En Amazonie, l’émancipation par le cinéma

Au Brésil, depuis dix ans, des femmes indigènes s’emparent de la caméra pour témoigner de leur quotidien et produire leurs propres récits. Formées au sein d’ateliers organisés dans leurs villages, elles poli­tisent les thèmes de l’intime et du domestique.
Publié le 18 octobre 2023
Photo réalisées par Apolline Guillerot-Malick entre le 24 et le 26 juin 2023 à Mucuripe, terre indigène de la région d’Acre, au Brésil.

Elle vide d’une traite le contenu du verre. Derrière elle, une dizaine de femmes, habillées de grandes vestes brodées, les bras et le visage décorés de motifs, repro­duisent l’une après l’autre ce geste.

Au fond du godet qu’elles reposent sur la grande table en bois, quelques gouttes d’une boisson brune : ce breuvage hal­lu­ci­no­gène nommé ici « nixi pae » (plus connu en Amérique du Sud sous le nom d’« ayahuasca ») est consommé par les Indigènes d’Amazonie (1) dans le cadre d’une cérémonie rituelle qui débute tout juste. Le calme de la clairière est soudain rompu : au son des guitares, les femmes mêlent leurs voix et se lancent à l’unisson dans une ronde.Projetées sur un drap blanc tendu faisant office d’écran, les sil­houettes des danseuses illu­minent les visages de l’auditoire. Une trentaine de spec­ta­trices sont ras­sem­blées dans la grande pièce aux murs de bois et au toit de tôle où les habitant·es du village de Mucuripe, en pleine forêt ama­zo­nienne, ont l’habitude de se réunir. Elles regardent défiler les plans qu’elles ont tournés la veille, dans le cadre d’un atelier de cinéma en non-mixité qui a commencé quelques jours plus tôt. Au premier rang, derrière le vidéo­pro­jec­teur, l’anthropologue Sophia Pinheiro, l’une des inter­ve­nantes de l’atelier, égraine les com­men­taires : « Super, ce plan en mouvement ! », « Là, tu pouvais remonter un peu, tu lui as coupé la tête »…

Les par­ti­ci­pantes acquiescent. Parmi elles, Lira de Lima Kaxinawá. Au sein du réseau informel que consti­tuent les femmes des aldeias (2) de la terre indigène Praia do Carapanã (3), cette céli­ba­taire, mère de deux enfants, a endossé, à son propre éton­ne­ment, la fonction de « liderança », de « meneuse » : « Je n’avais jamais imaginé que je devien­drais liderança. Je pensais que je me marierais et que je resterais à la maison pour m’occuper de mes enfants, car c’est ainsi que ma mère m’a élevée », raconte la tren­te­naire discrète. Pourtant, c’est elle qui a lancé l’idée d’organiser un atelier de cinéma qui per­met­trait aux femmes de la com­mu­nau­té de docu­men­ter en images leur travail et leur vie quo­ti­dienne, et qui est allée démarcher une ONG sus­cep­tible de l’animer, l’institut Catitu.

Photo réalisée par Apolline Guillerot-Malick entre le 24 et le 26 juin 2023 à Mucuripe, terre indigène de la région d’Acre, au Brésil.

Pendant un atelier de prise de vue. Luciana de Lima Kaxinawá, 21 ans, derrière la caméra, suit des études d’infirmière à distance.

À la découverte du matériel audiovisuel

Depuis l’une des fenêtres filtrant la pénombre du soir tombant, on aperçoit la végé­ta­tion ama­zo­nienne se jeter dans le fleuve Tarauacá, seule porte d’entrée du village, situé à dix heures de bateau de la ville la plus proche. Deux semaines aupa­ra­vant, c’est par ce petit port qu’ont débarqué les femmes venues de sept aldeias de la terre indigène. Âgées de 12 à 48 ans et issues de milieux ruraux, elles se sont extraites d’un quotidien rythmé par la cueillette, la cuisine, la pêche, la prise en charge du foyer et l’artisanat, pour être hébergées à Mucuripe, aux côtés des trois inter­ve­nantes de l’atelier, venues, elles, de grandes métro­poles bré­si­liennes. Pour beaucoup des par­ti­ci­pantes, qui n’ont jamais quitté leurs familles, il s’agit d’une véritable aventure. « C’est la première fois que je pars de chez moi si longtemps. C’est difficile de laisser ma fille et mon mari, mais cet atelier est très important pour notre travail et nos idées », confie Maxi Maria Melo.

Dans les premiers jours, elles ont donc appris à appré­hen­der le matériel audio­vi­suel et à découper un film en séquences, et une séquence en plans. Enchaînant les exercices de tournage devant et derrière la caméra, certaines qua­dra­gé­naires réservées se sont révélées grandes actrices. Luciana de Lima Kaxinawá, qui, à 21 ans, suit en ligne des études d’infirmière, compare cette aisance avec celle qu’elle a constatée à travers son expé­rience de soignante au sein du village : « Quand j’ai pris mes fonctions, beaucoup de femmes n’osaient pas parler de leurs règles et de leurs gros­sesses, parce que le soignant était un homme et qu’elles en avaient honte. Je pense que les femmes par­viennent à se détendre lorsque c’est une femme qui filme. » L’audiovisuel amène aussi les par­ti­ci­pantes à réfléchir aux rapports de genre. Dans l’un des ateliers, elles ont été invitées à adresser une lettre-vidéo aux hommes. Les reven­di­ca­tions ont fusé : « Nous ne voulons pas de violence à la maison », « Nous voulons être libres », « Nous voulons être soutenues dans les tâches ménagères. »

Un moment de politisation

Cette approche féministe carac­té­rise la méthode déve­lop­pée par l’institut Catitu. Chaque jour, des créneaux consacrés aux dis­cus­sions poli­tiques com­plètent les tournages. « Avant, les femmes ne pouvaient pas voter ni étudier. Ça, je ne le savais pas », raconte Txima Da Silva, une des par­ti­ci­pantes de 16 ans. « Tu es féministe ! », assène Viviane Hermida, la for­ma­trice qui anime ces temps d’échanges. Le verbe haut, elle répète ce refrain à toute par­ti­ci­pante ayant le bonheur de croiser sa route. « J’ai le souci de ne pas apporter une idée blanche, occi­den­tale, de la manière dont les relations entre les sexes devraient être, explique-t-elle. Je défends le fait que les points de vue de ces femmes soient davantage pris au sérieux par le mouvement et la théorie fémi­nistes. » Originaire de la ville de Salvador, dans le nord-est du Brésil, Viviane Hermida est ce que les habi­tantes du village nomment une nawa, c’est-à-dire une non-Indigène, comme les deux autres ani­ma­trices de l’institut Catitu présentes à Mucuripe. L’ONG affirme tenter de recruter au moins une inter­ve­nante indigène dans chaque session d’ateliers qu’elle organise, mais celles-ci sont trop peu nom­breuses à être formées pour que leur présence soit systématique.

Photo réalisées par Apolline Guillerot-Malick entre le 24 et le 26 juin 2023 à Mucuripe, terre indigène de la région d’Acre, au Brésil.

Photo réalisées par Apolline Guillerot-Malick entre le 24 et le 26 juin 2023 à Mucuripe, terre indigène de la région d’Acre, au Brésil.

Pendant un atelier, les par­ti­ci­pantes apprennent à utiliser des micros et s’initient au son. Parmi elles : Txima Da Silva, 16 ans (en rouge sur la photo précédente)

Une fois la technique assimilée, les par­ti­ci­pantes écha­faudent le film collectif dont le tournage clôt les deux semaines d’ateliers, et dont les rushes seront montés lors d’une seconde session. Après quelques débats, elles décident de se lancer dans un docu­men­taire qui racon­te­rait la pré­pa­ra­tion et le dérou­le­ment d’une cérémonie de nixi pae exclu­si­ve­ment féminine. Traditionnellement, ce rituel est préparé et dirigé par les hommes. S’en emparer et inscrire cet événement dans le 7e art est un geste fort pour les femmes de Mucuripe. « Avec cette cérémonie, on a un peu montré la trans­for­ma­tion de la culture », explique Luciana de Lima Kaxinawá, qui qualifie pudi­que­ment le film d’« un peu féministe ». Sophia Pinheiro est plus radicale : elle analyse leur choix comme un moyen de guérir le « trau­ma­tisme collectif de l’assujettissement et de la violence envers les femmes ».
Ce sont des for­ma­tions comme celle dispensée à Mucuripe qui ont permis la naissance d’un cinéma indigène brésilien. En 1986, le réa­li­sa­teur franco-brésilien Vincent Carelli lance Vídeo nas aldeias (« vidéo dans les aldeias »), un projet audio­vi­suel qui, à partir de 1997, s’est trans­for­mé en école de cinéma consacrée aux Indigènes brésilien·nes. Lors des deux premiers mandats pré­si­den­tiels de Lula, de 2003 à 2010, marqués par une politique de recon­nais­sance des droits des peuples indigènes, le ren­for­ce­ment des finan­ce­ments publics a permis de mul­ti­plier la tenue d’ateliers dans les villages. Généralement, le tournage était collectif et ren­for­çait les liens sociaux. La paternité/maternité d’un film n’était pas attribuée à un·e réalisateur·ice, mais à une communauté.

Si ces stages de cinéma étaient a priori mixtes, les femmes s’en auto-excluaient par sentiment de non-légitimité et manque de maîtrise du portugais. Car dans les aldeias, ce sont les hommes qui tra­di­tion­nel­le­ment prennent en charge la com­mu­ni­ca­tion avec les non-­Indigènes, qui se fait dans la langue offi­cielle du Brésil. Pour Sophia Pinheiro, qui a établi une chro­no­lo­gie des films dirigés par des femmes indigènes, le premier film coréalisé par une femme, Natuyu Yuwipo Txicão, remonte à 2001. Les enfants ikpeng s’adressent au monde (35 min) prend la forme d’une lettre d’enfants indigènes qui pré­sentent leur mode de vie. Aucune œuvre ne sera plus produite par une réa­li­sa­trice avant 2009. Cette année-là, Mari Corrêa, la codi­rec­trice de Vídeo nas aldeias crée sa propre ONG, l’institut Catitu, pour lever cette barrière sym­bo­lique, dans une optique féministe. « J’ai développé une méthode pour attirer les femmes vers ces stages : se passer des hommes », raconte avec humour l’ancienne monteuse de cinéma. À Mucuripe, Luciana de Lima Kaxinawá confirme que l’intuition était bonne : « Je me sens plus à l’aise dans un atelier réservé aux femmes. Lorsqu’un atelier audio­vi­suel a été organisé dans le village, il était destiné à tout le monde, mais seuls les hommes s’y sont inscrits. Ils par­ti­cipent davantage. Je me sentirais contrainte en leur présence. »


Enchaînant les exercices de tournage devant et derrière la caméra, certaines par­ti­ci­pantes se sont révélées grandes actrices.


Multiplier les récits décoloniaux

Depuis la création de ces stages non mixtes, les femmes s’emparent peu à peu du médium ciné­ma­to­gra­phique. Issues des diverses ethnies indigènes du Brésil – Guarani, Maxakali, Tupinambá, Pataxó Hã-hã-hãe… –, certaines d’entre elles s’émancipent même du cinéma amateur tel qu’il est pratiqué dans les ateliers col­lec­tifs pour signer leurs propres films, en conti­nuant d’explorer le genre docu­men­taire ou en s’orientant vers la fiction ou le cinéma expé­ri­men­tal. On peut citer Graciela Guarani, dont le film Meu sangue é vermelho (2019, 87 min), primé plusieurs fois à l’international, suit un jeune rappeur qui tente de com­prendre la violence exercée contre des peuples indigènes ; Patrícia Ferreira Pará Yxapy, une docu­men­ta­riste qui a travaillé avec des cinéastes inuits canadien·nes (lire l’encadré p. 31) ; Sueli Maxakali, qui aime croiser les arts plas­tiques et le cinéma ; ou encore Olinda Tupinambá, qui s’est formée à la fin de ses études de jour­na­lisme aux côtés de son mari, photographe.

Ces derniers temps, Sophia Pinheiro a relevé un pic de pro­duc­tion de réa­li­sa­trices : parmi la trentaine de films indigènes produits en moyenne chaque année, treize étaient signés par des femmes en 2020, dix en 2021. Elle analyse cette dynamique comme une réponse à un gou­ver­ne­ment d’extrême droite – celui de Jair Bolsonaro, président de 2019 à 2022 – et une volonté de mul­ti­plier les récits décoloniaux.

Photo réalisée par Apolline Guillerot-Malick entre le 24 et le 26 juin 2023 à Mucuripe, terre indigène de la région d’Acre, au Brésil.

Lira de Lima Kaxinawá (au premier plan) participe à l’atelier et sert d’interprète entre le portugais et le hãtxa kuï, la langue parlée par le peuple Huni Kuin.

Comme leurs homo­logues masculins, les réa­li­sa­trices de films indigènes mettent au cœur de leur travail la lutte pour le ter­ri­toire et celle pour l’environnement. Ainsi, dans ses courts-métrages Kaapora. O chamado das matas (2020) et Equilíbrio (2020), Olinda Tupinambá évoque le per­son­nage de la Kaapora, une figure indigène mythique de gardienne de la forêt : « J’ai voulu réactiver la mémoire col­lec­tive de cette entité pro­tec­trice, qui était là pour maintenir l’équilibre entre les êtres humains et l’environnement », me raconte la cinéaste avec qui je m’entretiens en visio à mon retour de Mucuripe.
La spé­ci­fi­ci­té des films produits par les femmes repose sur l’exploration de l’intime : la vie domes­tique, la relation aux enfants, l’expérience quo­ti­dienne de la violence masculine, la place laissée à l’expression des sen­ti­ments. Pour Sophia Pinheiro, ce cinéma donne une place pri­mor­diale à des histoires longtemps consi­dé­rées comme mineures. « Comme dans le mouvement féministe, une sorte de torsion narrative s’est opérée dans le cinéma indigène, trans­for­mant ce qui est de l’ordre du privé en quelque chose de collectif  », analyse-t-elle avant d’ajouter : « Il s’agit de re-signifier cette place de la maison en tant que groupe politique. » À Mucuripe, la liderança des femmes de Praia do Carapanã, Lira de Lima Kaxinawá ne dit pas autre chose : « En fait, toutes les femmes sont des leadeuses. À la maison, ce sont elles qui dirigent. »


« Nous, les Indigènes, nous avons notre propre concep­tion de la réa­li­sa­tion d’un film. Je pense que filmer est un peu similaire à l’artisanat que nous pro­dui­sons déjà. »

Sueli Maxali, réalisatrice


Des films fabriqués comme des bracelets

Formellement, cela se traduit, selon Sophia Pinheiro, par « un cadrage plaçant la personne qui filme au même niveau que la personne filmée », et par une caméra phy­si­que­ment proche des sujets plutôt que tenue à distance et utilisée en mode zoom. « Les films produits par ces femmes n’ont pas de pudeur à montrer le corps féminin ou l’allaitement », ajoute-t-elle. Par exemple, dans son long-métrage Ibirapema (2022, 50 min), Olinda Tupinambá met en scène avec sim­pli­ci­té un couple cuisinant nu à l’ombre de leur maison au toit de feuilles. Ses plans ne cherchent ni à dis­si­mu­ler ni à sexua­li­ser cette nudité. « Le corps est vu natu­rel­le­ment, sans insi­nua­tion », explique la cinéaste, qui partage sa vie entre son aldeia et une ville de l’État de Bahia, au centre-est du Brésil.

Ces inno­va­tions formelles qui reflètent une approche à la fois déco­lo­niale et anti­pa­triar­cale amènent à repenser la notion même de film. La réa­li­sa­trice Sueli Maxakali entrevoit ainsi la création ciné­ma­to­gra­phique comme la fabri­ca­tion d’un bracelet tra­di­tion­nel : elle suit ses propres intui­tions et cer­ti­tudes plutôt qu’un scénario préétabli. « Nous, les Indigènes, nous avons notre propre concep­tion de la réa­li­sa­tion d’un film. Filmer est un peu similaire à l’artisanat que nous pro­dui­sons déjà », confiait-elle à Sophia Pinheiro lors d’un entretien que la cher­cheuse a retrans­crit dans sa thèse. « C’est une manière de penser ancrée dans la pratique, le travail manuel », considère l’universitaire. Elle compare l’inventivité du cinéma indigène avec celle des débuts du 7e art en Europe à la fin du xixe siècle. Comme ceux des réalisateur·ices français·es d’alors, Alice Guy ou Georges Méliès, les films indigènes sont « très liés à l’expérimentation, à la spon­ta­néi­té, à l’utilisation du langage ciné­ma­to­gra­phique comme de la magie », explique-t-elle.

Les rushes sont projetés et commentés col­lec­ti­ve­ment tout au long de la journée. Les enfants profitent de la séance, cachés derrière l’écran de cinéma, un grand drap tendu dans la salle com­mu­nau­taire du village.

 

Sur le drap tendu dans la grande salle commune du village de Mucuripe, la lumière s’éteint sou­dai­ne­ment. « The End » ? Non. Une coupure de courant due à une surcharge élec­trique. Elle sonne ici comme un rappel des condi­tions précaires – élec­tri­ci­té et connexion instables, manque d’équipements… – qui carac­té­risent le cinéma indigène. A fortiori quand il est réalisé par des femmes, même celles qui, avec quelques œuvres à leur actif, béné­fi­cient de res­sources socio-économiques plus solides que les femmes de Mucuripe, comme Olinda Tupinambá : « On doit encore choisir entre acheter une caméra ou nourrir notre famille », déplore la réa­li­sa­trice, qui parvient néanmoins à tirer la plupart de ses revenus de son activité artistique.

Pour cette raison, l’institut Catitu fait toujours don de matériel audio­vi­suel aux villages ayant participé aux ateliers. « Les gens roman­tisent parfois le cinéma indigène. Ils pensent que, puisque c’est un cinéma de guérilla, nous devons tout faire nous-mêmes, constate Olinda Tupinambá. Mais dans le cinéma des Blancs, il y a assez d’argent pour payer une équipe. » Il en va de même pour la diffusion-distribution des films : à l’écart des grands circuits com­mer­ciaux, elle a lieu au sein des réseaux indigènes, des uni­ver­si­tés et parfois de la télé­vi­sion. Les copies des films passent rarement le sas des salles obscures. D’une voix calme mais décidée, Olinda Tupinambá, défri­cheuse d’un cinéma encore en construc­tion, réaffirme l’importance du regard des femmes indigènes : « Nous pouvons et devons trouver notre place » au sein d’une industrie carac­té­ri­sée par l’entre-soi et une hégémonie blanche et masculine. « Sinon, quelles histoires seront racontées ? »

Depuis 2023, un réseau de femmes indigènes cinéastes lancé par l’institut Catitu vise à conso­li­der cette verve créatrice. Le collectif Katahirine, dont le nom signifie « constel­la­tion » dans la langue du peuple man­chi­ne­ri, veut réper­to­rier les réa­li­sa­trices ayant produit au moins un film et leur offrir une pla­te­forme d’entraide pour mieux présenter les finan­ce­ments publics existants et qu’elles puissent y prétendre. À Mucuripe, assise sur le plancher de bois de sa petite cuisine, Luciana de Lima Kaxinawá s’exclame : « Les hommes ont cette façon de dire : “Écoutez, je peux tout faire tout seul. 
Je ne dépends de personne.” Et les femmes, non. Les femmes sont là ensemble. Notre cinéma, c’est un cinéma de l’union. » •

Le cinéma indigène, un mouvement transnational

Dès sa naissance, le cinéma indigène brésilien établit des liens avec celui d’autres peuples natifs du continent américain. Il s’inscrit dans un mouvement d’indigénisme trans­na­tio­nal, qui vise à pro­mou­voir les intérêts de popu­la­tions spoliées depuis des siècles par les Blanc·hes. Le projet Vídeo nas aldeias entre­tient ainsi des liens avec le programme canadien Wapikoni Mobile, qui promeut lui aussi la pro­duc­tion de films émancipés de repré­sen­ta­tions hégé­mo­niques. Mais l’avènement du cinéma autoch­tone canadien inter­vient plus tôt et dans un contexte bien différent. L’Office national du film du Canada lance dès les années 1960 le programme Challenge for Change, visant à rendre dis­po­nibles des moyens de pro­duc­tion ciné­ma­to­gra­phique pour les com­mu­nau­tés autoch­tones. Il s’agit alors de « créer la nation en donnant voix à ses dif­fé­rents éléments : les peuples autoch­tones, les fran­co­phones, les anglo­phones… », explique Isabelle St-Amand, assistante-professeure en lit­té­ra­ture autoch­tone à l’université Queen’s, en Ontario. L’universitaire ajoute que « les femmes occupent une place centrale dans le cinéma autoch­tone » depuis ses prémices, avec notamment la figure incon­tour­nable d’Alanis Obomsawin, une artiste abé­na­quise ayant réalisé près de 50 docu­men­taires, qui ont fait l’objet d’une rétros­pec­tive au Museum of Modern Art (MoMA) de New York en 2008.

 

Apolline Guillerot- MalickApolline Guillerot-Malick

Journaliste, pho­to­graphe et vidéaste indé­pen­dante, installée au Brésil depuis 2022. Formée en histoire des arts, elle couvre des thé­ma­tiques cultu­relles, fémi­nistes, éco­lo­giques et religieuses.

 


1. Descendant·es des ethnies qui peu­plaient le Brésil avant la fin du xve siècle, les Indigènes repré­sentent aujourd’hui 1,7 million de personnes, soit 0,83 % de la population.

2. L’aldeia, que l’on peut traduire par « village », est un mode d’organisation géographico-sociale propre aux peuples indigènes bré­si­liens. L’aldeia regroupe en général des personnes d’une même ethnie, ici les Kaxinawá, aussi appelés Huni Kuin.

3. Les terres indigènes sont des regrou­pe­ments d’aldeias. Celle de Praia do Carapanã (d’une surface de 610 km², l’équivalent du Territoire de Belfort) a vu ses limites reconnues par l’État brésilien. D’autres sont en cours de démarcation.

Rêver : La révolte des imaginaires

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°12 Rêver, paru en novembre 2023. Consultez le sommaire.

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