En Argentine, une nouvelle génération contre le fascisme

Le programme ultra­li­bé­ral et réac­tion­naire de l’actuel président argentin, Javier Milei, se double d’un discours néga­tion­niste au sujet des crimes de la dictature (1976–1983). Face à cette offensive, le collectif Nietes se mobilise pour défendre la mémoire, la justice et la démocratie.
Publié le 26 juillet 2024
Anita Pouchard pour La Déferlante
Sur la célèbre place de Mai, au centre de Buenos Aires, une nouvelle géné­ra­tion a pris le relais des Mères et des Grands-Mères qui mar­chaient pour dénoncer les crimes de la dictature (1976–1983). Ici le 23 avril 2024. Crédit : Anita Pouchard Serra pour La Déferlante.

Karen Maydana Galván affiche un large sourire. « Je suis vraiment émue qu’il y ait autant de monde », souffle la jeune femme de 29 ans, membre du collectif Nietes (« Petits-enfants », en langage inclusif espagnol) en scrutant l’agitation alentour. Des milliers d’étudiant·es, comme elle, sont en train de se ras­sem­bler place du Congrès, dans le centre de Buenos Aires, d’où un cortège doit s’élancer pour rejoindre la place de Mai, selon le parcours emblé­ma­tique des mani­fes­ta­tions de la capitale argentine.

 

Ce 23 avril 2024, après des jours de pluies tor­ren­tielles, les rayons du soleil sont arrivés à point nommé pour cette mobi­li­sa­tion prévue depuis plusieurs semaines, à laquelle par­ti­cipent aussi des orga­ni­sa­tions de travailleur·euses. Karen brandit un petit fanzine dont la cou­ver­ture proclame « La educación es un derecho que da derechos » (L’éducation est un droit qui donne des droits).

Sur la célèbre place de Mai, au centre de Buenos Aires, une nouvelle génération a pris le relais des Mères et des Grands-Mères qui marchaient pour dénoncer les crimes de la dictature (1976-1983). Ici le 23 avril 2024, lors d’une mobilisation en faveur de l’éducation, mise à mal par le nouveau président d’extrême droite Javier Milei.

Sur la célèbre place de Mai, le 23 avril 2024, lors d’une mobi­li­sa­tion en faveur de l’éducation, mise à mal par le nouveau président d’extrême droite Javier Milei. Crédit : Anita Pouchard Serra pour La Déferlante

 

L’université publique est la dernière cible en date du gou­ver­ne­ment de Javier Milei. Cet éco­no­miste de 54 ans a été élu fin novembre 2023 avec 56 % des voix, sur un programme ancré à l’extrême droite, prônant, entre autres, l’austérité éco­no­mique. Sur ses réseaux sociaux, le dirigeant s’en prend au système éducatif et aux professeur·es, dénonçant leur prétendu « endoc­tri­ne­ment ». Dans le corps ensei­gnant, la crainte ne cesse de grandir. « Va-t-on bientôt nous pour­suivre en justice à cause de ce que nous ensei­gnons ? », s’interroge Patricia Sepúlveda, his­to­rienne et pro­fes­seure à l’université nationale de Quilmes, dans la banlieue de Buenos Aires.

 

L’argument permet en tout cas au chef de l’État de justifier les coupes dans les dépenses de l’enseignement secon­daire. Le gel bud­gé­taire annoncé en 2023, dans un contexte d’inflation de plus de 200 % en un an, équivaut à une baisse drastique des res­sources. De nombreux éta­blis­se­ments du supérieur ont déjà informé leurs étudiant·es que certains projets de recherche seraient suspendus. Si la tendance se poursuit, on peut craindre, dans les années à venir, l’arrêt de certains cursus, voire la fermeture de plusieurs uni­ver­si­tés. « Cela s’est déjà produit par le passé », rappelle Ana Ríos Brandana, 25 ans, étudiante en psy­cho­lo­gie et membre fon­da­trice de Nietes, ren­con­trée lors d’une réunion du collectif. « Pendant la dernière dictature, la fac de psy­cho­lo­gie a fermé pendant six ans », précise-t-elle.

 Des membres du collectif Nietes, lors de cette mobilisation.

Des membres du collectif Nietes, lors de cette mobi­li­sa­tion. Crédit: Anita Pouchard Serra pour La Déferlante.

Le risque que l’histoire se répète

De 1976 à 1983, à la suite d’un coup d’État, une junte militaire a exercé le pouvoir en Argentine. Pendant les sept ans de cette dictature civilo- militaire, les opposant·es poli­tiques au régime (militant·es, étudiant·es, syn­di­ca­listes…) ont été enlevé·es, séquestré·es, torturé·es et assassiné·es dans les quelque 800 centres de détention clan­des­tins, les CCD, centros clan­des­ti­nos de detención, dis­sé­mi­nés dans le pays. Les bourreaux faisaient ensuite presque sys­té­ma­ti­que­ment dis­pa­raître les corps de leurs victimes. Cette période reste une plaie ouverte dans la société argentine, qui recense 30 000 « disparu·es » et environ 500 enfants volés. Ces bébés ou très jeunes enfants étaient enlevés à leurs parents au moment de leur arres­ta­tion ou bien nais­saient en détention. Les femmes enceintes arrêtées pour­sui­vaient le plus souvent leur grossesse dans les CDD, où elles donnaient naissance à leur bébé avant d’être tuées. L’identité des enfants était ensuite falsifiée afin qu’ils puissent être, le plus souvent, donnés à l’adoption à des familles proches du pouvoir.

 

« Nous sommes les petits-enfants [nietes] des 30 000 disparu·es. Nous sommes leur sang, leur lutte et leurs rêves transmis de géné­ra­tion en géné­ra­tion. Nous sommes la preuve concrète qu’ils ne nous ont pas ­vaincu·es », écri­vaient, en 2019, les membres de Nietes dans leur manifeste fondateur. Cette année-là, à La Plata, une ville située à une cin­quan­taine de kilo­mètres au sud-est de Buenos Aires, un petit groupe d’adolescent·es et jeunes adultes descendant·es de victimes voyait le jour, dessinant les prémices du mouvement, qui compte aujourd’hui plusieurs centaines de membres dans tout le pays. Une ini­tia­tive alors jugée néces­saire face à la « pro­gres­sion impor­tante du discours néga­tion­niste », analyse Ana, qui marque une pause avant d’ajouter : « et ça n’avait pourtant rien à voir avec l’ampleur que ce discours a pris aujourd’hui… »

 

Lors de la grande mobilisation pour l’éducation publique du 23 avril 2024, à Buenos Aires. Karen Maydana Galván porte le tee shirt du collectif Nietes.

Lors de la grande mobi­li­sa­tion pour l’éducation publique du 23 avril 2024, à Buenos Aires. Karen Maydana Galván porte le tee shirt du collectif Nietes. Crédit : Anita Pouchard Serra pour La Déferlante

 

La condam­na­tion ces dernières décennies de plus d’un millier de bourreaux pour crimes contre l’humanité (1) n’empêche pas le nouveau président argentin de nier l’étendue des exactions commises pendant les sept années de dictature. Ce processus d’effacement fait trembler les défenseur·euses de l’État de droit. « Pour la première fois, nous sommes sous la menace imminente de voir l’histoire se répéter », martèle la députée de Buenos Aires Victoria Montenegro. Fille de militant·es disparu·es, elle a été enlevée puis adoptée lorsqu’elle était enfant. Une fois son identité « récupérée » en 2000, elle a pu retrouver sa famille bio­lo­gique. En mars dernier, devant l’assemblée muni­ci­pale de Buenos Aires, elle exprimait sa crainte et sa colère à l’égard de Javier Milei et de sa politique : « C’est exac­te­ment le même danger, ce sont les mêmes intérêts éco­no­miques, mais cette fois, ils sont arrivés au pouvoir démo­cra­ti­que­ment, en étant élus par le peuple. »

 

Parmi les projets les plus inquié­tants évoqués par l’exécutif actuel, celui de trans­for­mer com­plè­te­ment le site de l’ancienne Escuela de Mecánica de la Armada (l’école de mécanique de la Marine, connue sous son sigle Esma). Ancien centre de détention clan­des­tin, lieu de torture et d’exécution de 1976 à 1983, le bâtiment recon­ver­ti en musée abrite aujourd’hui des espaces dédiés à la trans­mis­sion de la mémoire des crimes de la dictature ainsi qu’un centre de recherche scien­ti­fique pour l’identification des enfants volés. Depuis 2023, l’ex-Esma est inscrite au patri­moine mondial de l’Unesco.

Dans la même manifestation, Karen Maydana Galván brandit une publication de Nietes : « L’Éducation est un droit qui donne des droits ».

Dans la même mani­fes­ta­tion, Karen Maydana Galván brandit une publi­ca­tion de Nietes : « L’Éducation est un droit qui donne des droits ». Crédit : Anita Pouchard Serra pour La Déferlante

Une transmission de génération en génération

Dès l’entrée du site, qui s’étend sur plusieurs hectares, on tombe sur un petit avion à hélice autour duquel des écolier·es sont ce jour-là rassemblé·es. Un guide leur explique son histoire : la junte militaire, sou­hai­tant dis­si­mu­ler au maximum les preuves maté­rielles des crimes commis et empêcher le décompte des morts, avait mis en place les « vuelos de la muerte »

 

(vols de la mort). Prétextant des trans­ferts, les geôliers trans­por­taient parfois les prisonnier·es drogué·es dans des avions avant de les jeter vivant·es dans l’océan Atlantique ou dans l’estuaire du Río de la Plata, tandis que d’autres rotations trans­por­taient les dépouilles de prisonnier·es déjà mort·es

 

Ici, chaque cen­ti­mètre carré rappelle la violence de l’État. Des photos issues de diverses com­mé­mo­ra­tions sont restées accro­chées, des fresques murales ont été peintes, et, çà et là, des symboles sont dessinés sur le sol. Parmi eux, le foulard blanc de celles qu’on appelle « las Madres y Abuelas de Plaza de Mayo » (les Mères et Grands-Mères de la place de Mai). Dès avril 1977, en pleine dictature, des femmes se retrou­vaient au centre de Buenos Aires, tous les jeudis, pour marcher autour de la place de Mai, protester et échanger des infor­ma­tions sur leurs enfants arrêté·es et sur leurs petits-enfants, en bas âge ou à naître, dont elles n’avaient plus de nouvelles. Le foulard symbolise les langes de leurs enfants disparus ou de leurs petits-enfants volés. Quarante-sept ans plus tard, 137 cas de dis­pa­ri­tions d’enfants ont été résolus, mais plus de 300 personnes n’ont pas encore été res­ti­tuées dans leur identité et n’ont donc pas retrouvé leur véritable famille.

Ana Ríos Brandana, l’une des membres fondatrices du collectif Nietes. Sur la manche de son tee shirt figure le foulard symbole des Grands-Mères de la place de Mai.

Ana Ríos Brandana, l’une des membres fon­da­trices du collectif Nietes. Sur la manche de son tee shirt figure le foulard symbole des Grands-Mères de la place de Mai.

Juan Pablo Moyano, petit-fils « retrouvé »

Juan Pablo Moyano,
petit-fils « retrouvé ».

 

 

L’enceinte de l’ex-Esma abrite la Casa por la Identidad (la maison pour l’identité), l’un des espaces dédiés à la mémoire et aux archives de la dictature. Assis sur un banc, Juan Pablo Moyano (en photo page de droite) dispose son néces­saire à maté (2) devant lui. Né en 1976 non loin de Buenos Aires, il est le dix-huitième « nieto recu­pe­ra­do » (petit-fils retrouvé) et travaille depuis 2003 dans ce bâtiment, qui est aussi le siège de l’association des Abuelas de Plaza de Mayo.

Tout autour de lui sont affichés les visages de femmes et d’hommes « desa­pa­re­ci­dos ». De celles qui ont lutté pour les retrouver aussi. Le qua­dra­gé­naire parle tout bas, comme s’il nous confiait un objet précieux dont il fallait prendre soin. En 1977, son père est arrêté, puis sa mère en 1978. « On m’a enlevé de ses bras quand j’avais 18 mois, comme un sac à main qu’on arrache », dit-il, les yeux brillants. Ce n’est pas la première fois qu’il raconte cet épisode : la trans­mis­sion est le cœur de son métier. « Mais je ne veux pas parler uni­que­ment de moi, nuance-t-il. L’histoire que je veux raconter est bien plus impor­tante. En Argentine, nous sommes champions du monde de foot. Mais nous sommes aussi champions en ce qui concerne les droits humains. Le monde entier regarde nos poli­tiques à ce sujet et apprend du travail que nous menons depuis des décennies. »

Il montre un cliché noir et blanc de trois femmes attablées, dont Estela De Carlotto, pré­si­dente et militante his­to­rique des Abuelas : « À l’époque, on les traitait de vieilles folles. Mais ce sont elles qui ont maintenu en vie cette histoire, qui l’ont transmise, de géné­ra­tion en géné­ra­tion, de bouche à oreille. Ce n’est pas rien ! »

 

Un héritage de luttes

Ce n’est tellement pas « rien » que Nietes s’inscrit aujourd’hui dans une volonté affichée de prendre la suite de ces femmes com­bat­tantes. « Comme nous l’ont enseigné Las Madres y Abuelas [les Mères et Grands-Mères], la seule lutte perdue est celle qui est aban­don­née. […] Nous sommes la jeunesse disposée à résister à l’ultradroite fasciste », affirme encore le collectif dans son manifeste. Elles et ils se réclament aussi des combats militants passés, notamment ceux des opposant·es poli­tiques dans les années 1970. Une filiation idéo­lo­gique que tempère toutefois l’historienne Patricia Sepúlveda : « Les condi­tions d’émergence du mouvement actuel, comme la façon de militer, sont très dif­fé­rentes. » Par exemple, dans les années 1970, il était admis dans l’opinion que la résis­tance ait recours aux armes. « Je dirais plutôt que les militant·es d’aujourd’hui font partie d’un processus qui est celui de la construc­tion de la démo­cra­tie en Argentine à partir des années 1980, après la fin de la dictature. » L’enseignante se réjouit néanmoins de l’engagement d’une nouvelle géné­ra­tion. La résis­tance au gou­ver­ne­ment de Javier Milei est « essen­tielle ». « Pour le moment, heu­reu­se­ment, les condi­tions de lutte sont très dif­fé­rentes », poursuit-elle. Est-ce qu’elles pour­raient se durcir ? « Disons que ce gou­ver­ne­ment a déjà prouvé qu’il n’avait pas beaucoup de limites… »

 

Visite scolaire dans un ancien centre clandestin de détention et de torture sous la dictature, aujourd’hui centre de mémoire. Les avions étaient utilisés pour les « vuelos de la muerte » (vols de la mort), durant lesquels les opposant·es étaient jeté·es, parfois vivant·es, dans l’océan Atlantique.

Visite scolaire dans un ancien centre clan­des­tin de détention et de torture sous la dictature, aujourd’hui centre de mémoire. Les avions étaient utilisés pour les « vuelos de la muerte » (vols de la mort), durant lesquels les opposant·es étaient jeté·es, parfois vivant·es, dans l’océan Atlantique. Crédit : Anita Pouchard Serra pour La Déferlante.

Tout en étant conscient·es de ne pas vivre la même époque, les membres de Nietes sou­haitent mettre en lumière le combat de leurs aînées. Elles et ils voient une conti­nui­té dans le fait de lutter « pour un pays plus juste ». Avec une spé­ci­fi­ci­té géné­ra­tion­nelle qui a son impor­tance : la reven­di­ca­tion féministe. Symbole de cet enga­ge­ment, le « e » à la fin de Nietes, qui est une marque d’écriture inclusive (3). « Cette décision a fait l’objet d’un débat entre nous, précise Ana, mais au final, nous étions nombreux·ses à souhaiter créer un espace féministe. » Cette décision marque une nouvelle rupture avec les pratiques des opposant·es à la dictature dans les années 1970, qui « n’étaient pas fémi­nistes, note Patricia Sepúlveda. C’est fon­da­men­tal de le com­prendre pour ne pas faire dire au passé ce que nous voyons avec notre regard actuel. Les fémi­nistes exis­taient, mais ne faisaient pas partie des mêmes cercles. Elles étaient consi­dé­rées par les femmes des mou­ve­ments armés comme des petites bour­geoises qui se trom­paient de lutte. » Néanmoins, elle admet qu’en s’éloignant des caté­go­ries habi­tuelles leurs actions pour­raient être aujourd’hui qua­li­fiées de fémi­nistes : « Celles qui ont intégré les orga­ni­sa­tions armées, poli­tiques, ont construit des espaces dans lesquels leur parole était écoutée par les hommes, ce qui n’était pas le cas ailleurs. »

Au sein de Nietes, une grande majorité des membres sont des femmes. S’agit-il encore une fois d’un héritage des enga­ge­ments de leurs aînées dans les années 1970, 1980 ou 1990 ? Si Patricia Sepúlveda se refuse à tracer une ligne droite entre ces géné­ra­tions, elle souligne : « Le féminisme ne peut pas se réin­ven­ter tota­le­ment tous les dix ans. Rechercher les racines, tenter de tracer un chemin entre des luttes passées et présentes me paraît crucial pour continuer à avancer. »

Une fresque représentant les manifestations des Mères et Grands-Mères de la place de Mai, qui continuent de réclamer la vérité sur les disparu·es.

Une fresque repré­sen­tant les mani­fes­ta­tions des Mères et Grands-Mères de la place de Mai, qui conti­nuent de réclamer la vérité sur les disparu·es. Crédit : Anita Pouchard Serra pour La Déferlante.

Un nouveau combat pour la démocratie

Depuis son arrivée au pouvoir, le président argentin s’en prend vio­lem­ment aux femmes, et l’une de ses premières mesures a été la sup­pres­sion du ministère des Droits des femmes. Le droit à l’avortement, conquis en 2020 après une mobi­li­sa­tion colossale des Argentin·es, est lui aussi remis en cause4. La couleur verte déclinée dans l’identité visuelle de Nietes fait justement référence au mouvement pour le droit à l’avortement.

 

« Qu’est-ce qui nous attend ? », soupire Karen Maydana Galván (en photo page de droite) en préparant une nouvelle réunion du collectif de la région de Buenos Aires. L’élection de Javier Milei a bou­le­ver­sé les membres de Nietes. « L’incertitude engendre aussi de l’anxiété, de la panique, ça pèse sur notre santé mentale. » Se retrouver pour parler du futur avec ses camarades, c’est aussi un moyen de se soutenir, de ne pas se sentir seul·es. « Sincèrement, je pense que je suis en état de choc, confie la jeune femme, mais c’est un “choc actif”. »

 


« La mémoire, ce n’est pas juste un mot roman­tique. C’est un outil puissant, indé­pen­dam­ment de qui est au gouvernement. »

Juan Pablo Moyano, petit-fils « retrouvé »


 

L’arrivée d’un néga­tion­niste au pouvoir ravive un trau­ma­tisme qui traverse quo­ti­dien­ne­ment des milliers de familles, puisque quarante ans après la fin de la dictature, elles conti­nuent à chercher des infor­ma­tions sur leurs proches disparu·es : les condi­tions de détention, les cir­cons­tances et le lieu de leur mort. Chaque jour, une nouvelle décou­verte peut poten­tiel­le­ment bou­le­ver­ser leur vie. En 2010, Karen et sa famille apprennent que les restes de son grand-père ont été retrouvés et qu’il a été exécuté un 8 décembre au petit matin. Cette date a sou­dai­ne­ment pris une impor­tance sym­bo­lique, puisque Karen est née un 8 décembre, aux premières heures du jour, dix-huit ans jour pour jour après la mort de son grand-père. La jeune militante tient à réha­bi­li­ter le souvenir de son aïeul, au-delà des souf­frances qu’il a endurées : « Ce n’est pas juste une histoire triste. Nous voulons aussi nous souvenir qu’il s’agit de personnes “normales” : mon grand-père aimait le foot, passer du temps avec sa famille et boire du maté. »

Dans le Musée et lieu de mémoire de l’Esma, classé au patrimoine mondial de l’Unesco, des photos des 30 000 disparu·es pendant la dictature.

Dans le Musée et lieu de mémoire de l’Esma, classé au patri­moine mondial de l’Unesco, des photos des 30 000 disparu·es pendant la dictature. Crédit : Anita Pouchard Serra pour La Déferlante.

L’objectif des inter­ven­tions, dans le cadre scolaire ou ailleurs, est de créer un pont entre ces récits et le présent. « Certain·es pensent que c’est un truc qui s’est passé il y a longtemps, et voilà c’est fini. En nous voyant à peine plus âgé·es, elles et ils nous écoutent et se disent “fina­le­ment, ce n’est pas si loin de nous, peut-être que ça aurait pu nous arriver” », poursuit Karen. Ainsi, parfois, des conver­sa­tions se nouent avec des partisan·es de Javier Milei, qui finissent par s’interroger sur leur choix.

 

Pour Juan Pablo aussi, le nerf de la guerre est le dialogue. Il lie la poussée fasciste actuelle à l’ignorance et aux fai­blesses de la mémoire col­lec­tive. « C’est pour ça que nous passons notre temps à en parler, dit-il. La mémoire, ce n’est pas juste un mot roman­tique. C’est un outil puissant. Indépendamment de qui est au gou­ver­ne­ment, nous devons continuer. Il faut sortir, parler aux gens qui ne savent pas, convaincre, conscien­ti­ser. C’est ce que nous faisons tous les jours, à la Casa por la Identidad. »

 


« Ce qui me paraît dingue, c’est de désirer la même chose que mes grands-parents. Un souhait si simple, contenu en deux mots : une Argentine juste et équitable. »

Lucila Soto, étudiante en audiovisuel


 

Au-delà des mesures mettant en péril l’État de droit, l’Argentine connaît également une explosion de la pauvreté, alimentée par la politique d’austérité orches­trée par Javier Milei.
À Río Grande, dans la province de Terre de Feu, à l’extrême sud de ce pays gigan­tesque, Lucila Soto, 24 ans, étudiante en audio­vi­suel, mène elle aussi le combat de Nietes. Par le biais de messages ins­tan­ta­nés, elle raconte : « J’ai peur pour ma famille, pour moi, pour les gens qui m’entourent et les autres. Ne pas savoir si nous arri­ve­rons à boucler les fins de mois est insup­por­table. » Elle explique qu’il y a seulement quelques mois, sa famille faisait partie de la classe moyenne et vivait grâce au salaire de sage-femme de sa mère, qui exerce dans un hôpital public. Aujourd’hui, elle a réduit de moitié son ali­men­ta­tion et ne consomme quasiment plus de fruits et de légumes… « Ce qui me paraît dingue, c’est de désirer la même chose que mes grands-parents. Un souhait si simple, contenu en deux mots : une Argentine juste et équitable. » Une aspi­ra­tion et une inquié­tude partagées par Ana, l’étudiante en psy­cho­lo­gie : « L’avancée de l’extrême droite, on la voit en Argentine, mais c’est une réalité mondiale. C’est très pré­oc­cu­pant. On espère que le monde entier nous regarde. » •

Karen Maydana Galván, l’une des membres du collectif Nietes.

Karen Maydana Galván, l’une des membres du collectif Nietes. Crédit : Anita Pouchard Serra pour La Déferlante.

Plusieurs générations d’activistes pour la justice et la vérité

L’action des Nietes s’inscrit dans une longue généa­lo­gie de luttes pour la mémoire, la justice et la vérité débutée en avril 1977 avec la naissance du mouvement des Mères de la place de Mai, bientôt suivi de celui des Grands-Mères de la place de Mai (Madres y Abuelas de Plaza de Mayo) : une poignée de femmes qui, en pleine dictature militaire, demandent la vérité sur la dis­pa­ri­tion de leurs enfants, souvent de jeunes adultes, et de leurs petits-enfants alors bébés ou en bas âge.

Une géné­ra­tion plus tard, en 1995, celle des enfants des 30 000 disparu·es devenu·es adultes crée l’association Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio (dont l’acronyme, écrit avec des points, H.I.J.O.S, signifie « fils et filles » en espagnol).

Dans la lignée des Madres et des Abuelas, en réponse à l’impunité et aux lois d’amnistie, elles et ils réclament la condam­na­tion de toutes les personnes res­pon­sables des meurtres et dis­pa­ri­tions sous la dictature.
Les « procès pour la vérité » n’ont véri­ta­ble­ment commencé que dans les années 2000. À l’heure actuelle, alors que Javier Milei rela­ti­vise et justifie les crimes contre l’humanité commis par la dictature et remet en cause le bilan des 30 000 disparu·es, 80 pro­cé­dures sont toujours en cours.

 

Ce reportage a été édité par Chloé Devis.


(1) À la date du 22 mars 2024, 1 176 personnes ont été condam­nées selon les chiffres gouvernementaux.

(2) Le maté est une infusion de feuilles de hierba maté séchées, dont la consom­ma­tion est très répandue en Argentine.

(3) En espagnol, petite-fille se dit « nieta » et petit-fils « nieto ». Le pluriel s’exprime clas­si­que­ment par le masculin générique « nietos ». Le « e » inclusif dans nietes efface les marques du genre.

(4) En février 2024, des député·es du parti pré­si­den­tiel ont présenté une pro­po­si­tion de loi qua­li­fiant l’avortement de délit, passible d’une peine carcérale.

Résister en féministes

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°15 Résister, parue en août 2024. Consultez le sommaire.

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