Parce que je suis une femme trans, il arrive très souvent qu’on me demande, lorsque je présente mon livre, On ne naît pas mec (Zones/La Découverte, 2022), en librairie, à quel moment j’ai su que j’étais une femme, une question qu’on ne poserait évidemment jamais à une autrice cis.
Dans ce genre de situation, je pense toujours à Julia Serano, à ce qu’elle a écrit sur ce que le monde attend de nous et à la façon dont elle n’a jamais répondu à ces attentes.De même qu’on ne compte plus les photographes dont le projet est de nous montrer nues, les éditeurs veulent que l’on dise tout sur notre « transformation ». Rencontre du troisième sexe, Carnet de bord d’un steward devenu hôtesse de l’air, D’un corps à l’autre…, voilà ce qu’on publiait au début du xxie siècle sur le sujet. Je n’ai rien contre ces ouvrages que je n’ai pas lus mais leurs intitulés ne me donnent pas envie de m’y intéresser.
Au contraire, le titre de Julia Serano, Manifeste d’une femme trans, pose tout de suite l’œuvre dans un registre politique. Whipping Girl, le titre original, est une féminisation de Whipping Boy, le nom qu’on donnait aux garçons qui auraient été chargés de recevoir des coups en lieu et place d’un jeune prince désobéissant en Angleterre à la fin du Moyen Âge. On pourrait discuter longuement de ce titre saisissant qui renvoie à la notion de bouc émissaire.
Je ne sais quasiment rien sur Julia Serano elle-même, à part qu’elle est une femme trans états-unienne, une biologiste et une essayiste militante. Je ne sais pas si elle jouait à la poupée quand elle était petite, si ses proches l’ont rejetée quand elle a fait son coming out ni comment elle a fait pour payer ses séances d’épilation par électrolyse. Je ne le sais pas parce que son livre n’est pas fait pour satisfaire le voyeurisme des cis. Il a même tendance à mettre mal à l’aise beaucoup des personnes qui le lisent et ne sont pas trans. C’est une bonne chose : un bon livre militant dérange toujours les dominant·es.
C’est dans ce livre, écrit en 2007 et traduit en français en 2014, qu’elle pose un grand nombre de bases qui ont été des outils d’une valeur inestimable dans mon parcours personnel et militant, m’imprégnant si profondément que j’avais presque oublié d’où elles venaient.
Je l’ai lu en français en 2018, très tôt dans ma transition, avant ma première goutte d’estradiol, avant mon coming out à la plupart de mes proches. Et il m’a donné des idées, des mots, des concepts qui m’ont permis de faire face aux vagues de transphobie successives que j’allais essuyer, de relever la tête quand elles me faisaient douter de ma résolution.
Dans son livre, Serano analyse les représentations des femmes trans dans les médias, la sexologie ou la psychologie, et ce qu’elles révèlent de la transphobie comme de la misogynie ordinaires. Elle forge le concept critique de « sexisme oppositionnel », selon lequel il existe deux sexes qui sont fondamentalement opposés, avec des attributs mutuellement exclusifs, qui est souvent le point commun entre misogynie, homophobie et transphobie. Elle nous apprend à faire la différence entre cissexisme et transphobie, et formule bien d’autres distinctions qui permettent d’aborder les discriminations avec une clarté conceptuelle révélatrice. Il y a beaucoup, beaucoup d’idées chez Julia Serano, et quand elle a publié son livre pour la première fois, en 2007, on en avait vraiment besoin. C’est toujours le cas.
La transmisogynie, un antiféminisme
À mes yeux, l’idée la plus importante, que vous retrouverez dans les extraits sélectionnés, est qu’on peut et qu’on doit questionner la légitimité cissexuelle. Face à la transphobie qui vous demande de quel droit vous osez vous proclamer femme, Julia Serano retourne la question : et vous, les cis, qu’est-ce qui vous donne le droit de vous dire homme ou femme ? C’est quelque chose de bien plus fort, à mon sens, qu’un mot d’encouragement, qu’un slogan comme « trans women are women » (les femmes trans sont des femmes) ou autre platitude militante vidée de son sens par la répétition ad nauseam.
Pour Julia Serano, la transmisogynie est une forme de misogynie, c’est pourquoi le combat féministe doit, en toute logique, inclure les femmes trans. Car le féminisme anti-trans est un non-sens, une lutte contre-productive qui ne tient ni en théorie (celle développée par des féministes cis de la deuxième vague) ni en pratique (toutes les féministes anti-trans finissent par s’allier avec les réactionnaires antiféministes et par servir leurs intérêts à eux). Tout ça, c’est la base de mon travail militant au sein de l’asso Toutes des femmes, et je ne sais pas si j’en serais là sans le Manifeste d’une femme trans.
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Une boîte à outils pour toutes les féministes
J’ai dit que le livre de Serano ne mettait pas nécessairement à l’aise les dominant·es, et ça inclut les féministes cis. Ça ne veut pas dire que sa lecture ne leur apportera rien dans leur militantisme, au contraire. En écrivant moi-même On ne naît pas mec, je ne voulais pas que mon livre soit identifié comme un « livre de trans », dans lequel mon parcours personnel serait scruté, mais comme n’importe quel essai sur le sujet des masculinités. Car c’est aussi ce qu’est le Manifeste : une boîte à outils non seulement pour les féministes trans, mais pour toutes les féministes. En mettant en cause des évidences profondément ancrées dans le combat féministe, Serano libère la lutte d’entraves théoriques et pratiques. C’est à elle en effet que l’on doit des termes qui ont aidé à penser les stéréotypes attachés aux personnes trans, comme « privilège cissexuel », « disgenrement », « fac-similation ».
Dans son introduction de la réédition française parue chez Cambourakis en 2020, sa traductrice, Noémie Grunenwald, souligne les limites du texte de Serano. En le relisant aujourd’hui, avec un peu plus de culture féministe qu’à l’époque, je ne peux qu’être d’accord avec elle. À la lumière de ma propre expérience de vie et de militantisme trans, j’identifie dans son texte une forme d’essentialisme biologique et un recours à la psychologie qui en fait un instrument de dépolitisation. Oui, je cringe quand je lis « sexe subconscient », je vois plein de points de désaccord fondamentaux ou triviaux que j’acceptais sans réfléchir à ce moment-là. Ça ne rend pas la lecture moins forte.
Relire Serano, c’est se souvenir de relever la tête face au cissexisme et affirmer qu’on n’est pas moins légitime qu’une autre. C’est la possibilité d’une société où cette position de femme trans n’est ni honteuse ni sensationnelle. On n’y est pas encore, bien entendu. Mais Julia Serano a déjà fait beaucoup pour nous guider sur ce chemin et continue à le faire à chaque fois que quelqu’un·e ouvre ce livre. •
Julia Serano et le transféminisme
Née en 1967, Julia Serano est chercheuse en biologie à l’université de Berkeley (Californie). Également poétesse, musicienne et activiste transféministe, elle est l’autrice de plusieurs essais mêlant des propositions théoriques à sa propre expérience de transition. Elle est à l’origine de plusieurs termes et concepts, comme « appropriation cissexuelle », « sexisme oppositionnel » ou « disgenrement », fondateurs dans l’histoire du transféminisme, remettant profondément en cause les préjugés et stéréotypes alors dominants sur la question, alors que de nombreuses personnes trans ont été exclues des mouvements féministes, majoritairement cis et blancs.
En 2007, elle publie son premier livre, Whipping Girl. A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity. À l’initiative de Noémie Grunenwald, un collectif féministe en traduit quelques parties en français, qui paraissent dans la petite maison d’édition Tahin Party en 2014. Six ans plus tard, une version enrichie sort dans la collection féministe « Sorcières » des éditions Cambourakis : c’est de cet ouvrage que proviennent les extraits qui suivent.
Extraits de Manifestes d’une femme trans
Le mythe du privilège cissexuel de naissance
Le mythe le plus couramment utilisé pour justifier le privilège cissexuel est l’idée que les cissexuel∙les héritent du droit à se nommer « femme » ou « homme » du fait d’être né∙es de tel ou tel sexe. […] Il s’agit bien souvent de malhonnêteté intellectuelle, quand dans notre société beaucoup de cissexuel∙les (si ce n’est la majorité) tendent à considérer avec mépris les sociétés et cultures qui reposent sur des systèmes de classes ou de castes – alors que leur métier, leur statut social, leur situation économique, leur pouvoir politique, etc., sont prédéterminés en fonction d’un accident de naissance. Si, en Occident, la plupart des cissexuel∙les critiquent le privilège de naissance comme un moyen de déterminer d’autres formes de classes sociales, ils et elles y adhèrent hypocritement dès qu’il s’agit de genre.
Avec leur sentiment de surlégitimité lié au genre, les cissexuel∙les vont probablement dire que je cherche activement à « voler » le privilège cissexuel en transitionnant et en vivant en tant que femme, mais la vérité est que je n’ai pas à le faire. En réalité, j’ai constaté que les cissexuel∙les distribuent facilement les privilèges cissexuels, plus ou moins sans distinction, à des personnes qui leur sont totalement étrangères. Chaque fois que je rentre dans un magasin et que quelqu’un∙e me demande « Est-ce que je peux vous aider, madame ? », il ou elle m’accorde le privilège cissexuel. Toutefois, comme je suis transsexuelle, le privilège cissexuel que je vis n’est pas égal à celui des cissexuel∙les, car il peut être remis en question à n’importe quel moment. Il serait d’ailleurs peut-être plus juste de le décrire en tant que privilège cissexuel conditionnel, car il peut (et c’est souvent le cas) m’être retiré dès que je mentionne ou que quelqu’un∙e apprend que je suis transsexuelle. […]
Dans la sphère des interactions sociales, la seule différence entre mon genre transsexuel et leur genre cissexuel est que ma féminitude (1) est généralement déclassée, placée en seconde zone et considérée comme une imitation illégitime de la leur. Et la différence majeure entre mon histoire de vie de femme et la leur est que j’ai eu à me battre pour mon droit à être reconnue en tant que femme alors qu’elles ont toujours eu le privilège de simplement considérer cela comme un acquis.
La fac-similation trans et le disgenrement
Puisque les cissexuel∙les ont un intérêt direct à préserver leur sentiment de surlégitimité et leurs privilèges, il n’est pas rare de les voir rassembler beaucoup d’efforts pour artificialiser les genres transsexuels. Pour y parvenir, une stratégie fréquemment utilisée est la « fac-similation » : le fait de présenter et décrire les genres transsexuels comme des fac-similés des genres cissexuels. Cette stratégie n’a pas seulement pour effet de rabaisser les genres transsexuels à une position de « contrefaçon », mais insinue aussi que les genres cissexuels sont des « versions premières », « vraies », que les personnes transsexuelles se contenteraient de copier.
Cette tactique de fac-similation saute aux yeux dès qu’on remarque la régularité avec laquelle les cissexuel∙les emploient des mots tels que « imiter », « copier », « parodier », « simuler » et « se faire passer pour » quand ils et elles décrivent les expressions de genre et les identités transsexuelles. On peut aussi le voir à la façon dont les producteurs médiatiques cissexuels représentent des personnages transsexuels réels ou fictifs en laissant imaginer qu’ils jouent et simulent les rôles et comportements associés au sexe auquel ils s’identifient. Ces représentations de la transsexualité comme une simple simulation discréditent les vraies raisons et expériences qui amènent les personnes transsexuelles à vivre avant tout comme membres du sexe auquel elles s’identifient. De plus, elles font l’impasse sur la manière dont tout le monde – transsexuel∙les ou cissexuel∙les – observe et imite les autres pour construire son genre. […]
À partir du moment où l’on reconnaît cela, il devient évident que les tactiques de fac-similation font deux poids deux mesures entre, d’un côté, la minimisation des processus d’imitation mis en œuvre par les personnes cissexuelles (ce qui a pour effet de naturaliser leurs genres) et d’un autre côté, l’exagération des processus d’imitation mis en œuvre par les personnes transsexuelles (ce qui a pour effet d’artificialiser nos genres). […]
Une fois informés de ma transitude (2), la plupart des gens ont ce « regard » caractéristique, comme s’ils me voyaient tout à coup différemment – recherchant des indices laissés par le garçon que j’ai été et interprétant mon corps de façon différente. Ce processus, que j’appelle disgenrement, est caractérisé par la tentative de briser le genre d’une personne trans en privilégiant des détails et écarts dans son apparence, qui seraient normalement minimisés ou ignorés si elle était présumée cissexuelle. Le seul but servi par le disgenrement est de privilégier les genres cissexuels tout en délégitimant les genres des transsexuel∙les et des autres personnes variant de genre.
Laisser tomber les « filles génétiques » et les « garçons bio »
La première étape vers le démantèlement du privilège cissexuel est d’évacuer de notre vocabulaire les mots et concepts qui entretiennent l’idée que les genres cissexuels sont de manière inhérente plus authentiques que les genres transsexuels. Un bon début serait de commencer par la tendance généralisée à se référer aux cissexuel∙les comme étant des hommes et des femmes « génétiques » ou « biologiques ». […]
Chaque fois que j’entends quelqu’un∙e attribuer aux cissexuel∙les les termes de femmes et hommes « biologiques », j’interviens pour dire que, malgré le fait que je sois transsexuelle, je ne suis en aucune façon inorganique ou non biologique. Si je demande aux gens d’expliquer ce que veut dire ce « biologique », on va souvent me répondre que ce mot se réfère à celles et ceux ayant un système reproducteur intégralement fonctionnel correspondant à leur sexe. Mais, si c’est le cas, que dire de celles et ceux qui sont stériles ou qui ont subi une ablation des organes reproducteurs pour raison médicale ? Est-ce que ces hommes et ces femmes ne sont pas « biologiques » ? […]
En réalité, si on observe le spectre complet des positions sociales et de classe, on constate qu’une foule de gens essaient de naturaliser leurs privilèges d’une façon ou d’une autre – que ce soit une personne fortunée essayant de justifier l’énorme fossé entre les riches et les pauvres en revisitant la théorie darwinienne de la sélection naturelle ou que ce soit une personne blanche, prétendant être plus intelligente ou plus compétente qu’une personne racisée en raison de caractéristiques biologiques ou génétiques. […]
C’est pourquoi je préfère le terme « cissexuel∙le ». Il indique la seule différence significative entre, d’une part, cette population et, d’autre part, celles et ceux d’entre nous qui sommes transsexuel∙les : les cissexuel∙les vivent simplement un alignement entre leurs sexes physique et subconscient.
L’assignation à un troisième genre et à un troisième sexe
Les personnes cissexuelles qui en sont aux premiers stades de l’acceptation de la transsexualité (et qui n’ont pas encore entièrement pris conscience de leur privilège cissexuel) vont souvent considérer que nous, les personnes trans, constituons notre propre catégorie de genre qui serait distincte de « femme » et « homme ». J’appelle cet acte l’assignation à un troisième genre (ou assignation à un troisième sexe). Si certaines tentatives d’assignation des personnes trans à un troisième genre ont clairement pour but d’être dégradantes ou spectaculaires (comme pour les « she-males (3) », par exemple), d’autres, moins explicitement insultantes, apparaissent souvent dans les discussions à propos de personnes transsexuelles (comme l’utilisation de pronoms tels que « iel » et de noms tels que « MTF (4) »). Si le terme « MTF » peut être utile en tant qu’adjectif décrivant le sens de ma transition, l’utiliser comme un nom – c’est-à-dire se référer littéralement à moi comme une « male-to-female » – nie complètement le fait que je m’identifie et que je vis en tant que femme. Personnellement, je crois que l’utilisation répandue des mots « MTF » ou « FTM » plutôt que des mots « femme trans » ou « homme trans » (qui sont plus respectueux, plus faciles à prononcer et qu’on peut moins facilement confondre l’un avec l’autre) reflète un désir conscient ou inconscient de la part de beaucoup de cissexuel∙les de distinguer les femmes et les hommes transsexuel∙les de leurs homologues cissexuel∙les. […]
En tant que personne qui par le passé s’est identifiée comme bigenre et genderqueer, je pense qu’il est important que nous respections et reconnaissions les identités de genre des autres, quelles qu’elles soient. Mais c’est justement pour cette même raison que je m’élève contre les personnes qui en assignent d’autres à un troisième genre contre leur volonté ou sans leur consentement. Je pense que cette propension à assigner les personnes transsexuelles à un troisième genre est simplement un sous-produit du processus spéculatif et non consenti de genrement. En d’autres termes, nous sommes tellement habitué∙es à genrer les gens en tant que femmes et hommes que lorsqu’on tombe sur une personne qui n’est pas si facilement catégorisable (souvent en raison de certains aspects inhabituels dans son expression de genre), on essaie de l’isoler et de la distinguer des deux autres genres. Les termes « troisième genre » et « troisième sexe » ont une longue histoire et ont été attribués aux homosexuel∙les, aux personnes intersexes et aux personnes transgenres par celles et ceux qui se considéraient « dans la norme ». Cela suggère donc fortement que la tendance à assigner un troisième genre provient à la fois du sentiment de surlégitimité cissexuelle et du sexisme oppositionnel. •••
Daisy Letourneur
Militante féministe, trans, et lesbienne, membre de l’association Toutes des femmes, elle a tenu plusieurs années le blog La Mecxpliqueuse. Elle a publié On ne naît pas mec. Petit traité féministe sur les masculinités (éd. Zones/La Découverte, 2022).
1. Le terme « féminitude » qui signifie initialement « ensemble des caractéristiques relevant du féminin » a été redéfini par Simone de Beauvoir en 1949 dans Le Deuxième Sexe : par analogie avec le mot « négritude », il désigne pour elle les qualités acquises par les femmes dans le cadre de l’oppression patriarcale. [Toutes les notes sont de La Déferlante.]
2. Sur le même modèle que « négritude » et « féminitude », « transitude » désigne les qualités développées par la communauté trans malgré un cadre oppressif.
3. Le mot « she-male » (littéralement elle-mâle), dérivé de « female » (femelle), est employé de manière fétichisante dans le langage pornographique et entend désigner les femmes trans qui n’ont pas fait d’opération chirurgicale de réassignation sexuelle.
4. MTF pour « Male to Female » (masculin vers féminin). FTM désigne le contraire.