Caroline De Haas a été candidate aux élections européennes et législatives, après avoir milité au Parti socialiste. Elle a cofondé Osez le féminisme ! en 2009, puis le collectif #NousToutes, en 2018. Depuis 2013, elle dirige Egaé, une agence de conseil en égalité professionnelle, engagée
contre le harcèlement sexuel.
Jules Falquet est sociologue, professeure des universités à Paris 8. Elle étudie les mouvements sociaux d’Amérique latine et des Caraïbes et, plus largement, les résistances collectives à la mondialisation néolibérale.
Assia Hebbache est collaboratrice de la députée Elsa Faucillon (PCF). Elle fait partie du collectif Chair collaboratrice, qui dénonce les violences sexistes et sexuelles à l’Assemblée nationale.
Anaïs Leleux est cofondatrice de l’association Pourvoir féministe qui propose gratuitement des séances de sensibilisation aux enjeux politiques sous un angle féministe.
Un Parti féministe unifié a existé, en Belgique puis en France, dans les années 1970. Initiative féministe est un parti politique féministe suédois créé en 2005. Au Chili, le parti Alternativa feminista s’est créé en 2020, fort de l’énergie des manifestations monstres portées par les féministes chiliennes. Comment transformer la colère et les revendications féministes en changements politiques ? Pour que le bouillonnement féministe actuel se traduise en règles de vie communes qui rendent la société plus égalitaire, faut-il en passer par la création d’un parti politique féministe ?
Pourquoi y a‑t-il moins de femmes que d’hommes qui entrent en politique ?
ASSIA HEBBACHE Cette mise à l’écart des femmes est organisée par et pour les hommes. Depuis 2000, la loi sur la parité oblige les partis à présenter autant de femmes que d’hommes aux élections. Mais cette loi est souvent détournée par les partis qui présentent des femmes dans des circonscriptions impossibles à gagner. Quand des femmes réussissent malgré tout à être élues, tout le monde est surpris.
Par ailleurs, les femmes politiques émergent uniquement si elles sont cooptées. Je dirais même « chaperonnées ». Ce sont des hommes qui ont lancé toutes les femmes politiques connues aujourd’hui. Ils les défendent au cœur de leur parti, leur transmettent souvent leur propre circonscription, leur apprennent plein de choses. Mais en retour, c’est une fidélité sans faille qui est attendue. Si jamais la femme investie veut s’autonomiser, c’est souvent une guerre sans merci qui lui est déclarée.
CAROLINE DE HAAS Quand je faisais de la politique, la plupart des hommes disaient : « On aimerait bien mettre des femmes sur nos listes, mais elles ne veulent pas. » A contrario, un sondage avait établi que 76 % des femmes interrogées avaient envie de prendre des responsabilités politiques. Donc cet argument qui consiste à dire qu’« elles ne veulent pas » est faux. Les femmes font beaucoup de politique sur le terrain, dans les associations de parents d’élèves, les ONG, etc. Alors pourquoi sont-elles moins présentes dans les partis ? Si on veut s’engager au sein d’un parti, il faut avoir du temps, les moyens financiers (notamment pour faire des déplacements ou pour payer un·e baby-sitter les soirs de réunion) et de la confiance en soi. Les femmes ont beaucoup moins de temps. Dans les couples hétérosexuels, elles réalisent, en moyenne, chaque semaine 14 heures de travaux domestiques de plus que leur conjoint. Concrètement, ça veut dire qu’elles ont 14 heures de moins que leur conjoint pour faire de la politique, par exemple. Concernant l’argent : les femmes sont plus souvent en situation de précarité que les hommes. Et le dernier élément clé est la confiance en soi. La façon dont on éduque dès le plus jeune âge à la prise de parole en public, qui est un élément central de la confiance en soi, n’est pas la même quand on éduque une petite fille ou un petit garçon. On n’apprend pas de la même façon à confronter ses idées, à tester des hypothèses, à pouvoir se faire contredire, à argumenter.
« J’ai arrêté de faire de la politique en partie parce que c’était un milieu violent. J’ai décidé d’arrêter d’aller dans ces réunions dans lesquelles j’étais méprisée, malmenée, mise sous pression. »
Caroline De Haas
ANAÏS LELEUX Les hommes se sont toujours organisés pour exclure les femmes du pouvoir. Au xviiie siècle, Diderot écrit dans son encyclopédie au mot femme que « la nature semble avoir conféré aux hommes le droit de gouverner ». On considère alors que les femmes sont des citoyennes passives alors qu’elles ont participé à toutes les émeutes de la Révolution et qu’elles sont très actives au sein des États généraux. Au xixe siècle, des hommes organisent des raids dans des clubs politiques de femmes pour leur « mettre la fessée » ! Ils publient les premiers recueils de blagues misogynes et divulguent les adresses de ces femmes. Les masculinistes qui nous font chier aujourd’hui sur Twitter n’ont rien inventé ! Et plus proche de nous, de Gaulle, père fondateur de la ve République, considérait que « les femmes risqu[ai]ent d’altérer l’objectivité, l’impartialité avec lequel il est souhaité que les affaires soient traitées (1) ». On ne sort pas indemne de 1 500 ans d’une histoire pareille !
Aujourd’hui, une fois que les femmes sont entrées en politique, comment ça se passe pour elles ?
ASSIA HEBBACHE J’ai travaillé pour un député et je travaille aujourd’hui pour une députée. Je constate tous les jours la différence. Lorsqu’un homme prend la parole, le silence se fait. Quand une femme parle, il y a systématiquement du bruit. Elle doit répéter plusieurs fois les mêmes choses, demander le silence, attendre, se faire couper la parole.
CAROLINE DE HAAS J’ai arrêté de faire de la politique en partie parce que c’était un milieu violent. J’ai décidé d’arrêter d’aller dans ces réunions dans lesquelles j’étais méprisée, malmenée, mise sous pression. De nombreuses femmes quittent la politique parce qu’il y a une violence sexiste à leur encontre – même si le syndicalisme, le monde associatif ou le monde professionnel n’en sont pas exempts –, qui peut s’exercer par des violences morales ou sexuelles. Vous aviez fait un sondage à l’Assemblée avec le collectif Chair collaboratrice qui montrait qu’une collaboratrice parlementaire sur cinq avait subi des agressions sexuelles. Alors quand on demande pourquoi les femmes ne restent pas en politique, l’explication est vite trouvée… C’est rationnel de partir. Moi j’ai quitté ce milieu de manière réfléchie pour me protéger.
JULES FALQUET Les rares femmes qui restent sont souvent des « héritières ». Ce sont des « épouses de » ou des « filles d’ » hommes politiques qui sont épaulées par des hommes et peuvent subsister dans ce milieu. Pour durer, il faut avoir des appuis.
Créer un parti féministe permettrait-il à plus de femmes d’entrer dans la vie politique ?
ANAÏS LELEUX Un parti politique a pour but de conquérir le pouvoir en vue de l’exercer. C’est un lieu de pouvoir, de domination. Si nous, féministes, avons pour objectif de nous affranchir de ces rapports de domination, on ne peut pas le faire au sein d’un parti. Quand bien même on parviendrait à s’exempter des dominations de genre, et franchement j’en doute, on reproduirait nécessairement d’autres dominations comme celles de race, de classe, etc. Qui serait notre candidate à la présidentielle ? Comment ne pas produire de la personnalisation en entrant dans une structure de parti ?
JULES FALQUET Tout dépend ce qu’on appelle un parti. La plupart des partis politiques qui ont un objectif électoral sont amenés à reproduire des fonctionnements pervers. Je ne vois pas très bien comment des personnes avec des idées féministes de fond, c’est-à-dire qui seraient aussi anticapitalistes, antiracistes et critiques vis-à-vis de certaines logiques autoritaires, pourraient se couler dans le moule d’un parti politique électoraliste. Ça paraît aussi peu crédible que souhaitable. Mais il y a aussi des partis qui savent qu’ils n’auront jamais d’élu·es. Eux peuvent avoir des discours un peu différents. Dans de nombreux pays, certains petits partis très à gauche peuvent se permettre de présenter des candidatures ou de développer des idées plus combatives.
ASSIA HEBBACHE Pour exister dans les institutions, il faut être dans un parti. Même au cœur de l’Assemblée, on te demande de te rattacher à un parti ou à un groupe. Sinon tu n’as absolument aucun pouvoir. Les non-inscrit·es n’ont quasiment pas accès aux outils législatifs tels que les discussions générales, les questions au gouvernement et les journées d’initiative parlementaires. Un·e député·e non-inscrit·e est totalement invisibilisé·e. Je suis donc plus favorable à ce que des personnalités féministes, antiracistes, anticapitalistes intègrent des groupes d’actions extérieurs aux partis politiques, mais qui ont une influence directe sur eux, comme #NousToutes, les Gilets jaunes et le Comité Adama.
« Une partie de la pensée féministe a été digérée, institutionnalisée et récupérée par la pensée conservatrice, voire raciste. Le piège serait de faire un parti féministe un peu mou. »
Assia Hebbache
CAROLINE DE HAAS Des mécanismes de domination existent dans n’importe quel groupe social constitué. Tout ce qu’on peut faire, c’est avoir conscience de ces rapports de force, les analyser et mettre en place des façons de baisser leur niveau d’impact. En tant que patronne de mon entreprise (2), je décide du recrutement des gens et de leur salaire. Il y a un rapport de domination évident. J’ai essayé de créer un espace de travail dans lequel on s’efforce de faire baisser au maximum cette pression, sans être dupe. Les dominations sont là.
Pourquoi ne pas créer un parti féministe alors ?
ANAÏS LELEUX Pour moi, un parti féministe devrait être un parti antimilitariste, anticapitaliste, antiraciste, etc. Mais on n’a pas besoin d’un parti pour pousser ces idées. Il faut qu’on apprenne à penser hors du cadre des partis et de la ve République, hors même du cadre de l’État.
CAROLINE DE HAAS Si on se pose la question d’un parti féministe, c’est que le féminisme est en train de devenir mainstream. Il est tellement intégré dans les mécanismes institutionnels de l’État que même le président de la République se dit féministe ! C’est une bonne chose, mais ça oblige les mouvements féministes radicaux à réfléchir à leur stratégie. J’essaie de ne pas faire de hiérarchie entre mon engagement féministe, mon engagement écolo (même si je suis plutôt débutante, j’avoue), mon engagement antiraciste, mon engagement contre l’antisémitisme, la transphobie, l’homophobie ou la lesbophobie. Si un jour, j’ai à nouveau envie de faire la politique, ce sera dans un cadre qui soit à la fois féministe, anticapitaliste et antiraciste. Donc je ne veux pas le qualifier. Ou alors j’appelle ça « de gauche » ? Mais aujourd’hui c’est compliqué de dire ça tellement celles et ceux qui se disaient de gauche ont tourné le dos à nos espérances…
ASSIA HEBBACHE On part du principe que notre parti féministe serait aussi anticapitaliste et antiraciste. Mais une partie de la pensée féministe a été digérée, institutionnalisée et récupérée par la pensée conservatrice, voire raciste. Le piège serait de faire un parti féministe un peu mou.
JULES FALQUET Oui. Je suis très préoccupée par le fait que toutes sortes de gens se revendiquent d’un prétendu féminisme, qui n’est pas autre chose qu’une manière de dire qu’ils sont opposés aux « autres ». Les autres étant les personnes étrangères, les immigré·es, les Arabes, les réfugié·es musulman·es, etc. Ce « féminisme » leur sert de prétexte pour développer des idées racistes, islamophobes, à l’égard d’hommes de classes populaires. Par exemple, en prétendant lutter contre le harcèlement sexuel, de nombreuses personnalités politiques s’en prennent presque exclusivement aux migrants ou aux jeunes de classe populaire racisés.
ASSIA HEBBACHE Et c’est reçu comme ça de la part de ces « autres ». Je parle d’une partie des racisé·es. Je suis aussi militante féministe à Bondy, en Seine-Saint-Denis. Ici, le terme « féministe » est très mal perçu. Les gens ne sont pas contre la pensée féministe, mais ils savent que c’est une attaque contre eux. En conséquence les femmes de Bondy, qui sont pourtant ultra féministes, ne disent à aucun moment qu’elles le sont. C’est presque une insulte. Alors qu’elles sont impliquées dans les associations de parents d’élèves, les maraudes, etc. Même s’il faut revendiquer autant que possible le terme « féministe », il vaut mieux parler de « défense des droits des femmes » pour ne pas faire fuir certaines femmes. Il faut aussi préciser que toutes sont concernées, même les femmes racisées, même les femmes voilées. Aujourd’hui, les femmes des quartiers populaires ne se sentent pas défendues par ce féminisme qui a été récupéré.
Plus généralement, je pense que la société n’est pas encore arrivée à un niveau de déconstruction suffisant pour aller voter pour un parti féministe. On serait vraiment inaudibles si on lançait un parti sans avoir plus avancé notre travail quotidien de déconstruction des mentalités.
« Ce qui m’intéresse, c’est de changer radicalement la vie des gens et je considère qu’aujourd’hui l’outil politique ne le permet pas. »
Caroline De Haas
Caroline De Haas, en 2014 vous étiez tête de liste en Île-de-France aux élections européennes pour « Féministes pour une Europe solidaire ». Que retenez-vous de cette expérience ?
CAROLINE DE HAAS Le seul intérêt que j’ai vu à ça et que je verrais à un parti féministe, c’est d’être une organisation politique qui vise à occuper l’espace public sans se préoccuper de prendre le pouvoir. Pendant la campagne des européennes de 2014, on avait un temps de parole, on était invitées sur les plateaux télé. Et on avait fait des spots à la télé dont un sur le droit à l’avortement qui passait aux heures de grande écoute, juste avant les JT, comme pendant la présidentielle. C’était trop stylé ! Il y avait des bulletins de vote féministes dans de nombreux bureaux de vote en France. Ça a rendu visible la question de l’engagement féministe, de l’égalité, de la transformation de la société. Mais je trouve qu’il y a d’autres moyens de faire exister le sujet féministe dans l’espace public que de créer un parti.
Existe-t-il des partis féministes en Amérique latine ? Ou des formes politiques intéressantes pour les féministes ?
JULES FALQUET En 2005 au Costa Rica, des militantes avaient créé un parti féministe. Grâce à ça, elles ont pu porter un certain nombre de débats. Dans le reste de l’Amérique centrale, beaucoup de femmes qui avaient combattu les armes à la main dans les guérillas des années 1970–1980 ont préféré se lancer en politique au sein des organisations de gauche auxquelles elles participaient plutôt que de créer des partis féministes. Elles ont donc choisi de porter une parole féministe dans des partis de gauche… Ce qui est possible tant que cette parole va dans le même sens que les intérêts du parti, sinon elles sont obligées de rester en retrait. Plus généralement, sur le continent, des féministes ont réussi à faire émerger des questions, comme celle de l’interruption volontaire de grossesse, au sein de leurs partis politiques.
Cependant, si l’on prend l’exemple argentin, c’est surtout dans la rue que les féministes ont gagné la dépénalisation de l’avortement, avec l’énorme mobilisation des femmes. C’est une lutte qui a duré plusieurs décennies. Bien sûr, elles sont très attentives à ce qui se passe au Parlement et dans les partis, elles réfléchissent à la meilleure façon d’obtenir le soutien de tel·le ou tel·le député·e, elles ont calculé le moment auquel elles pouvaient essayer de faire passer la loi. Mais la mobilisation des Argentines s’est faite hors du Parlement et de la politique traditionnelle.
Les féministes peuvent-elles changer la société ?
CAROLINE DE HAAS Le problème principal de la gauche écolo, anticapitaliste, féministe aujourd’hui, il me semble, c’est que nous n’avons pas la capacité de gagner une élection présidentielle. J’ai le sentiment que le pays, notamment sous l’impulsion du gouvernement d’Emmanuel Macron, a continué à vriller de plus en plus à droite. On a perdu du terrain sur la bataille de fond, celle des mentalités. Pas dans tous les domaines, c’est vrai. Par exemple, on a, je pense, gagné du terrain sur le féminisme.
Ce qui m’intéresse, c’est de changer radicalement la vie des gens et je considère qu’aujourd’hui l’outil politique ne le permet pas. Si jamais on arrivait au pouvoir, on n’aurait pas les moyens de mener les politiques que l’on veut. Les rapports de force économiques, sociaux dans le pays, en Europe et dans le monde sont en notre défaveur. Malgré tout, je n’ai pas envie de déprimer les gens qui essaient… Sandrine Rousseau et Alice Coffin, j’ai envie de les serrer dans mes bras et de les encourager. Je trouve ça chouette que d’autres gardent espoir.
ANAÏS LELEUX C’est intéressant d’en discuter aussi avec Isabelle Attard, ancienne députée écoféministe qui s’est découverte anarchiste. Elle raconte (3) qu’il lui a fallu seulement quatre mois avant de sentir qu’elle commençait à prendre des décisions dans le seul but de se faire réélire. Elle qui pensait être en capacité de dézinguer le système a découvert que le système était en capacité d’éradiquer tout ce qui viendrait le menacer. Une fois, elle avait réussi à faire voter une loi dont elle était fière. Mais c’est parce qu’il n’y avait personne à l’Assemblée ce jour-là. Dès le lendemain un autre vote a été convoqué, qui a retoqué sa loi.
JULES FALQUET Un gros problème aujourd’hui en France, ce sont les discours et pratiques islamophobes et racistes qui excluent une partie importante de la population racisée et des classes populaires de la politique au sens le plus traditionnel. Si ces populations étaient davantage présentes au sein des partis, elles redonneraient sans doute du souffle à des propositions « de gauche » en y apportant des contenus plus radicaux.
ASSIA HEBBACHE Le niveau de conscience féministe et antiraciste augmente. Le Comité Adama a mis en lumière le travail d’une association, le MIB, le Mouvement de l’immigration et des banlieues, qui œuvre dans l’ombre depuis des décennies. Aujourd’hui, différents milieux, différents cercles travaillent ensemble, manifestent ensemble, créent des marées humaines de gens qui ne manifestaient pas avant. Ça donne de l’espoir.
Le mouvement social et les associations doivent continuer à interpeller les élu·es mêmes si elles et ils ne représentent aujourd’hui plus grand chose. Les taux d’abstention sont de 80 % dans certaines communes ! Et il faut y ajouter toutes les personnes étrangères originaires d’un pays situé hors de l’Union européenne et qui n’ont toujours pas le droit de voter. Qu’est-ce que ces élu·es représentent face au Comité Adama ou face à #NousToutes, qui réunissent des dizaines de milliers de personnes dans les rues (4) ? Aujourd’hui, c’est le mouvement associatif qui a le pouvoir et oblige les élu·es qui siègent dans les institutions à agir. Quand Adama Traoré est mort, sa sœur Assa avait interpellé des député·es. À l’époque, un seul lui avait répondu. Aujourd’hui les élu·es de gauche répondent globalement présent·es aux événements du Comité Adama.
« La perspective féministe nous enseigne que la politique la plus juste est celle que font les opprimé·es à partir de leur propre réalité, plutôt que de prétendre changer la vie des autres sans trop leur demander leur avis. »
Jules Falquet
Si on ne crée pas un parti féministe, que peut-on faire d’autre pour aller vers une société plus égalitaire ?
CAROLINE DE HAAS D’abord, on a la possibilité d’agir pour changer concrètement la vie des gens. Avec #NousToutes, en trois ans et sans salarié·e, on a fait changer des mentalités. On a formé cent mille personnes sur la question des violences. L’enquête qu’on a faite sur le consentement (5) a permis que plusieurs femmes quittent leurs mecs violents en prenant conscience qu’elles n’étaient pas seules. Ensuite, je pense que l’engagement féministe aide à se construire. Il donne de la force et de la confiance en soi. Je le ressens dans les manifs. Individuellement, chaque personne se sent transformée physiquement par la foule. Et collectivement, on a un sentiment de puissance, de capacité à changer la vie des gens.
En ce qui concerne la politique, la priorité devrait être de créer les conditions de la réussite de la prise du pouvoir. Pour aller vers une société majoritairement anticapitaliste, antiraciste, féministe, écolo, on doit organiser des formations. Les partis et les syndicats avaient des dispositifs de formation militante de leurs membres qu’ils ont laissé tomber. C’est problématique.
Enfin, si demain je décidais de refaire de la politique, ma priorité serait de créer des campagnes de mobilisation thématiques qui fassent bouger les lignes. J’organiserais par exemple une campagne « Suppression de Parcoursup (6) » ou « 100 % Sécu ». Ça permettrait de parler de gratuité de l’enseignement ou de la santé par exemple. Il faut s’inspirer de la campagne menée aux États-Unis par Bernie Sanders, sur l’annulation de la dette des étudiants. Ce type de campagne provoque du débat et structure la pensée en créant des clivages clairs entre la droite et la gauche.
ANAÏS LELEUX On a trop tendance à croire que le changement viendra du haut, d’un président ou d’une présidente, de l’État. Pour moi, il faut qu’on s’organise pour faire des choses sans et contre l’État (7), au niveau local.
JULES FALQUET Le mouvement zapatiste a montré qu’une certaine forme de transformation à l’échelle locale dans un cadre autonome de l’État était possible. On peut créer des groupes féministes qui ont pour vocation première de travailler pour leurs propres membres. Non pas au sens du repli sur soi, mais parce que la perspective féministe nous enseigne que la politique la plus juste est celle que font les opprimé·es à partir de leur propre réalité, plutôt que de prétendre changer la vie des autres sans trop leur demander leur avis. Cela n’exclut ni de chercher à faire des alliances, ni de penser global.
Une partie de la lutte féministe consiste à créer des groupes auto-organisés. Par exemple pour lutter contre les violences, ce n’est pas forcément souhaitable d’appeler la police ou d’attendre qu’un·e juge envoie des gens en prison. On peut commencer par prendre conscience que nous ne méritons pas d’être violentées, avoir des réflexes d’autodéfense à l’échelle de petits groupes. On n’est pas obligé·es de dépendre de l’État pour tout et moins encore de défendre un « tout répressif » raciste et classiste qui est tout sauf féministe.
CAROLINE DE HAAS Et en même temps si tu veux que, demain, l’ensemble des jeunes partout en France soient formé·es de manière obligatoire à la prévention des violences sexistes et sexuelles, si tu veux que les gendarmes, les forces de l’ordre soient formées à l’accueil de la parole des victimes, si tu veux qu’il y ait des foyers d’accueil dans tous les départements, ça passe par des politiques publiques. Et c’est là où j’ai une contradiction intérieure. D’un côté, je ne veux plus faire de politique parce que je ne crois pas à notre capacité à prendre le pouvoir et à changer le monde. Être députée pour être dans une minorité ou être ministre pour avoir zéro moyen, ça ne m’intéresse pas. Mais d’un autre côté, je pense qu’il faudra bien un jour être présidentes de la République si on veut changer radicalement la vie des gens. Avec #NousToutes, on a formé cent mille personnes, c’est génial. Mais si on était présidentes de la République, on en aurait formé un million.
ANAÏS LELEUX Si notre combat des années à venir doit consister à obtenir une présidente féministe pour qu’enfin les flics soient formés, c’est une perte de temps. On a une police, une justice, et une prison qui ne traitent pas les gens de la même manière en fonction de leur race supposée et de leur classe sociale. Si demain on a une présidente féministe qui obtient que les flics soient formés, ça ne bénéficiera qu’à celles qui appartiennent à une certaine élite. Mais ça ne changera rien pour les femmes précaires et pour les femmes racisées. •
Débat mené le 10 septembre 2021 par Lucie Tourette, journaliste indépendante
(1) Pour en savoir plus : Éliane Viennot, La France, les femmes et le pouvoir, Perrin (t. I, 2006 ; t. II, 2008 ; t. III, 2016) et CNRS éditions (t. IV, 2020), et t. V à paraître.
(2) Le groupe Egaé, cofondé par Caroline De Haas et Pauline Chabbert est une agence de conseil, de formation et de communication. Elle intervient sur des sujets tels que l’égalité entre les femmes et les hommes, la lutte contre les discriminations, la diversité et la prévention des violences sexistes et sexuelles.
(3) Isabelle Attard, Comment je suis devenue anarchiste, Seuil /Reporterre, 2019.
(4) En juin 2020, deux manifestations à Paris contre les violences policières, dont une interdite, organisées par le Comité Adama réunissent 200 000 personnes selon les organisateur·ices (35 000 selon la Préfecture). Le 25 novembre 2019, la manifestation contre les violences faites aux femmes organisée par le collectif #NousToutes réunit 100 000 personnes à Paris (49 000 selon le comptage du cabinet indépendant Occurrence).
(5) Les résultats de cette enquête sont disponibles sur le site noustoutes.org/enquetes.
(6) Parcoursup est la plateforme internet qui permet aux lauréat·es du bac de s’incrire à l’université. Son opacité a été dénoncée à de nombreuses reprises.
(7) Avec, sans ou contre. Critiques queers/ féministes de l’État, présenté par Cornelia Möser et Marion Tillous, iXe, 2020.