Faut-il créer un parti féministe ?

À quelques mois de la pré­si­den­tielle et malgré un mouvement social très dynamique, la pos­si­bi­li­té d’un parti féministe est rarement évoquée en France. L’expérience a pourtant déjà été tentée par le passé ou dans d’autres pays. Les mili­tantes Caroline De Haas et Anaïs Leleux, la socio­logue Jules Falquet et la col­la­bo­ra­trice par­le­men­taire Assia Hebbache débattent de l’intérêt et des désa­van­tages qu’il y aurait à créer une telle organisation.
Publié le 12 novembre 2021
Dessin réalisé par Lucile Gautier pour La Déferlante
Dessin réalisé par Lucile Gautier pour La Déferlante.

Caroline De Haas a été candidate aux élections euro­péennes et légis­la­tives, après avoir milité au Parti socia­liste. Elle a cofondé Osez le féminisme ! en 2009, puis le collectif #NousToutes, en 2018. Depuis 2013, elle dirige Egaé, une agence de conseil en égalité pro­fes­sion­nelle, engagée
contre le har­cè­le­ment sexuel.

Jules Falquet est socio­logue, pro­fes­seure des uni­ver­si­tés à Paris 8. Elle étudie les mou­ve­ments sociaux d’Amérique latine et des Caraïbes et, plus largement, les résis­tances col­lec­tives à la mon­dia­li­sa­tion néolibérale.

Assia Hebbache est col­la­bo­ra­trice de la députée Elsa Faucillon (PCF). Elle fait partie du collectif Chair col­la­bo­ra­trice, qui dénonce les violences sexistes et sexuelles à l’Assemblée nationale.

Anaïs Leleux est cofon­da­trice de l’association Pourvoir féministe qui propose gra­tui­te­ment des séances de sen­si­bi­li­sa­tion aux enjeux poli­tiques sous un angle féministe.

 

Un Parti féministe unifié a existé, en Belgique puis en France, dans les années 1970. Initiative féministe est un parti politique féministe suédois créé en 2005. Au Chili, le parti Alternativa feminista s’est créé en 2020, fort de l’énergie des mani­fes­ta­tions monstres portées par les fémi­nistes chi­liennes. Comment trans­for­mer la colère et les reven­di­ca­tions fémi­nistes en chan­ge­ments poli­tiques ? Pour que le bouillon­ne­ment féministe actuel se traduise en règles de vie communes qui rendent la société plus éga­li­taire, faut-il en passer par la création d’un parti politique féministe ?

Pourquoi y a‑t-il moins de femmes que d’hommes qui entrent en politique ?

ASSIA HEBBACHE Cette mise à l’écart des femmes est organisée par et pour les hommes. Depuis 2000, la loi sur la parité oblige les partis à présenter autant de femmes que d’hommes aux élections. Mais cette loi est souvent détournée par les partis qui pré­sentent des femmes dans des cir­cons­crip­tions impos­sibles à gagner. Quand des femmes réus­sissent malgré tout à être élues, tout le monde est surpris.

Par ailleurs, les femmes poli­tiques émergent uni­que­ment si elles sont cooptées. Je dirais même « cha­pe­ron­nées ». Ce sont des hommes qui ont lancé toutes les femmes poli­tiques connues aujourd’hui. Ils les défendent au cœur de leur parti, leur trans­mettent souvent leur propre cir­cons­crip­tion, leur apprennent plein de choses. Mais en retour, c’est une fidélité sans faille qui est attendue. Si jamais la femme investie veut s’autonomiser, c’est souvent une guerre sans merci qui lui est déclarée.

CAROLINE DE HAAS Quand je faisais de la politique, la plupart des hommes disaient : « On aimerait bien mettre des femmes sur nos listes, mais elles ne veulent pas. » A contrario, un sondage avait établi que 76 % des femmes inter­ro­gées avaient envie de prendre des res­pon­sa­bi­li­tés poli­tiques. Donc cet argument qui consiste à dire qu’« elles ne veulent pas » est faux. Les femmes font beaucoup de politique sur le terrain, dans les asso­cia­tions de parents d’élèves, les ONG, etc. Alors pourquoi sont-elles moins présentes dans les partis ? Si on veut s’engager au sein d’un parti, il faut avoir du temps, les moyens finan­ciers (notamment pour faire des dépla­ce­ments ou pour payer un·e baby-sitter les soirs de réunion) et de la confiance en soi. Les femmes ont beaucoup moins de temps. Dans les couples hété­ro­sexuels, elles réalisent, en moyenne, chaque semaine 14 heures de travaux domes­tiques de plus que leur conjoint. Concrètement, ça veut dire qu’elles ont 14 heures de moins que leur conjoint pour faire de la politique, par exemple. Concernant l’argent : les femmes sont plus souvent en situation de précarité que les hommes. Et le dernier élément clé est la confiance en soi. La façon dont on éduque dès le plus jeune âge à la prise de parole en public, qui est un élément central de la confiance en soi, n’est pas la même quand on éduque une petite fille ou un petit garçon. On n’apprend pas de la même façon à confron­ter ses idées, à tester des hypo­thèses, à pouvoir se faire contre­dire, à argumenter.


« J’ai arrêté de faire de la politique en partie parce que c’était un milieu violent. J’ai décidé d’arrêter d’aller dans ces réunions dans les­quelles j’étais méprisée, malmenée, mise sous pression. »
Caroline De Haas


ANAÏS LELEUX Les hommes se sont toujours organisés pour exclure les femmes du pouvoir. Au xviiie siècle, Diderot écrit dans son ency­clo­pé­die au mot femme que « la nature semble avoir conféré aux hommes le droit de gouverner ». On considère alors que les femmes sont des citoyennes passives alors qu’elles ont participé à toutes les émeutes de la Révolution et qu’elles sont très actives au sein des États généraux. Au xixe siècle, des hommes orga­nisent des raids dans des clubs poli­tiques de femmes pour leur « mettre la fessée » ! Ils publient les premiers recueils de blagues misogynes et divulguent les adresses de ces femmes. Les mas­cu­li­nistes qui nous font chier aujourd’hui sur Twitter n’ont rien inventé ! Et plus proche de nous, de Gaulle, père fondateur de la ve République, consi­dé­rait que « les femmes risqu[ai]ent d’altérer l’objectivité, l’impartialité avec lequel il est souhaité que les affaires soient traitées (1) ». On ne sort pas indemne de 1 500 ans d’une histoire pareille !

 

Aujourd’hui, une fois que les femmes sont entrées en politique, comment ça se passe pour elles ?

ASSIA HEBBACHE J’ai travaillé pour un député et je travaille aujourd’hui pour une députée. Je constate tous les jours la dif­fé­rence. Lorsqu’un homme prend la parole, le silence se fait. Quand une femme parle, il y a sys­té­ma­ti­que­ment du bruit. Elle doit répéter plusieurs fois les mêmes choses, demander le silence, attendre, se faire couper la parole.

 

CAROLINE DE HAAS J’ai arrêté de faire de la politique en partie parce que c’était un milieu violent. J’ai décidé d’arrêter d’aller dans ces réunions dans les­quelles j’étais méprisée, malmenée, mise sous pression. De nom­breuses femmes quittent la politique parce qu’il y a une violence sexiste à leur encontre – même si le syn­di­ca­lisme, le monde asso­cia­tif ou le monde pro­fes­sion­nel n’en sont pas exempts –, qui peut s’exercer par des violences morales ou sexuelles. Vous aviez fait un sondage à l’Assemblée avec le collectif Chair col­la­bo­ra­trice qui montrait qu’une col­la­bo­ra­trice par­le­men­taire sur cinq avait subi des agres­sions sexuelles. Alors quand on demande pourquoi les femmes ne restent pas en politique, l’explication est vite trouvée… C’est rationnel de partir. Moi j’ai quitté ce milieu de manière réfléchie pour me protéger.

JULES FALQUET Les rares femmes qui restent sont souvent des « héri­tières ». Ce sont des « épouses de » ou des « filles d’ » hommes poli­tiques qui sont épaulées par des hommes et peuvent subsister dans ce milieu. Pour durer, il faut avoir des appuis.

 

Créer un parti féministe permettrait-il à plus de femmes d’entrer dans la vie politique ?

ANAÏS LELEUX Un parti politique a pour but de conquérir le pouvoir en vue de l’exercer. C’est un lieu de pouvoir, de domi­na­tion. Si nous, fémi­nistes, avons pour objectif de nous affran­chir de ces rapports de domi­na­tion, on ne peut pas le faire au sein d’un parti. Quand bien même on par­vien­drait à s’exempter des domi­na­tions de genre, et fran­che­ment j’en doute, on repro­dui­rait néces­sai­re­ment d’autres domi­na­tions comme celles de race, de classe, etc. Qui serait notre candidate à la pré­si­den­tielle ? Comment ne pas produire de la per­son­na­li­sa­tion en entrant dans une structure de parti ?

 

JULES FALQUET Tout dépend ce qu’on appelle un parti. La plupart des partis poli­tiques qui ont un objectif électoral sont amenés à repro­duire des fonc­tion­ne­ments pervers. Je ne vois pas très bien comment des personnes avec des idées fémi­nistes de fond, c’est-à-dire qui seraient aussi anti­ca­pi­ta­listes, anti­ra­cistes et critiques vis-à-vis de certaines logiques auto­ri­taires, pour­raient se couler dans le moule d’un parti politique élec­to­ra­liste. Ça paraît aussi peu crédible que sou­hai­table. Mais il y a aussi des partis qui savent qu’ils n’auront jamais d’élu·es. Eux peuvent avoir des discours un peu dif­fé­rents. Dans de nombreux pays, certains petits partis très à gauche peuvent se permettre de présenter des can­di­da­tures ou de déve­lop­per des idées plus combatives.

 

ASSIA HEBBACHE Pour exister dans les ins­ti­tu­tions, il faut être dans un parti. Même au cœur de l’Assemblée, on te demande de te rattacher à un parti ou à un groupe. Sinon tu n’as abso­lu­ment aucun pouvoir. Les non-inscrit·es n’ont quasiment pas accès aux outils légis­la­tifs tels que les dis­cus­sions générales, les questions au gou­ver­ne­ment et les journées d’initiative par­le­men­taires. Un·e député·e non-inscrit·e est tota­le­ment invisibilisé·e. Je suis donc plus favorable à ce que des per­son­na­li­tés fémi­nistes, anti­ra­cistes, anti­ca­pi­ta­listes intègrent des groupes d’actions exté­rieurs aux partis poli­tiques, mais qui ont une influence directe sur eux, comme #NousToutes, les Gilets jaunes et le Comité Adama.



« Une partie de la pensée féministe a été digérée, ins­ti­tu­tion­na­li­sée et récupérée par la pensée conser­va­trice, voire raciste. Le piège serait de faire un parti féministe un peu mou. »
Assia Hebbache


CAROLINE DE HAAS Des méca­nismes de domi­na­tion existent dans n’importe quel groupe social constitué. Tout ce qu’on peut faire, c’est avoir conscience de ces rapports de force, les analyser et mettre en place des façons de baisser leur niveau d’impact. En tant que patronne de mon entre­prise (2), je décide du recru­te­ment des gens et de leur salaire. Il y a un rapport de domi­na­tion évident. J’ai essayé de créer un espace de travail dans lequel on s’efforce de faire baisser au maximum cette pression, sans être dupe. Les domi­na­tions sont là.

 

Pourquoi ne pas créer un parti féministe alors ?

ANAÏS LELEUX Pour moi, un parti féministe devrait être un parti anti­mi­li­ta­riste, anti­ca­pi­ta­liste, anti­ra­ciste, etc. Mais on n’a pas besoin d’un parti pour pousser ces idées. Il faut qu’on apprenne à penser hors du cadre des partis et de la ve République, hors même du cadre de l’État.

 

CAROLINE DE HAAS Si on se pose la question d’un parti féministe, c’est que le féminisme est en train de devenir mains­tream. Il est tellement intégré dans les méca­nismes ins­ti­tu­tion­nels de l’État que même le président de la République se dit féministe ! C’est une bonne chose, mais ça oblige les mou­ve­ments fémi­nistes radicaux à réfléchir à leur stratégie. J’essaie de ne pas faire de hié­rar­chie entre mon enga­ge­ment féministe, mon enga­ge­ment écolo (même si je suis plutôt débutante, j’avoue), mon enga­ge­ment anti­ra­ciste, mon enga­ge­ment contre l’antisémitisme, la trans­pho­bie, l’homophobie ou la les­bo­pho­bie. Si un jour, j’ai à nouveau envie de faire la politique, ce sera dans un cadre qui soit à la fois féministe, anti­ca­pi­ta­liste et anti­ra­ciste. Donc je ne veux pas le qualifier. Ou alors j’appelle ça « de gauche » ? Mais aujourd’hui c’est compliqué de dire ça tellement celles et ceux qui se disaient de gauche ont tourné le dos à nos espérances…

 

ASSIA HEBBACHE On part du principe que notre parti féministe serait aussi anti­ca­pi­ta­liste et anti­ra­ciste. Mais une partie de la pensée féministe a été digérée, ins­ti­tu­tion­na­li­sée et récupérée par la pensée conser­va­trice, voire raciste. Le piège serait de faire un parti féministe un peu mou.

 

JULES FALQUET Oui. Je suis très pré­oc­cu­pée par le fait que toutes sortes de gens se reven­diquent d’un prétendu féminisme, qui n’est pas autre chose qu’une manière de dire qu’ils sont opposés aux « autres ». Les autres étant les personnes étran­gères, les immigré·es, les Arabes, les réfugié·es musulman·es, etc. Ce « féminisme » leur sert de prétexte pour déve­lop­per des idées racistes, isla­mo­phobes, à l’égard d’hommes de classes popu­laires. Par exemple, en pré­ten­dant lutter contre le har­cè­le­ment sexuel, de nom­breuses per­son­na­li­tés poli­tiques s’en prennent presque exclu­si­ve­ment aux migrants ou aux jeunes de classe populaire racisés.

 

ASSIA HEBBACHE Et c’est reçu comme ça de la part de ces « autres ». Je parle d’une partie des racisé·es. Je suis aussi militante féministe à Bondy, en Seine-Saint-Denis. Ici, le terme « féministe » est très mal perçu. Les gens ne sont pas contre la pensée féministe, mais ils savent que c’est une attaque contre eux. En consé­quence les femmes de Bondy, qui sont pourtant ultra fémi­nistes, ne disent à aucun moment qu’elles le sont. C’est presque une insulte. Alors qu’elles sont impli­quées dans les asso­cia­tions de parents d’élèves, les maraudes, etc. Même s’il faut reven­di­quer autant que possible le terme « féministe », il vaut mieux parler de « défense des droits des femmes » pour ne pas faire fuir certaines femmes. Il faut aussi préciser que toutes sont concer­nées, même les femmes racisées, même les femmes voilées. Aujourd’hui, les femmes des quartiers popu­laires ne se sentent pas défendues par ce féminisme qui a été récupéré.

Plus géné­ra­le­ment, je pense que la société n’est pas encore arrivée à un niveau de décons­truc­tion suffisant pour aller voter pour un parti féministe. On serait vraiment inau­dibles si on lançait un parti sans avoir plus avancé notre travail quotidien de décons­truc­tion des mentalités.


« Ce qui m’intéresse, c’est de changer radi­ca­le­ment la vie des gens et je considère qu’aujourd’hui l’outil politique ne le permet pas. »
Caroline De Haas


Caroline De Haas, en 2014 vous étiez tête de liste en Île-de-France aux élections euro­péennes pour « Féministes pour une Europe solidaire ». Que retenez-vous de cette expérience ?

CAROLINE DE HAAS Le seul intérêt que j’ai vu à ça et que je verrais à un parti féministe, c’est d’être une orga­ni­sa­tion politique qui vise à occuper l’espace public sans se pré­oc­cu­per de prendre le pouvoir. Pendant la campagne des euro­péennes de 2014, on avait un temps de parole, on était invitées sur les plateaux télé. Et on avait fait des spots à la télé dont un sur le droit à l’avortement qui passait aux heures de grande écoute, juste avant les JT, comme pendant la pré­si­den­tielle. C’était trop stylé ! Il y avait des bulletins de vote fémi­nistes dans de nombreux bureaux de vote en France. Ça a rendu visible la question de l’engagement féministe, de l’égalité, de la trans­for­ma­tion de la société. Mais je trouve qu’il y a d’autres moyens de faire exister le sujet féministe dans l’espace public que de créer un parti.

Existe-t-il des partis fémi­nistes en Amérique latine ? Ou des formes poli­tiques inté­res­santes pour les féministes ?

JULES FALQUET En 2005 au Costa Rica, des mili­tantes avaient créé un parti féministe. Grâce à ça, elles ont pu porter un certain nombre de débats. Dans le reste de l’Amérique centrale, beaucoup de femmes qui avaient combattu les armes à la main dans les guérillas des années 1970–1980 ont préféré se lancer en politique au sein des orga­ni­sa­tions de gauche aux­quelles elles par­ti­ci­paient plutôt que de créer des partis fémi­nistes. Elles ont donc choisi de porter une parole féministe dans des partis de gauche… Ce qui est possible tant que cette parole va dans le même sens que les intérêts du parti, sinon elles sont obligées de rester en retrait. Plus géné­ra­le­ment, sur le continent, des fémi­nistes ont réussi à faire émerger des questions, comme celle de l’interruption volon­taire de grossesse, au sein de leurs partis politiques.

Cependant, si l’on prend l’exemple argentin, c’est surtout dans la rue que les fémi­nistes ont gagné la dépé­na­li­sa­tion de l’avortement, avec l’énorme mobi­li­sa­tion des femmes. C’est une lutte qui a duré plusieurs décennies. Bien sûr, elles sont très atten­tives à ce qui se passe au Parlement et dans les partis, elles réflé­chissent à la meilleure façon d’obtenir le soutien de tel·le ou tel·le député·e, elles ont calculé le moment auquel elles pouvaient essayer de faire passer la loi. Mais la mobi­li­sa­tion des Argentines s’est faite hors du Parlement et de la politique traditionnelle.

 

Les fémi­nistes peuvent-elles changer la société ?

CAROLINE DE HAAS Le problème principal de la gauche écolo, anti­ca­pi­ta­liste, féministe aujourd’hui, il me semble, c’est que nous n’avons pas la capacité de gagner une élection pré­si­den­tielle. J’ai le sentiment que le pays, notamment sous l’impulsion du gou­ver­ne­ment d’Emmanuel Macron, a continué à vriller de plus en plus à droite. On a perdu du terrain sur la bataille de fond, celle des men­ta­li­tés. Pas dans tous les domaines, c’est vrai. Par exemple, on a, je pense, gagné du terrain sur le féminisme.

Ce qui m’intéresse, c’est de changer radi­ca­le­ment la vie des gens et je considère qu’aujourd’hui l’outil politique ne le permet pas. Si jamais on arrivait au pouvoir, on n’aurait pas les moyens de mener les poli­tiques que l’on veut. Les rapports de force éco­no­miques, sociaux dans le pays, en Europe et dans le monde sont en notre défaveur. Malgré tout, je n’ai pas envie de déprimer les gens qui essaient… Sandrine Rousseau et Alice Coffin, j’ai envie de les serrer dans mes bras et de les encou­ra­ger. Je trouve ça chouette que d’autres gardent espoir.

 

ANAÏS LELEUX C’est inté­res­sant d’en discuter aussi avec Isabelle Attard, ancienne députée éco­fé­mi­niste qui s’est décou­verte anar­chiste. Elle raconte (3) qu’il lui a fallu seulement quatre mois avant de sentir qu’elle com­men­çait à prendre des décisions dans le seul but de se faire réélire. Elle qui pensait être en capacité de dézinguer le système a découvert que le système était en capacité d’éradiquer tout ce qui viendrait le menacer. Une fois, elle avait réussi à faire voter une loi dont elle était fière. Mais c’est parce qu’il n’y avait personne à l’Assemblée ce jour-là. Dès le lendemain un autre vote a été convoqué, qui a retoqué sa loi.

 

JULES FALQUET Un gros problème aujourd’hui en France, ce sont les discours et pratiques isla­mo­phobes et racistes qui excluent une partie impor­tante de la popu­la­tion racisée et des classes popu­laires de la politique au sens le plus tra­di­tion­nel. Si ces popu­la­tions étaient davantage présentes au sein des partis, elles redon­ne­raient sans doute du souffle à des pro­po­si­tions « de gauche » en y apportant des contenus plus radicaux.

 

ASSIA HEBBACHE Le niveau de conscience féministe et anti­ra­ciste augmente. Le Comité Adama a mis en lumière le travail d’une asso­cia­tion, le MIB, le Mouvement de l’immigration et des banlieues, qui œuvre dans l’ombre depuis des décennies. Aujourd’hui, dif­fé­rents milieux, dif­fé­rents cercles tra­vaillent ensemble, mani­festent ensemble, créent des marées humaines de gens qui ne mani­fes­taient pas avant. Ça donne de l’espoir.

Le mouvement social et les asso­cia­tions doivent continuer à inter­pel­ler les élu·es mêmes si elles et ils ne repré­sentent aujourd’hui plus grand chose. Les taux d’abstention sont de 80 % dans certaines communes ! Et il faut y ajouter toutes les personnes étran­gères ori­gi­naires d’un pays situé hors de l’Union euro­péenne et qui n’ont toujours pas le droit de voter. Qu’est-ce que ces élu·es repré­sentent face au Comité Adama ou face à #NousToutes, qui réunissent des dizaines de milliers de personnes dans les rues (4) ? Aujourd’hui, c’est le mouvement asso­cia­tif qui a le pouvoir et oblige les élu·es qui siègent dans les ins­ti­tu­tions à agir. Quand Adama Traoré est mort, sa sœur Assa avait inter­pel­lé des député·es. À l’époque, un seul lui avait répondu. Aujourd’hui les élu·es de gauche répondent glo­ba­le­ment présent·es aux évé­ne­ments du Comité Adama.


« La pers­pec­tive féministe nous enseigne que la politique la plus juste est celle que font les opprimé·es à partir de leur propre réalité, plutôt que de prétendre changer la vie des autres sans trop leur demander leur avis. »
Jules Falquet


Si on ne crée pas un parti féministe, que peut-on faire d’autre pour aller vers une société plus égalitaire ?

CAROLINE DE HAAS D’abord, on a la pos­si­bi­li­té d’agir pour changer concrè­te­ment la vie des gens. Avec #NousToutes, en trois ans et sans salarié·e, on a fait changer des men­ta­li­tés. On a formé cent mille personnes sur la question des violences. L’enquête qu’on a faite sur le consen­te­ment (5) a permis que plusieurs femmes quittent leurs mecs violents en prenant conscience qu’elles n’étaient pas seules. Ensuite, je pense que l’engagement féministe aide à se construire. Il donne de la force et de la confiance en soi. Je le ressens dans les manifs. Individuellement, chaque personne se sent trans­for­mée phy­si­que­ment par la foule. Et col­lec­ti­ve­ment, on a un sentiment de puissance, de capacité à changer la vie des gens.

En ce qui concerne la politique, la priorité devrait être de créer les condi­tions de la réussite de la prise du pouvoir. Pour aller vers une société majo­ri­tai­re­ment anti­ca­pi­ta­liste, anti­ra­ciste, féministe, écolo, on doit organiser des for­ma­tions. Les partis et les syndicats avaient des dis­po­si­tifs de formation militante de leurs membres qu’ils ont laissé tomber. C’est problématique.

Enfin, si demain je décidais de refaire de la politique, ma priorité serait de créer des campagnes de mobi­li­sa­tion thé­ma­tiques qui fassent bouger les lignes. J’organiserais par exemple une campagne « Suppression de Parcoursup (6) » ou « 100 % Sécu ». Ça per­met­trait de parler de gratuité de l’enseignement ou de la santé par exemple. Il faut s’inspirer de la campagne menée aux États-Unis par Bernie Sanders, sur l’annulation de la dette des étudiants. Ce type de campagne provoque du débat et structure la pensée en créant des clivages clairs entre la droite et la gauche.

ANAÏS LELEUX On a trop tendance à croire que le chan­ge­ment viendra du haut, d’un président ou d’une pré­si­dente, de l’État. Pour moi, il faut qu’on s’organise pour faire des choses sans et contre l’État (7), au niveau local.

JULES FALQUET Le mouvement zapatiste a montré qu’une certaine forme de trans­for­ma­tion à l’échelle locale dans un cadre autonome de l’État était possible. On peut créer des groupes fémi­nistes qui ont pour vocation première de tra­vailler pour leurs propres membres. Non pas au sens du repli sur soi, mais parce que la pers­pec­tive féministe nous enseigne que la politique la plus juste est celle que font les opprimé·es à partir de leur propre réalité, plutôt que de prétendre changer la vie des autres sans trop leur demander leur avis. Cela n’exclut ni de chercher à faire des alliances, ni de penser global.

Une partie de la lutte féministe consiste à créer des groupes auto-organisés. Par exemple pour lutter contre les violences, ce n’est pas forcément sou­hai­table d’appeler la police ou d’attendre qu’un·e juge envoie des gens en prison. On peut commencer par prendre conscience que nous ne méritons pas d’être vio­len­tées, avoir des réflexes d’autodéfense à l’échelle de petits groupes. On n’est pas obligé·es de dépendre de l’État pour tout et moins encore de défendre un « tout répressif » raciste et classiste qui est tout sauf féministe.

 

CAROLINE DE HAAS Et en même temps si tu veux que, demain, l’ensemble des jeunes partout en France soient formé·es de manière obli­ga­toire à la pré­ven­tion des violences sexistes et sexuelles, si tu veux que les gendarmes, les forces de l’ordre soient formées à l’accueil de la parole des victimes, si tu veux qu’il y ait des foyers d’accueil dans tous les dépar­te­ments, ça passe par des poli­tiques publiques. Et c’est là où j’ai une contra­dic­tion inté­rieure. D’un côté, je ne veux plus faire de politique parce que je ne crois pas à notre capacité à prendre le pouvoir et à changer le monde. Être députée pour être dans une minorité ou être ministre pour avoir zéro moyen, ça ne m’intéresse pas. Mais d’un autre côté, je pense qu’il faudra bien un jour être pré­si­dentes de la République si on veut changer radi­ca­le­ment la vie des gens. Avec #NousToutes, on a formé cent mille personnes, c’est génial. Mais si on était pré­si­dentes de la République, on en aurait formé un million.

 

ANAÏS LELEUX Si notre combat des années à venir doit consister à obtenir une pré­si­dente féministe pour qu’enfin les flics soient formés, c’est une perte de temps. On a une police, une justice, et une prison qui ne traitent pas les gens de la même manière en fonction de leur race supposée et de leur classe sociale. Si demain on a une pré­si­dente féministe qui obtient que les flics soient formés, ça ne béné­fi­cie­ra qu’à celles qui appar­tiennent à une certaine élite. Mais ça ne changera rien pour les femmes précaires et pour les femmes racisées. •

Débat mené le 10 septembre 2021 par Lucie Tourette, jour­na­liste indépendante

 


(1) Pour en savoir plus : Éliane Viennot, La France, les femmes et le pouvoir, Perrin (t. I, 2006 ; t. II, 2008 ; t. III, 2016) et CNRS éditions (t. IV, 2020), et t. V à paraître.

(2) Le groupe Egaé, cofondé par Caroline De Haas et Pauline Chabbert est une agence de conseil, de formation et de com­mu­ni­ca­tion. Elle inter­vient sur des sujets tels que l’égalité entre les femmes et les hommes, la lutte contre les dis­cri­mi­na­tions, la diversité et la pré­ven­tion des violences sexistes et sexuelles.

(3) Isabelle Attard, Comment je suis devenue anar­chiste, Seuil /Reporterre, 2019.

(4) En juin 2020, deux mani­fes­ta­tions à Paris contre les violences poli­cières, dont une interdite, orga­ni­sées par le Comité Adama réunissent 200 000 personnes selon les organisateur·ices (35 000 selon la Préfecture). Le 25 novembre 2019, la mani­fes­ta­tion contre les violences faites aux femmes organisée par le collectif #NousToutes réunit 100 000 personnes à Paris (49 000 selon le comptage du cabinet indé­pen­dant Occurrence).

(5) Les résultats de cette enquête sont dis­po­nibles sur le site noustoutes.org/enquetes.

(6) Parcoursup est la pla­te­forme internet qui permet aux lauréat·es du bac de s’incrire à l’université. Son opacité a été dénoncée à de nom­breuses reprises.

(7) Avec, sans ou contre. Critiques queers/ fémi­nistes de l’État, présenté par Cornelia Möser et Marion Tillous, iXe, 2020.

 

S’aimer : pour une libération des sentiments

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°4 S’aimer, paru en décembre 2021.

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