Espagne : dans les coulisses d’un tribunal spécialisé dans les violences conjugales

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Avec une législation par­mi les plus pro­tec­trices d’Europe, l’Espagne fait figure de modèle dans la lutte contre les vio­lences conju­gales. Depuis 2004, le nombre de féminicides y a chuté de 25%. Mais les juges espa­gnols réclament des moyens supplémentaires, et les asso­cia­tions et femmes concernées sou­haitent que la loi aille plus loin. Reportage à Malaga dans un tri­bu­nal spécialisé dans le trai­te­ment de ces violences.

L’imposant bloc de béton contraste avec le décor des mon­tagnes de Malaga qui lui font face. C’est le palais de jus­tice. Au troisième étage de ce bâtiment de 70 000 m², sur une porte en verre, un écriteau en lettres blanches sur fond vert annonce : « Tribunal dédié à la vio­lence à l’égard des femmes ». Il faut tra­ver­ser un open space où tra­vaillent une dizaine d’auxiliaires de jus­tice, puis emprun­ter un cou­loir avant d’arriver au bureau de María Concepción de Montoya, magis­trate spécialisée dans les vio­lences de genre.

Sur les 3 500 tri­bu­naux que compte l’Espagne, 106, dont trois à Malaga, traitent exclu­si­ve­ment les affaires pénales et civiles concer­nant les vio­lences com­mises sur des femmes dans le couple. Les juges – un ou une par tri­bu­nal – y ins­truisent les dos­siers et sont habilité·es à juger les délits dits « légers » (insultes, har­cè­le­ment, menaces) en pré­sence de procureur·es spécialisé·es. Ces magistrat·es reçoivent une for­ma­tion spé­ci­fique en ligne d’une durée de seize heures. Trois salles au sous-sol accueillent exclu­si­ve­ment les pro­cès pénaux de vio­lences de genre avec trois autres juges – un équi­valent des tri­bu­naux cor­rec­tion­nels fran­çais mais spé­ci­fi­que­ment dédiés aux vio­lences de genre. Les délits les plus graves sont jugés dans des cours régio­nales (audien­cia pro­vin­cial), et les crimes au tri­bu­nal del jura­do, com­pé­tent pour les meurtres et assas­si­nats (les assises françaises).

Cette semaine-là, en février der­nier, María Concepción de Montoya, che­veux auburn fri­sés tom­bant sur un blou­son en cuir, est de garde. En plus de gérer les dos­siers en cours, elle audi­tionne les hommes vio­lents ayant été arrê­tés et reçoit les femmes qui viennent de dépo­ser plainte. La jus­tice a 72 heures pour trai­ter une plainte « urgente » pour vio­lences de genre. « Protéger les femmes vic­times doit être notre prio­ri­té », énonce avec éner­gie la juge de 50 ans, à la tête de cette juri­dic­tion depuis qua­torze ans

Ces tri­bu­naux ont été créés en 2004, date de la pro­mul­ga­tion de la « loi de mesures de pro­tec­tion inté­grale contre les vio­lences de genre » exer­cée par un (ex-)partenaire. « La vio­lence de genre n’est pas un pro­blème qui concerne la sphère pri­vée. Elle se mani­feste au contraire comme le sym­bole le plus bru­tal de l’inégalité. Il s’agit d’une vio­lence exer­cée sur les femmes pour le simple fait d’être femme », peut-on lire dans le pré­am­bule à la loi-cadre. La vio­lence exer­cée par un homme sur une femme dans le couple est donc deve­nue un délit par­ti­cu­lier en Espagne. Et cela consti­tue une avan­cée spec­ta­cu­laire dans un pays qui a long­temps mis de côté les droits des femmes, rap­pelle la socio­logue Glòria Casas Vila¹: « En Espagne, à cause de la dic­ta­ture de Franco [1939–1975], les femmes avaient peu de droits. Par exemple, jusqu’à la réforme de 1981, elles ne pou­vaient pas divor­cer. Les mou­ve­ments fémi­nistes ont réus­si à conqué­rir ces droits basiques, puis à faire voter une loi sur les vio­lences. »

LE FÉMINICIDE QUI A BOULEVERSÉ L’ESPAGNE

C’est à la suite du fémi­ni­cide d’Ana Orantes le 17 décembre 1997, que la néces­si­té d’une telle loi, por­tée par le PSOE (Parti socia­liste ouvrier espa­gnol), s’est impo­sée. Ana Orantes avait dépo­sé quinze plaintes contre son mari. Après la pro­non­cia­tion de leur divorce, un juge l’avait obli­gée à par­ta­ger le domi­cile fami­lial avec lui. Quelques jours avant d’être tuée, brû­lée vive par son ex-conjoint, Ana Orantes avait racon­té dans une émis­sion de télé­vi­sion ses « qua­rante ans à prendre des coups ». C’est leur fille de 14 ans qui a décou­vert le cadavre de  sa mère en ren­trant de l’école. « Le fémi­ni­cide d’Ana Orantes a bou­le­ver­sé la socié­té espa­gnole », se sou­vient Flor de Torres, pro­cu­reure délé­guée d’Andalousie à la vio­lence faite aux femmes, au par­quet depuis trente ans, dont dix-sept de spé­cia­li­sa­tion. « Les ins­tances judi­ciaires n’ont pas su répondre à sa demande de pro­tec­tion. On ne peut pas bien juger de telles vio­lences entre deux affaires de vols. Ces femmes ont besoin de per­son­nels for­més qui vont écou­ter leur parole sans la remettre en cause. »

Dans son bureau, la juge María Concepción de Montoya essaie d’appliquer ce prin­cipe, tout en gérant le flux conti­nu des audi­tions. Ce matin-là, elle entend un témoin dans le cadre d’une ins­truc­tion : il a vu un agres­seur – depuis pla­cé en déten­tion pro­vi­soire – jeter de l’essence sur sa com­pagne. Abordant un autre sujet entre deux renou­vel­le­ments de mesures d’éloignement, elle se féli­cite d’une modi­fi­ca­tion de la loi, en 2020 : « À pré­sent, nous sommes éga­le­ment com­pé­tentes pour les femmes trans, elles ne sont plus dis­cri­mi­nées. » Exit les pré­re­quis tels le trai­te­ment médi­ca­men­teux ou le chan­ge­ment d’état civil.

Midi. Après quatre heures d’audition, une femme vêtue d’un uni­forme blanc de soi­gnante s’assoit en face du bureau de la juge. Ses jambes tremblent. « J’ai un pro­blème avec l’alcool, mon mari m’insulte quand je bois… Il m’a don­né une grande baffe, il a dit qu’il vou­lait me faire inter­ner. » Elle parle fort. « Je vous écoute », lui dit la juge dou­ce­ment. « Je lutte pour sur­vivre », lâche la tren­te­naire à bout de souffle. La juge lui pro­pose que son avo­cat l’emmène en « salle des vic­times » ; une pièce avec cana­pés et jouets d’enfants qui per­met aux femmes de se poser quelques heures et de ne pas croi­ser leur agres­seur – dans les faits, seuls deux des trois tri­bu­naux donnent direc­te­ment accès à cette salle.

Deux jours plus tard, après avoir enten­du le conjoint d’une femme vio­len­tée, María Concepción de Montoya ouvre le dos­sier d’un « délit léger ». Elle reçoit d’abord la plai­gnante, 35 ans, fou­lard fuch­sia autour des che­veux. La pro­cu­reure est pré­sente par visioconférence.

« Il vous a insul­tée ? » demande la juge. « Oui, pour que j’avorte. Il m’a appe­lée jusqu’à onze fois par jour, il est venu à mon tra­vail… » Dix minutes plus tard, la magis­trate fait entrer l’ex-conjoint mis en cause. Il s’assoit sur une chaise dans l’encadrement de la porte – pour res­pec­ter les règles de dis­tan­cia­tion liées à la crise sani­taire. L’homme recon­naît s’être ren­du au tra­vail de son ex-compagne ain­si que les appels constants « pour savoir ce qu’elle allait faire, pour qu’elle avorte, ça me ren­dait fou de pas savoir ». Il est condam­né à six mois d’éloignement avec un sys­tème de géo­lo­ca­li­sa­tion per­ma­nente et à cinq jours de « tra­vail au béné­fice de la com­mu­nau­té ». Le taux de condam­na­tion dans les tri­bu­naux spé­cia­li­sés qui jugent les délits légers était en 2012 de 74 % contre 50 % dans les tri­bu­naux pénaux. D’après un clas­se­ment éta­bli par le réseau euro­péen de data­jour­na­lisme (EDJnet) à par­tir de don­nées d’Eurostat, l’Espagne est le troi­sième pays (sur 19) comp­tant le moins de fémi­ni­cides conju­gaux pro­por­tion­nel­le­ment à la popu­la­tion fémi­nine totale. Par com­pa­rai­son, la France, se classe au hui­tième rang². Les actions mises en place semblent donc por­ter leurs fruits, même si les Espagnoles se décla­rant vic­times ne sont encore que 27 % à dépo­ser plainte – et seule­ment 14 % en France.

CHERCHER LES CICATRICES

La loi de 2004 a éga­le­ment créé les uni­tés d’évaluation médico-légale inté­grale (UVIF) dédiées à la vio­lence de genre. Celle de Malaga est située au sous-sol du palais. On y accède par d’immenses cou­loirs bleu gris laby­rin­thiques. Esperanza López Hidalgo, méde­cin légiste, coor­donne une équipe de quatre psy­cho­logues, quatre tra­vailleuses sociales et deux méde­cins légistes, qui s’entretiennent sépa­ré­ment avec la vic­time, l’agresseur et par­fois les enfants. Les juges sai­sissent uni­que­ment ces uni­tés pour les cas de vio­lences dites « habi­tuelles » (tra­duc­tion lit­té­rale de « mal­tra­to habi­tual » pour carac­té­ri­ser des faits de vio­lences psy­cho­lo­giques accom­pa­gnées de vio­lences phy­siques, sexuelles ou ver­bales per­pé­trées sur plu­sieurs années). « Cela nous per­met d’évaluer la vio­lence psy­cho­lo­gique, pré­cise la juge Montoya, et de savoir dans quelles condi­tions vivent les enfants. » Travaillant en duo, Ana Sánchez, psy­cho­logue, et Elena Rodríguez  assis­tante sociale, cherchent « à connaître les anté­cé­dents, la dépen­dance finan­cière, le niveau d’anxiété, le risque de réci­dives… ». La psy­cho­logue éva­lue aus­si la « consis­tance émo­tion­nelle » et tente de mesu­rer l’impact psy­cho­lo­gique des violences.

Au-dessus d’un grand pla­card, des ours en peluche sur­plombent le cou­loir où se trouve le bureau de la coor­di­na­trice. Ici, la méde­cin Esperanza López Hidalgo cherche les lésions ou cica­trices sur le corps des femmes, scrute les pré­cé­dents cer­ti­fi­cats médi­caux et les pho­tos de bles­sure. « Le patriar­cat crée cette idée de supé­rio­ri­té des hommes, c’est donc cru­cial d’examiner les femmes avec cette pers­pec­tive de genre… Elles souffrent et sont pas­sées par nombre de bureaux ; on ne doit pas leur cau­ser d’autres pré­ju­dices. » Quinze à vingt dos­siers sont trai­tés ici chaque mois. « Notre grand défi, c’est la coor­di­na­tion car les vic­times sont par­fois un peu per­dues, avec toutes ces ins­ti­tu­tions auprès des­quelles elles doivent faire des démarches », ajoute Inés Doménech, direc­trice de l’Institut de méde­cine légale, ex-coordinatrice de l’unité d’évaluation médicale.

LA VOIX DES SURVIVANTES

« Perdue. » C’est le sen­ti­ment qu’a éprou­vé Ana Padial, hôtesse de caisse dans un super­mar­ché, à la suite de la plainte qu’elle a dépo­sée pour menaces en 2011 contre son mari. « Je n’avais jamais été dans un tri­bu­nal, j’ai trou­vé la jus­tice froide, j’avais l’impression d’être toute petite », se sou­vient cette femme de 46 ans, qui a subi des vio­lences psy­cho­lo­giques et phy­siques de la part du père de son fils avec qui elle a vécu vingt ans. Au pro­cès, en 2013, « ter­ri­fiée », elle a usé de son droit à ne pas témoi­gner contre lui ³. « Ils ont pu seule­ment le condam­ner pour ce qui était évident : il avait vou­lu brû­ler la mai­son et m’avait mena­cée. » L’ex-conjoint a été condam­né à deux ans de pri­son ferme.

Échaudée par son expé­rience du par­cours judi­ciaire, Ana Padial a cofon­dé en 2013 l’Asociación de super­vi­vientes de vio­len­cia de géne­ro (Amusuvig, Association des sur­vi­vantes de la vio­lence de genre) qui accom­pagne dans leurs démarches 50 à 80 vic­times par an. Parmi elles, nombre de « femmes exi­lées vio­len­tées, qui n’ont pas leur famille près d’elles. Quand on arrive face à un·e juge, on a besoin d’empathie, mais on te rem­plit les mains de pros­pec­tus. Personne ne t’explique les choses avec tes mots ou dans ta langue… Pour faire bais­ser le stress des femmes, nous les infor­mons : on leur dit par exemple qu’un·e procureur·e sera de leur côté, qu’elles pour­ront deman­der un paravent au pro­cès pour ne pas voir leur agres­seur », détaille Ana Padial, ins­tal­lée à son bureau au siège de l’association, à côté d’une salle dédiée aux enfants pleine de jeux bariolés.

Ana Padial n’est pas la seule à avoir souf­fert d’un mau­vais accueil de la jus­tice. La socio­logue Glòria Casas Vila a inter­ro­gé 60 femmes vic­times entre 2010 et 2015. Si la plu­part ont évo­qué un accueil cor­rect dans les com­mis­sa­riats, toutes ont rele­vé « un manque d’empathie » de la jus­tice et une « faible prise en compte de la dif­fi­cul­té de leur situa­tion émo­tion­nelle et de [leur] ter­reur lorsqu’elles arrivent au tri­bu­nal ». La cher­cheuse pré­cise : « Il y a une vio­lence ins­ti­tu­tion­nelle, empreinte de sexisme et de racisme, même si cela ne remet pas en cause le besoin de tri­bu­naux spé­cia­li­sés. »

MIEUX PROTÉGER LES ENFANTS

Malgré les avan­cées qu’a per­mises la loi, nombre d’organisations fémi­nistes alertent sur les amé­lio­ra­tions à y appor­ter. La béné­vole Ana Padial milite pour « une équipe de pre­mière heure » au tri­bu­nal avec un·e psy­cho­logue, un·e travailleur·euse social·e, un·e avocat·e et une sur­vi­vante qui sou­tien­drait la plai­gnante du début à la fin et décryp­te­rait le pro­ces­sus judi­ciaire. Consciente des limites du sys­tème, la juge Montoya aime­rait quant à elle qu’un·e avocat·e et un·e psy­cho­logue soient dis­po­nibles pen­dant les gardes des juges au tri­bu­nal « pour prendre en compte le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té des vic­times, les aider à sur­mon­ter leur peur de témoi­gner ». La parole des sur­vi­vantes reste encore trop peu prise en compte par la jus­tice, estime l’association Amusuvig. « On dirait que les pou­voirs publics ne veulent pas par­ler des dys­fonc­tion­ne­ments », déplore Ana Padial, qui plaide pour davan­tage d’échanges entre asso­cia­tions et jus­tice. « On a reçu une femme dont l’ex-conjoint avait fait neuf mois de pri­son en 2012 pour des vio­lences com­mises sur elle. Mais il conti­nuait à la mena­cer, et ses nou­velles plaintes n’aboutissaient pas. En 2018, cet homme a tué sa nou­velle com­pagne, à Viñuela. Pour notre béné­fi­ciaire et son enfant, ça a été un trau­ma­tisme. »

Sagrario Nieto Vera, avo­cate spé­cia­li­sée, ex-présidente et mili­tante de l’association fémi­niste Violencia Cero (Violence zéro) sou­ligne de son côté que les stages de sen­si­bi­li­sa­tion pour les auteurs de vio­lence n’ont pas d’effet. La pro­cu­reure Flor de Torres ne dit pas autre chose : « La réin­ser­tion est un échec. Notre défi est de prendre en charge les hommes vio­lents avec des thé­ra­pies effec­tives pour qu’ils ne trans­mettent pas leur vio­lence à leurs enfants. »

Concernant la pro­tec­tion des enfants, en 2015, la loi a éta­bli que les mineur·es exposé·es à la vio­lence de genre sont éga­le­ment considéré·es comme vic­times. Mais Ana Padial estime que des lacunes sub­sistent mal­gré tout : pen­dant son divorce, elle s’est vu impo­ser un régime de garde d’un week-end sur deux jusqu’aux 14 ans de son fils. Ce der­nier a alors pu deman­der au juge de ne plus voir son père, qui a fina­le­ment per­du ses droits paren­taux. « Mon fils a dû subir le com­por­te­ment de son père pen­dant des années. Aujourd’hui, il va bien, mais si un jour il est violent, ce sera la faute de la socié­té. »

Il suf­fit d’assister à une audience pour « divorce conten­tieux » au tri­bu­nal spé­cia­li­sé, pour consta­ter à quel point le main­tien des liens entre des pères recon­nus vio­lents et les enfants peut être tenace. Le regard inquiet, une jeune femme vêtue de noir écoute la juge Montoya. Son ex-conjoint, ins­tal­lé à l’autre bout de la salle d’audience est sous le coup d’une ordon­nance d’éloignement. « Pour la tran­quilli­té de votre fille et pour que Monsieur contrôle son agres­si­vi­té, je pro­pose des visites super­vi­sées, déclare la juge. Et si, dans un an, cela se passe bien, nous envi­sa­ge­rons d’accroître ces droits de visite. » La mère secoue la tête d’agacement quand la magis­trate demande la pour­suite des appels vidéo. « Il voit où je suis via la camé­ra, il conti­nue de vou­loir m’épier. » La juge insiste : « Pour votre fille, c’est impor­tant de ne pas rompre la rela­tion avec son père. » Ce der­nier devra ache­ter une tablette à sa fille pour que les appels ne se déroulent plus sur le télé­phone de la mère. L’avocate Sagrario Nieto Vera s’en désole : « Il est rare de réus­sir à sus­pendre un régime de visite. Et les agres­seurs uti­lisent les enfants pour main­te­nir le contrôle. »

LE TEMPS TROP LONG DE LA JUSTICE

Au même titre que Violencia Cero et que la plu­part des asso­cia­tions fémi­nistes du pays, Sagrario Nieto Vera déplore éga­le­ment la sur­charge de tra­vail des tri­bu­naux. La moyenne de trai­te­ment entre une plainte et un juge­ment est de quatre ans à Malaga. En février 2021, un cas a été par­ti­cu­liè­re­ment révé­la­teur de ce dys­fonc­tion­ne­ment : un homme a ten­té de tuer son ex-compagne et une amie à elle en leur jetant de l’acide au visage. Une pro­cé­dure était en cours contre lui pour des vio­lences envers la mère de son fils datant de 2016, pour laquelle il n’a été condam­né qu’après la ten­ta­tive de fémi­ni­cide, à six mois de prison.

Malgré un bud­get d’un mil­liard d’euros sur cinq ans, approu­vé par un « pacte d’État contre la vio­lence de genre » en 2017, le manque de moyens se fait sen­tir. Faute d’effectifs suf­fi­sants, les juges spécialisé·es ne peuvent assu­rer des gardes qu’entre 8 heures et 13 heures. Le reste du temps, elles sont confiées à des juges d’instruction sans spé­cia­li­sa­tion. Les asso­cia­tions fémi­nistes estiment éga­le­ment que la for­ma­tion des magistrat·es, d’une durée de seize heures, est insuf­fi­sante. L’association Violencia Cero et la juge Montoya demandent aus­si l’ouverture d’un qua­trième tri­bu­nal à Malaga. L’arrivée d’un·e juge et de greffièr·es sup­plé­men­taires per­met­trait d’« évi­ter les sou­cis avec des juges pas for­cé­ment formé·es ».

Élargir le spectre de la loi à l’ensemble des vio­lences (sexuelles, sexistes au tra­vail, etc.), comme le réclame Violencia Cero est une reven­di­ca­tion natio­nale des fémi­nistes : « L’agression d’une femme par son voi­sin n’est pas jugée dans ces tri­bu­naux dans la mesure où ce n’est pas son conjoint, alors qu’il s’agit bien d’une vio­lence de genre », pointe l’avocate Sagrario Nieto Vera. « De plus, les chiffres ne rendent pas compte du nombre réel de femmes  assas­si­nées, puisque la belle-soeur, la mère, la fille tuées au même moment que la conjointe ne sont pas comp­ta­bi­li­sées dans les sta­tis­tiques, pas plus que les fémi­ni­cides de tra­vailleuses du sexe. » La socio­logue Glòria Casas Vila com­plète : « Dans l’affaire de Pampelune (une jeune femme vic­time de viols par plu­sieurs hommes,) la plai­gnante n’a pu béné­fi­cier du sta­tut de vic­time de vio­lence de genre. Elle n’a donc pas eu accès aux aides sociales et finan­cières dédiées, ça pose vrai­ment pro­blème. » La cher­cheuse pointe la pos­si­bi­li­té d’une évo­lu­tion, avec des modèles comme la Catalogne, où la loi régio­nale de 2008 inclut toutes les vio­lences des hommes, « sans exi­ger une rela­tion conju­gale entre agres­seur et vic­time ».

Mais pour avan­cer encore, il fau­dra contrer les conser­va­teurs, issus des rangs du par­ti libé­ral Ciudadanos ou du par­ti néo-franquiste Vox, qui gagnent du ter­rain et ne cessent de remettre en ques­tion la loi-cadre de 2004. Le tri­bu­nal suprême, sai­si plus de cent fois, a pour­tant sta­tué sur la consti­tu­tion­na­li­té de cette loi et du trai­te­ment juri­dique dif­fé­ren­cié pour les femmes. La pro­cu­reure Flor de Torres appuie : « Quand les femmes ne seront plus vio­len­tées et tuées sim­ple­ment parce qu’elles sont des femmes, on n’aura plus besoin d’une telle loi, mais ça n’est pas le cas aujourd’hui. Et ce n’est pas sim­ple­ment en Espagne mais aus­si en France et par­tout dans le monde. Cela requiert un prin­cipe d’intervention de l’État, une dis­cri­mi­na­tion posi­tive, pour que l’on puisse arri­ver à une éga­li­té de droits entre les hommes et les femmes. »

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1. Autrice de la thèse « Violences machistes et média­tion fami­liale en Catalogne et en Espagne. Enjeux de la mise en oeuvre d’un cadre légal d’inspiration fémi­niste », uni­ver­si­té de Lausanne, 2018.

2. Voir « Féminicides en Europe : une com­pa­rai­son entre dif­fé­rents pays », European Data Journalisme Network, 2017.

3. En Espagne, les plai­gnantes ont la pos­si­bi­li­té de refu­ser de témoi­gner au procès.

 

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Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°3, parue en septembre 2021. La Déferlante est une revue trimestrielle indépendante consacrée aux féminismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abonnement, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.