­sant qui renvoie à la notion de bouc émissaire.

Je ne sais quasiment rien sur Julia Serano elle-même, à part qu’elle est une femme trans états-unienne, une bio­lo­giste et une essayiste militante. Je ne sais pas si elle jouait à la poupée quand elle était petite, si ses proches l’ont rejetée quand elle a fait son coming out ni comment elle a fait pour payer ses séances d’épilation par élec­tro­lyse. Je ne le sais pas parce que son livre n’est pas fait pour satis­faire le voyeu­risme des cis. Il a même tendance à mettre mal à l’aise beaucoup des personnes qui le lisent et ne sont pas trans. C’est une bonne chose : un bon livre militant dérange toujours les dominant·es.

C’est dans ce livre, écrit en 2007 et traduit en français en 2014, qu’elle pose un grand nombre de bases qui ont été des outils d’une valeur ines­ti­mable dans mon parcours personnel et militant, m’imprégnant si pro­fon­dé­ment que j’avais presque oublié d’où elles venaient.

Je l’ai lu en français en 2018, très tôt dans ma tran­si­tion, avant ma première goutte d’estradiol, avant mon coming out à la plupart de mes proches. Et il m’a donné des idées, des mots, des concepts qui m’ont permis de faire face aux vagues de trans­pho­bie suc­ces­sives que j’allais essuyer, de relever la tête quand elles me faisaient douter de ma résolution.

Dans son livre, Serano analyse les repré­sen­ta­tions des femmes trans dans les médias, la sexologie ou la psy­cho­lo­gie, et ce qu’elles révèlent de la trans­pho­bie comme de la misogynie ordi­naires. Elle forge le concept critique de « sexisme oppo­si­tion­nel », selon lequel il existe deux sexes qui sont fon­da­men­ta­le­ment opposés, avec des attributs mutuel­le­ment exclusifs, qui est souvent le point commun entre misogynie, homo­pho­bie et trans­pho­bie. Elle nous apprend à faire la dif­fé­rence entre cis­sexisme et trans­pho­bie, et formule bien d’autres dis­tinc­tions qui per­mettent d’aborder les dis­cri­mi­na­tions avec une clarté concep­tuelle révé­la­trice. Il y a beaucoup, beaucoup d’idées chez Julia Serano, et quand elle a publié son livre pour la première fois, en 2007, on en avait vraiment besoin. C’est toujours le cas.

La transmisogynie, un antiféminisme

À mes yeux, l’idée la plus impor­tante, que vous retrou­ve­rez dans les extraits sélec­tion­nés, est qu’on peut et qu’on doit ques­tion­ner la légi­ti­mi­té cis­sexuelle. Face à la trans­pho­bie qui vous demande de quel droit vous osez vous proclamer femme, Julia Serano retourne la question : et vous, les cis, qu’est-ce qui vous donne le droit de vous dire homme ou femme ? C’est quelque chose de bien plus fort, à mon sens, qu’un mot d’encouragement, qu’un slogan comme « trans women are women » (les femmes trans sont des femmes) ou autre platitude militante vidée de son sens par la répé­ti­tion ad nauseam.

Pour Julia Serano, la trans­mi­so­gy­nie est une forme de misogynie, c’est pourquoi le combat féministe doit, en toute logique, inclure les femmes trans. Car le féminisme anti-trans est un non-sens, une lutte contre-productive qui ne tient ni en théorie (celle déve­lop­pée par des fémi­nistes cis de la deuxième vague) ni en pratique (toutes les fémi­nistes anti-trans finissent par s’allier avec les réac­tion­naires anti­fé­mi­nistes et par servir leurs intérêts à eux). Tout ça, c’est la base de mon travail militant au sein de l’asso Toutes des femmes, et je ne sais pas si j’en serais là sans le Manifeste d’une femme trans.

Une boîte à outils pour toutes les féministes

J’ai dit que le livre de Serano ne mettait pas néces­sai­re­ment à l’aise les dominant·es, et ça inclut les fémi­nistes cis. Ça ne veut pas dire que sa lecture ne leur apportera rien dans leur mili­tan­tisme, au contraire. En écrivant moi-même On ne naît pas mec, je ne voulais pas que mon livre soit identifié comme un « livre de trans », dans lequel mon parcours personnel serait scruté, mais comme n’importe quel essai sur le sujet des mas­cu­li­ni­tés. Car c’est aussi ce qu’est le Manifeste : une boîte à outils non seulement pour les fémi­nistes trans, mais pour toutes les fémi­nistes. En mettant en cause des évidences pro­fon­dé­ment ancrées dans le combat féministe, Serano libère la lutte d’entraves théo­riques et pratiques. C’est à elle en effet que l’on doit des termes qui ont aidé à penser les sté­réo­types attachés aux personnes trans, comme « privilège cissexuel », « dis­gen­re­ment », « fac-similation ».

Dans son intro­duc­tion de la réédition française parue chez Cambourakis en 2020, sa tra­duc­trice, Noémie Grunenwald, souligne les limites du texte de Serano. En le relisant aujourd’hui, avec un peu plus de culture féministe qu’à l’époque, je ne peux qu’être d’accord avec elle. À la lumière de ma propre expé­rience de vie et de mili­tan­tisme trans, j’identifie dans son texte une forme d’essentialisme bio­lo­gique et un recours à la psy­cho­lo­gie qui en fait un ins­tru­ment de dépo­li­ti­sa­tion. Oui, je cringe quand je lis « sexe sub­cons­cient », je vois plein de points de désaccord fon­da­men­taux ou triviaux que j’acceptais sans réfléchir à ce moment-là. Ça ne rend pas la lecture moins forte.

Relire Serano, c’est se souvenir de relever la tête face au cis­sexisme et affirmer qu’on n’est pas moins légitime qu’une autre. C’est la pos­si­bi­li­té d’une société où cette position de femme trans n’est ni honteuse ni sen­sa­tion­nelle. On n’y est pas encore, bien entendu. Mais Julia Serano a déjà fait beaucoup pour nous guider sur ce chemin et continue à le faire à chaque fois que quelqu’un·e ouvre ce livre. •

Julia Serano et le transféminisme

Née en 1967, Julia Serano est cher­cheuse en biologie à l’université de Berkeley (Californie). Également poétesse, musi­cienne et activiste trans­fé­mi­niste, elle est l’autrice de plusieurs essais mêlant des pro­po­si­tions théo­riques à sa propre expé­rience de tran­si­tion. Elle est à l’origine de plusieurs termes et concepts, comme « appro­pria­tion cis­sexuelle », « sexisme oppo­si­tion­nel » ou « dis­gen­re­ment », fon­da­teurs dans l’histoire du trans­fé­mi­nisme, remettant pro­fon­dé­ment en cause les préjugés et sté­réo­types alors dominants sur la question, alors que de nom­breuses personnes trans ont été exclues des mou­ve­ments fémi­nistes, majo­ri­tai­re­ment cis et blancs.

En 2007, elle publie son premier livre, Whipping Girl. A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity. À l’initiative de Noémie Grunenwald, un collectif féministe en traduit quelques parties en français, qui paraissent dans la petite maison d’édition Tahin Party en 2014. Six ans plus tard, une version enrichie sort dans la col­lec­tion féministe « Sorcières » des éditions Cambourakis : c’est de cet ouvrage que pro­viennent les extraits qui suivent.

Extraits de Manifestes d’une femme trans

Le mythe du privilège cissexuel de naissance

Le mythe le plus cou­ram­ment utilisé pour justifier le privilège cissexuel est l’idée que les cissexuel∙les héritent du droit à se nommer « femme » ou « homme » du fait d’être né∙es de tel ou tel sexe. […] Il s’agit bien souvent de mal­hon­nê­te­té intel­lec­tuelle, quand dans notre société beaucoup de cissexuel∙les (si ce n’est la majorité) tendent à consi­dé­rer avec mépris les sociétés et cultures qui reposent sur des systèmes de classes ou de castes – alors que leur métier, leur statut social, leur situation éco­no­mique, leur pouvoir politique, etc., sont pré­dé­ter­mi­nés en fonction d’un accident de naissance. Si, en Occident, la plupart des cissexuel∙les cri­tiquent le privilège de naissance comme un moyen de déter­mi­ner d’autres formes de classes sociales, ils et elles y adhèrent hypo­cri­te­ment dès qu’il s’agit de genre.

Avec leur sentiment de sur­lé­gi­ti­mi­té lié au genre, les cissexuel∙les vont pro­ba­ble­ment dire que je cherche acti­ve­ment à « voler » le privilège cissexuel en tran­si­tion­nant et en vivant en tant que femme, mais la vérité est que je n’ai pas à le faire. En réalité, j’ai constaté que les cissexuel∙les dis­tri­buent faci­le­ment les pri­vi­lèges cis­sexuels, plus ou moins sans dis­tinc­tion, à des personnes qui leur sont tota­le­ment étran­gères. Chaque fois que je rentre dans un magasin et que quelqu’un∙e me demande « Est-ce que je peux vous aider, madame ? », il ou elle m’accorde le privilège cissexuel. Toutefois, comme je suis trans­sexuelle, le privilège cissexuel que je vis n’est pas égal à celui des cissexuel∙les, car il peut être remis en question à n’importe quel moment. Il serait d’ailleurs peut-être plus juste de le décrire en tant que privilège cissexuel condi­tion­nel, car il peut (et c’est souvent le cas) m’être retiré dès que je mentionne ou que quelqu’un∙e apprend que je suis transsexuelle. […]

Dans la sphère des inter­ac­tions sociales, la seule dif­fé­rence entre mon genre trans­sexuel et leur genre cissexuel est que ma fémi­ni­tude (1) est géné­ra­le­ment déclassée, placée en seconde zone et consi­dé­rée comme une imitation illé­gi­time de la leur. Et la dif­fé­rence majeure entre mon histoire de vie de femme et la leur est que j’ai eu à me battre pour mon droit à être reconnue en tant que femme alors qu’elles ont toujours eu le privilège de sim­ple­ment consi­dé­rer cela comme un acquis.

La fac-similation trans et le disgenrement

Puisque les cissexuel∙les ont un intérêt direct à préserver leur sentiment de sur­lé­gi­ti­mi­té et leurs pri­vi­lèges, il n’est pas rare de les voir ras­sem­bler beaucoup d’efforts pour arti­fi­cia­li­ser les genres trans­sexuels. Pour y parvenir, une stratégie fré­quem­ment utilisée est la « fac-similation » : le fait de présenter et décrire les genres trans­sexuels comme des fac-similés des genres cis­sexuels. Cette stratégie n’a pas seulement pour effet de rabaisser les genres trans­sexuels à une position de « contre­fa­çon », mais insinue aussi que les genres cis­sexuels sont des « versions premières », « vraies », que les personnes trans­sexuelles se conten­te­raient de copier.

Cette tactique de fac-similation saute aux yeux dès qu’on remarque la régu­la­ri­té avec laquelle les cissexuel∙les emploient des mots tels que « imiter », « copier », « parodier », « simuler » et « se faire passer pour » quand ils et elles décrivent les expres­sions de genre et les identités trans­sexuelles. On peut aussi le voir à la façon dont les pro­duc­teurs média­tiques cis­sexuels repré­sentent des per­son­nages trans­sexuels réels ou fictifs en laissant imaginer qu’ils jouent et simulent les rôles et com­por­te­ments associés au sexe auquel ils s’identifient. Ces repré­sen­ta­tions de la trans­sexua­li­té comme une simple simu­la­tion dis­cré­ditent les vraies raisons et expé­riences qui amènent les personnes trans­sexuelles à vivre avant tout comme membres du sexe auquel elles s’identifient. De plus, elles font l’impasse sur la manière dont tout le monde – transsexuel∙les ou cissexuel∙les – observe et imite les autres pour construire son genre. […]

À partir du moment où l’on reconnaît cela, il devient évident que les tactiques de fac-similation font deux poids deux mesures entre, d’un côté, la mini­mi­sa­tion des processus d’imitation mis en œuvre par les personnes cis­sexuelles (ce qui a pour effet de natu­ra­li­ser leurs genres) et d’un autre côté, l’exagération des processus d’imitation mis en œuvre par les personnes trans­sexuelles (ce qui a pour effet d’artificialiser nos genres). […]

Une fois informés de ma tran­si­tude (2), la plupart des gens ont ce « regard » carac­té­ris­tique, comme s’ils me voyaient tout à coup dif­fé­rem­ment – recher­chant des indices laissés par le garçon que j’ai été et inter­pré­tant mon corps de façon dif­fé­rente. Ce processus, que j’appelle dis­gen­re­ment, est carac­té­ri­sé par la tentative de briser le genre d’une personne trans en pri­vi­lé­giant des détails et écarts dans son apparence, qui seraient nor­ma­le­ment minimisés ou ignorés si elle était présumée cis­sexuelle. Le seul but servi par le dis­gen­re­ment est de pri­vi­lé­gier les genres cis­sexuels tout en délé­gi­ti­mant les genres des transsexuel∙les et des autres personnes variant de genre.

Laisser tomber les « filles génétiques » et les « garçons bio »

La première étape vers le déman­tè­le­ment du privilège cissexuel est d’évacuer de notre voca­bu­laire les mots et concepts qui entre­tiennent l’idée que les genres cis­sexuels sont de manière inhérente plus authen­tiques que les genres trans­sexuels. Un bon début serait de commencer par la tendance géné­ra­li­sée à se référer aux cissexuel∙les comme étant des hommes et des femmes « géné­tiques » ou « biologiques ». […]

Chaque fois que j’entends quelqu’un∙e attribuer aux cissexuel∙les les termes de femmes et hommes « bio­lo­giques », j’interviens pour dire que, malgré le fait que je sois trans­sexuelle, je ne suis en aucune façon inor­ga­nique ou non bio­lo­gique. Si je demande aux gens d’expliquer ce que veut dire ce « bio­lo­gique », on va souvent me répondre que ce mot se réfère à celles et ceux ayant un système repro­duc­teur inté­gra­le­ment fonc­tion­nel cor­res­pon­dant à leur sexe. Mais, si c’est le cas, que dire de celles et ceux qui sont stériles ou qui ont subi une ablation des organes repro­duc­teurs pour raison médicale ? Est-ce que ces hommes et ces femmes ne sont pas « biologiques » ? […]

En réalité, si on observe le spectre complet des positions sociales et de classe, on constate qu’une foule de gens essaient de natu­ra­li­ser leurs pri­vi­lèges d’une façon ou d’une autre – que ce soit une personne fortunée essayant de justifier l’énorme fossé entre les riches et les pauvres en revi­si­tant la théorie dar­wi­nienne de la sélection naturelle ou que ce soit une personne blanche, pré­ten­dant être plus intel­li­gente ou plus com­pé­tente qu’une personne racisée en raison de carac­té­ris­tiques bio­lo­giques ou génétiques. […]

C’est pourquoi je préfère le terme « cissexuel∙le ». Il indique la seule dif­fé­rence signi­fi­ca­tive entre, d’une part, cette popu­la­tion et, d’autre part, celles et ceux d’entre nous qui sommes transsexuel∙les : les cissexuel∙les vivent sim­ple­ment un ali­gne­ment entre leurs sexes physique et subconscient.

L’assignation à un troisième genre et à un troisième sexe

Les personnes cis­sexuelles qui en sont aux premiers stades de l’acceptation de la trans­sexua­li­té (et qui n’ont pas encore entiè­re­ment pris conscience de leur privilège cissexuel) vont souvent consi­dé­rer que nous, les personnes trans, consti­tuons notre propre catégorie de genre qui serait distincte de « femme » et « homme ». J’appelle cet acte l’assignation à un troisième genre (ou assi­gna­tion à un troisième sexe). Si certaines ten­ta­tives d’assignation des personnes trans à un troisième genre ont clai­re­ment pour but d’être dégra­dantes ou spec­ta­cu­laires (comme pour les « she-males (3) », par exemple), d’autres, moins expli­ci­te­ment insul­tantes, appa­raissent souvent dans les dis­cus­sions à propos de personnes trans­sexuelles (comme l’utilisation de pronoms tels que « iel » et de noms tels que « MTF (4) »). Si le terme « MTF » peut être utile en tant qu’adjectif décrivant le sens de ma tran­si­tion, l’utiliser comme un nom – c’est-à-dire se référer lit­té­ra­le­ment à moi comme une « male-to-female » – nie com­plè­te­ment le fait que je m’identifie et que je vis en tant que femme. Personnellement, je crois que l’utilisation répandue des mots « MTF » ou « FTM » plutôt que des mots « femme trans » ou « homme trans » (qui sont plus res­pec­tueux, plus faciles à prononcer et qu’on peut moins faci­le­ment confondre l’un avec l’autre) reflète un désir conscient ou incons­cient de la part de beaucoup de cissexuel∙les de dis­tin­guer les femmes et les hommes transsexuel∙les de leurs homo­logues cissexuel∙les. […]
En tant que personne qui par le passé s’est iden­ti­fiée comme bigenre et gen­der­queer, je pense qu’il est important que nous res­pec­tions et recon­nais­sions les identités de genre des autres, quelles qu’elles soient. Mais c’est justement pour cette même raison que je m’élève contre les personnes qui en assignent d’autres à un troisième genre contre leur volonté ou sans leur consen­te­ment. Je pense que cette pro­pen­sion à assigner les personnes trans­sexuelles à un troisième genre est sim­ple­ment un sous-produit du processus spé­cu­la­tif et non consenti de genrement. En d’autres termes, nous sommes tellement habitué∙es à genrer les gens en tant que femmes et hommes que lorsqu’on tombe sur une personne qui n’est pas si faci­le­ment caté­go­ri­sable (souvent en raison de certains aspects inha­bi­tuels dans son expres­sion de genre), on essaie de l’isoler et de la dis­tin­guer des deux autres genres. Les termes « troisième genre » et « troisième sexe » ont une longue histoire et ont été attribués aux homosexuel∙les, aux personnes inter­sexes et aux personnes trans­genres par celles et ceux qui se consi­dé­raient « dans la norme ». Cela suggère donc fortement que la tendance à assigner un troisième genre provient à la fois du sentiment de sur­lé­gi­ti­mi­té cis­sexuelle et du sexisme oppositionnel. •••

Couverture du livre Manifeste d'une femme trans et autres texte de Julia Serano aux éditions Cambourakis

Éditions Cambourakis

 

Daisy Letourneur par STÉPHANIE VALIBOUSE
Daisy Letourneur

Militante féministe, trans, et lesbienne, membre de l’association Toutes des femmes, elle a tenu plusieurs années le blog La Mecxpliqueuse. Elle a publié On ne naît pas mec. Petit traité féministe sur les mas­cu­li­ni­tés (éd. Zones/La Découverte, 2022).

 

 

1. Le terme « fémi­ni­tude » qui signifie ini­tia­le­ment « ensemble des carac­té­ris­tiques relevant du féminin » a été redéfini par Simone de Beauvoir en 1949 dans Le Deuxième Sexe : par analogie avec le mot « négritude », il désigne pour elle les qualités acquises par les femmes dans le cadre de l’oppression patriar­cale. [Toutes les notes sont de La Déferlante.]

2. Sur le même modèle que « négritude » et « fémi­ni­tude », « tran­si­tude » désigne les qualités déve­lop­pées par la com­mu­nau­té trans malgré un cadre oppressif.

3. Le mot « she-male » (lit­té­ra­le­ment elle-mâle), dérivé de « female » (femelle), est employé de manière féti­chi­sante dans le langage por­no­gra­phique et entend désigner les femmes trans qui n’ont pas fait d’opération chi­rur­gi­cale de réas­si­gna­tion sexuelle.

4. MTF pour « Male to Female » (masculin vers féminin). FTM désigne le contraire.

Rêver : La révolte des imaginaires

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°12 Rêver, paru en novembre 2023. Consultez le sommaire.

Dans la même catégorie