Face au nationalisme, la voix des juifs et juives décoloniales

Un peu partout dans le monde, le massacre du 7 octobre 2023 et la réponse géno­ci­daire d’Israël ont fait ressurgir, au sein des com­mu­nau­tés juives, des trau­ma­tismes anciens. Pour sortir de ce cauchemar, des voix déco­lo­niales entendent mener la lutte contre les natio­na­lismes et les racismes. 
Publié le 26 juillet 2024
Le 6 novembre 2023, des militant·es du groupe Jewish Voice for Peace (Voix juive pour la paix) se rassemblent au pied de la statue de la Liberté, à New York, afin d’exiger un cessez-le-feu à Gaza, bombardée par l’armée israélienne.
Le 6 novembre 2023, des militant·es du groupe Jewish Voice for Peace (Voix juive pour la paix) se ras­semblent au pied de la statue de la Liberté, à New York, afin d’exiger un cessez-le-feu à Gaza, bombardée par l’armée israé­lienne. Crédit : Stephanie Keith / Getty images / AFP

Il y a vingt ans, j’ai accom­pa­gné ma grand-mère à Tunis, où elle est née. Elle n’y avait pas remis les pieds depuis les années 1950. Au gré de nos longues marches dans le quartier juif de la médina, je la voyais recon­naître des endroits qui lui étaient familiers.

On s’adressait à elle en tunisien, sa langue mater­nelle, qu’elle n’avait pas parlé depuis un demi-siècle, comme s’il était évident que cette touriste n’en était pas vraiment une. Elle com­pre­nait tout, mais ne répondait qu’en français. Lorsqu’elle formula auprès d’un vieux monsieur de lointains souvenirs de noms de rue, il fit un geste de la main et nous le suivîmes. Nous arrivâmes alors devant une maison haute à la peinture écaillée, habillée d’une large porte – peut-être me semblait-elle immense parce que j’étais tout petit. Face à l’immeuble qui l’a vue grandir, son émotion pudique me saisit. C’est à cet endroit que j’ai rencontré ma grand-mère.

Avec ses parents et ses dix frères et sœurs, elle est arrivée en France quelque temps après l’indépendance de la Tunisie, proclamée en 1956. Une fois sur place, elle a juré à ses parents de ne dire à personne qu’elle était juive et tuni­sienne. À ce jour, promesse tenue. Sa judéité a été engloutie, son prénom francisé, sa langue mater­nelle oubliée dans le fond de sa gorge. Son accent est la seule marque qui résiste à l’assimilation : une amie tuni­sienne me l’a fait remarquer, en l’entendant un jour au téléphone. Ma grand-mère m’en voudrait de raconter son secret. Pardonne-moi : tu veux oublier notre tuni­sia­ni­té et notre judéité, quand je les cherche fré­né­ti­que­ment dans tous tes tristes sourires.

Je n’ai jamais vu ton regard s’illuminer lorsque tu me parles d’Israël. Je ne crois pas que cette terre existe autrement que comme une idée sans contours. L’appel du retour qui t’anime en silence est un rêve tunisien. Ton parcours de migration post­co­lo­nial a pulvérisé ta judéité. En ce qui me concerne, l’attaque du 7 octobre 2023 et la réponse géno­ci­daire d’Israël ont précipité ma crise iden­ti­taire. Je ne suis pas le seul : le 31 octobre 2023, nous étions 85 à signer une tribune dans Libération, refusant que ce massacre soit commis en notre nom (1). Nous sommes beaucoup de juifs et de juives à tisser des liens entre l’écrasement des Palestinien·nes et notre histoire mil­lé­naire d’engloutissement. Ce tressage fait réémerger la notion de dia­spo­risme, ce vœu de dis­per­sion partout sur terre qui nous invite à « construire notre foyer partout où nous sommes » plutôt que de tomber dans le piège du sionisme, qui « exige qu’on “rentre à la maison” », selon la formule ful­gu­rante de la poétesse états-unienne Melanie Kaye/Kantrowitz.

« Faux juifs et fausses juives », « idiot·es utiles de l’antisémitisme », « juifs et juives qui se détestent »… certaines orga­ni­sa­tions juives, de droite comme de gauche, mul­ti­plient les critiques à l’égard des dia­spo­ristes. Pourtant, c’est pré­ci­sé­ment cette voix juive, trans­na­tio­nale et connectée aux trau­ma­tismes des autres, qui me guérit. Celle qui entend faire bloc contre le natio­na­lisme, le racisme d’État et la des­truc­tion des Palestinien·nes. La même qui rêve à la réparation.


« La diaspora est une libre cir­cu­la­tion, un mouvement continu, incom­pa­tible avec la rigidité natio­na­liste de l’extrême droite. »

Sam Leter, du collectif Tsedek !


Pour Sarah*, la mise en cause du sionisme est née d’une « expé­rience per­son­nelle de la violence d’État en Israël ». Membre de Kessem, un collectif juif féministe déco­lo­nial né en novembre 2023 réunis­sant mili­tantes asso­cia­tives et syn­di­cales, cette Franco-Israélienne de 35 ans se souvient de son enfance passée dans une colonie israé­lienne à « s’enfuir de l’école dès 9 ans, afin d’échapper au lavage de cerveau qu’y subissent les petit·es. Là-bas, on te montre des photos d’enfants déporté·es dans un gymnase pour la Journée de la Shoah. Puis un soldat armé vient te dire que, à 18 ans, il faudra défendre le pays pour empêcher que ça arrive de nouveau. Israël prétend vouloir protéger les juifs et les juives, mais on y naît pour devenir de la chair à canon. »

Une histoire manipulée pour justifier la violence d’Israël

 

Certain·es s’opposent à ce destin. Micki*, Franco-Israélienne de 39 ans, a refusé de faire son service militaire au début des années 2000 : « La réalité pales­ti­nienne n’est pas montrée dans les médias israé­liens, explique-t-elle. Il faut la découvrir par d’autres moyens. J’ai commencé à lire des historien·nes, des jour­na­listes, et j’ai pris conscience de ces horreurs cachées. Je me suis politisée comme ça. » Après plusieurs années de mobi­li­sa­tion en Cisjordanie contre la construc­tion du mur de sépa­ra­tion (2), elle émigre en France en 2005. Au lendemain du 7 octobre, avec plusieurs ami·es, elle crée Oy Gevalt ! (une expres­sion yiddish qui exprime la détresse dans une situation de danger), une col­lec­tive juive (3) queer anti­ra­ciste composée d’Israélien·nes, de Français·es et d’États-Unien·nes qui sou­haitent construire leur place en tant que juifs et juives dans le mouvement de soli­da­ri­té avec la Palestine. Depuis, la col­lec­tive marche derrière la banderole du Bloc juif, ce groupe de col­lec­tifs juifs – dont Kessem – présent dans toutes les mani­fes­ta­tions pari­siennes unitaires en soutien à Gaza.

Pour ces militant·es, leur inves­tis­se­ment de la judéité et la lutte pour la libé­ra­tion de la Palestine s’inscrivent dans un mouvement commun. « La soli­da­ri­té des juifs et juives avec la Palestine est un idéal de justice qui intègre notre propre processus de guérison en tant que juifs et juives, par lequel nous nous recon­nec­tons à notre histoire, qui a été manipulée pour justifier la violence d’État en Israël », argumente Ita Segev, artiste trans et membre de Jewish Voice for Peace (Voix juive pour la paix), orga­ni­sa­tion anti­sio­niste réunis­sant des milliers de personnes aux États-Unis. Engagée depuis plusieurs années dans les mobi­li­sa­tions en soutien à la Palestine et dans les espaces com­mu­nau­taires trans à New York, la militante dénonce « la mytho­lo­gi­sa­tion de la douleur juive » par Israël, qui sert à justifier les « pires exactions à Gaza et en Cisjordanie » autant qu’à faire des trau­ma­tismes des juifs et des juives un élément indé­pas­sable de leur identité. « Si cette douleur pouvait être trans­for­mée, guérie, quelle serait la nécessité d’un État ethnique sur­mi­li­ta­ri­sé ? », ironise-t-elle.

À la mi-décembre 2023, à Paris, devant le ministère des Affaires étrangères, le Bloc juif, composé de différents collectifs juifs antiracistes, dénonce la guerre et la politique de colonisation menées par l’État israélien avec le soutien du gouvernement français. Anna Margueritat / Hans Lucas

À la mi-décembre 2023, à Paris, devant le ministère des Affaires étran­gères, le Bloc juif, composé de dif­fé­rents col­lec­tifs juifs anti­ra­cistes, dénonce la guerre et la politique de colo­ni­sa­tion menées par l’État israélien avec le soutien du gou­ver­ne­ment français.
Crédit : Anna Margueritat / Hans Lucas

Joana Cavaco, membre du collectif juif anti­sio­niste Erev Rav (4), établi aux Pays-Bas, qui compte désormais plus de quatre-vingts membres, aspire de son côté à ce que les juifs et juives du monde entier « coupent le cordon ombilical empoi­son­né qui les relie à l’État d’Israël ».

Instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme

 

La connexion de ces militant·es avec le peuple pales­ti­nien ne date pas des massacres commis à Gaza après le 7 octobre. Elle s’inscrit dans un rapport familier à la terre, à l’arrachement et à l’exil. Abby Stein, rabbine trans de 32 ans, le résume en une phrase : « Les juifs et juives sont attaché·es à la terre d’Israël – la terre et non l’État – depuis deux mille ans. Malgré les exils, personne n’a réussi à tuer cet atta­che­ment. Dans quel monde a‑t-on pu penser que les Palestinien·nes allaient oublier leur maison en quatre-vingts ans ? » Engagée de longue date dans les luttes fémi­nistes aux États-Unis, elle est une des cofon­da­trices de Rabbis4Ceasefire (Rabbin·es pour un cessez-le-feu) et membre de If Not Now (Si ce n’est pas main­te­nant), mouvement juif états-unien contre l’occupation en Palestine, et de T’ruah, « l’appel rab­bi­nique pour les droits humains ».

Abby Stein a grandi dans une com­mu­nau­té has­si­dique pro­fon­dé­ment opposée à l’idée d’un natio­na­lisme juif : « J’ai entendu toute mon enfance que l’État d’Israël ne mettait pas les juifs et les juives en sécurité », se souvient-elle. « Diasporisme » est pour elle « un autre mot pour dire “judaïsme” », qui renvoie à la notion yiddish de doykeit : « l’idée que notre maison se trouve partout où nous sou­hai­tons bâtir nos vies ». Le fait de vivre en diaspora – donc d’être mino­ri­taires là où on réside – permet à ces militant·es de faire bloc aux côtés d’autres popu­la­tions mar­gi­na­li­sées, en lutte per­ma­nente contre leur propre effa­ce­ment, et de penser leur place dans le monde, en tant que juifs et juives et en tant que minorité.

En Europe, ces voix juives qui se mobi­lisent pour la libé­ra­tion pales­ti­nienne tentent de se faire une place dans le débat public. Certaines existent depuis longtemps : pour Gérard Preszow, 69 ans, qui a rejoint l’Union des pro­gres­sistes juifs de Belgique en cachette de ses parents lorsqu’il avait 15 ans, « être juif ou juive ici et main­te­nant » est la condition sine qua non pour se faire entendre. Mais la répres­sion est intense, notamment – ironie cruelle – en Allemagne. Wieland, 46 ans, est membre de Jüdische Stimme (Voix juive), un collectif dia­spo­riste investi par des juifs et des juives de toutes natio­na­li­tés. Il raconte comment le fait d’« être piégé dans le discours allemand et son uti­li­sa­tion abusive de l’identité juive pour soutenir Israël a amené le groupe à être régu­liè­re­ment censuré » : évé­ne­ments annulés, comptes bancaires du collectif fermés à deux reprises… Les militant·es res­sentent « une immense frus­tra­tion ». Mais comme tous les autres groupes dia­spo­ristes, ses effectifs explosent depuis le 7 octobre.

Selon Sam Leter, membre depuis 2023 du collectif juif déco­lo­nial Tsedek ! (Justice, en hébreu) et cofon­da­teur du Decolonial Film Festival, « [en France,] la néces­saire lutte contre l’antisémitisme est ins­tru­men­ta­li­sée à des fins isla­mo­phobes et de soutien à Israël », et le dia­spo­risme s’entend comme « outil de lutte contre la droite et l’extrême droite ». En effet, explique-t-il, « la diaspora est une libre cir­cu­la­tion, un mouvement continu : tu n’es pas fixe dans un endroit », un principe « incom­pa­tible avec la rigidité natio­na­liste de l’extrême droite ». « La diaspora, c’est le contraire de la loi immi­gra­tion, votée par les mêmes qui appe­laient à marcher contre l’antisémitisme le 12 novembre », résume-t-il (5).


« Ce n’est pas anodin que les droites sou­tiennent autant le sionisme. J’y vois leur espoir que les juifs et les juives qui vivent dans leur entourage partent en Israël. »

Abby Stein, rabbine new-yorkaise


En Allemagne aussi, « il y a l’idée très populaire d’un anti­sé­mi­tisme importé par les migrants qui jus­ti­fie­rait une politique d’immigration plus stricte », résume Wieland. Ainsi, selon Sarah, refus du sionisme et lutte contre le racisme ne sont « pas décor­ré­lables » : « On ne peut pas dire qu’on crée un front anti­ra­ciste ici tout en ne remettant pas en cause le nœud patriote et natio­na­liste d’un État colonial. » C’est pour cette raison qu’Israël « méprise les dia­spo­ristes », analyse Sam Leter.

Pour ces militant·es, l’Europe peine à prendre la mesure de son anti­sé­mi­tisme. À leurs yeux, le phénomène n’aurait pas disparu après la Shoah et conti­nue­rait de se mani­fes­ter aujourd’hui dans le champ politique ins­ti­tu­tion­nel. Ainsi, en 2018, Emmanuel Macron avait jugé « légitime » un hommage au maréchal Pétain, estimant qu’il avait été, lors de la Première Guerre mondiale, « un grand soldat ».

Pour parer les contor­sions his­to­riques et rendre visible la présence juive, Oy Gevalt ! organise régu­liè­re­ment des fêtes juives dans l’espace public. Le 28 avril 2024, un séder (dîner) de Pessah, la Pâque juive, s’est tenu dans les rues de Paris en soutien à la Palestine. « La France se reven­dique de la laïcité, mais c’est surtout un État à majorité blanche et chré­tienne qui pense que toute expres­sion d’une autre religion est un signe de “com­mu­nau­ta­risme” », dénonce Micki, la fon­da­trice d’Oy Gevalt !, pour qui « le fait de montrer la religion juive dans la rue, c’est déjà lutter contre l’antisémitisme ». Selon la rabbine Abby Stein, la visi­bi­li­té juive en diaspora « empêche les gou­ver­ne­ments et les États de contrôler l’identité juive ». Elle repense aux Israélien·nes qu’elle rencontre à New York : « Ils me disent que, dans leur pays, elles et ils se sentent israélien·nes, mais qu’aux États-Unis elles et ils se sentent juifs et juives. »

L’engagement décolonial comme réparation du monde

 

La répres­sion des voix juives déco­lo­niales en Europe et aux États-Unis est selon ces militant·es un moyen pour les États de se débar­ras­ser de vieilles culpa­bi­li­tés liées à leur propre exercice de l’antisémitisme. « Nous voyons appa­raître ce discours public selon lequel critiquer Israël ou ques­tion­ner les modalités de son existence mettrait en danger les membres de la diaspora juive », observe Abby Stein. À plusieurs reprises, elle s’est offusquée des propos de Joe Biden. En décembre 2023, lors d’une réception à la Maison-Blanche à l’occasion de la fête de Hanoukka, il a prétendu que les juifs et juives ne pouvaient être plei­ne­ment en sécurité qu’en Israël : « Ça me sidère d’entendre mon président dire que nous avons besoin d’un État étranger pour nous protéger, alors que c’est son travail ! »

La rabbine new-yorkaise voit dans ce posi­tion­ne­ment une manière de se débar­ras­ser du « problème juif » : « Ce n’est pas anodin que les droites sou­tiennent autant le sionisme. J’y vois leur espoir que tous les juifs et toutes les juives qui vivent dans leur entourage partent en Israël. L’idée que les juifs et les juives sont censé·es être dans un endroit spé­ci­fique est intrin­sè­que­ment anti­sé­mite », dénonce-t-elle. Depuis la Belgique, Gérard Preszow résume : « Le dia­spo­risme est un outil contre l’antisémitisme, alors que le sionisme s’en nourrit. »

Surtout, affirmer sa judéité dans les mou­ve­ments de lutte anti­ra­cistes et contre l’extrême droite est un outil puissant de lutte contre l’antisémitisme, défend Sarah, la militante du collectif Kessem. Habituée des assem­blées générales fémi­nistes et en soutien à la Palestine, elle affirme que cette présence « incarnée » permet de créer des ponts entre les personnes. « On est là pour nos camarades, donc ils et elles sont là pour nous. Vivre avec d’autres individus dont on partage les combats, c’est lutter orga­ni­que­ment contre l’antisémitisme. »

Le 12 mars 2024, à Washington, la rabbine Abby Stein (à gauche) interpelle, en compagnie d’autres membres de Jewish Voice for Peace, Hakeem Jeffries, élu démocrate à la Chambre des représentants, qui a multiplié ces derniers mois les prises de position pro-israéliennes.Alex Wong / Getty Images / AFP

Le 12 mars 2024, à Washington, la rabbine Abby Stein (à gauche) inter­pelle, en compagnie d’autres membres de Jewish Voice for Peace, Hakeem Jeffries, élu démocrate à la Chambre des repré­sen­tants, qui a multiplié ces derniers mois les prises de position pro-israéliennes.
Alex Wong / Getty Images / AFP

Cette soli­da­ri­té avec d’autres groupes mar­gi­na­li­sés, « c’est notre seule sau­ve­garde contre l’extrême droite, contre le fascisme, contre la des­truc­tion de la planète, contre toutes les forces plus inté­res­sées par l’accumulation de richesse et la cupidité que par la vie humaine », défend l’artiste états-unienne Ita Segev.

La Shoah, les migra­tions post­co­lo­niales, les exils suc­ces­sifs qui ponctuent les tra­jec­toires des com­mu­nau­tés juives sont autant de trau­ma­tismes que l’augmentation des actes anti­sé­mites un peu partout dans le monde appelle à regarder en face. Pour Gérard Preszow, la « crainte de la renais­sance de la “question juive” » est une évidence qui expli­que­rait le climat de grande tension parmi les juifs et les juives vivant hors d’Israël. Depuis le 7 octobre, nombre de familles, d’amitiés et d’espaces religieux ont éclaté : « Lorsqu’on voit les conflits qui tra­versent nos com­mu­nau­tés, des juifs et des juives qui en accusent d’autres d’être des traîtres, on peut se dire qu’un trau­ma­tisme sup­plé­men­taire a été ajouté à la liste », se désole Wieland, le militant dia­spo­riste allemand.

Minorité dans la minorité, les juifs et les juives dia­spo­ristes anti­co­lo­niaux se réunissent pour soigner ces plaies et conjurer la solitude. Chez Kessem, la notion de soin est « essen­tielle », affirme Rose*, 42 ans. « On s’est ren­con­trées à partir d’un mal-être et d’un sentiment d’isolement. On se récon­forte, on accom­pagne nos doutes, on crée des échos entre nos histoires. » Aux Pays-Bas, Joana Cavaco parle de la « bouée de sauvetage » que constitue « l’engagement en tant que juif ou juive dans toutes les luttes contre les domi­na­tions ».

« En Israël, la condition juive est majo­ri­taire, donc elle est impensée », analyse Micki. Au contraire, selon la rabbine états-unienne Abby Stein, la condition mino­ri­taire en diaspora « donne l’occasion de créer quelque chose de sublime, ancré là où nous sommes ».

Dans la religion juive, il existe un précepte fondateur : le tikkun olam – répa­ra­tion du monde, en hébreu – qui désigne le devoir de lutte contre les injus­tices sociales. Le tikkun olam n’est pas une utopie : il s’inscrit dans l’ici et le main­te­nant… comme la diaspora. Devant le chaos que le 7 octobre et l’offensive géno­ci­daire à Gaza ont généré, les militant·es voient pourtant s’amenuiser l’espoir de guérisons col­lec­tives. Ita Segev a grandi à Jérusalem, qu’elle a quitté en 2011 : « Dans un monde où la Palestine est libre », elle n’exclut pas de retourner sur cette terre. « Si nous pouvons faire foyer partout où nous sommes, ça pourrait aussi être le cas en Palestine », à condition de s’atteler à un travail de répa­ra­tion impli­quant « la déco­lo­ni­sa­tion, le droit au retour et une véritable libé­ra­tion du fleuve à la mer ». « Je crains de ne pas le voir de mon vivant », se désole-t-elle. Ça ne l’empêche pas de rêver à cet horizon. Le même espoir m’anime : les cris des grands-mères pales­ti­niennes – déplacées lors de la Nakba, spoliées de leurs terres en Cisjordanie, mas­sa­crées à Gaza… – répondent au silence de la mienne. •

* Micki et Sarah sont des prénoms d’emprunt ; Rose a souhaité que son nom de famille ne soit pas mentionné.

Tal Madesta Journaliste indé­pen­dant spé­cia­li­sé dans les questions de dis­cri­mi­na­tions, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Fin des monstres (La Déferlante Éditions, 2023).


(1) « Frappes sur Gaza : “Vous n’aurez pas le silence des juifs de France” », Libération, 31 octobre 2023.

(2) En 2002, Ariel Sharon, Premier ministre israélien, lance la construc­tion d’un mur entre Israël et la Cisjordanie occupée. Long d’environ 700 kilo­mètres, il accentue l’isolement des ter­ri­toires palestiniens.

(3) Le terme « col­lec­tive » est utilisé dans les milieux fémi­nistes et queers pour démas­cu­li­ni­ser l’approche de la lutte.

(4) Dans la Bible, erev rav désigne des personnes issues de dif­fé­rents peuples qui se joignent aux Hébreux·ses fuyant l’Égypte, et qui sont consi­dé­rées comme des conver­ties insin­cères. Par extension, le mot désigne les traîtres à la tradition juive.

(5) Le 12 novembre 2023, dans un contexte de recru­des­cence des actes anti­sé­mites, une « marche pour la République et contre l’antisémitisme » est organisé dans plusieurs villes de France. Des per­son­na­li­tés poli­tiques de dif­fé­rents bords y par­ti­cipent, dont le Rassemblement national.

Résister en féministes : la lutte continue

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°15 Résister, parue en août 2024. Consultez le sommaire.

Dans la même catégorie