« De quoi as-tu rêvé ? » Avant même de me dire bonjour, ma grand-mère pose cette question, tout en surveillant la flamme de la gazinière, la température de l’eau qu’elle fait chauffer dans une vieille casserole en fer-blanc toute cabossée.
Le jour n’est pas levé, nous avons ça en commun, Maria-Yolanda et moi, nous nous réveillons avant l’aube, même si j’ai quinze ans et elle cinquante de plus, même si je suis en vacances et elle à la retraite (elle a commencé à travailler à dix-neuf ans, d’abord sage-femme puis infirmière, d’abord à Tunis puis à Marseille), on dirait que nous obéissons à un appel mystérieux. Je me réveille quand le ciel sort du noir pour devenir bleu comme l’intérieur d’une flamme, ce bleu phosphorescent qui annonce le jour qui annonce le soleil. D’habitude, je suis seule à cette heure-là, même mon père ne se lève pas aussi tôt pour aller au travail. Mais ici, à Marseille, dans le petit appartement de Maria-Yolanda où je passe les vacances, je ne suis pas, je ne suis jamais la première à me lever. Ma grand-mère a entrebâillé les persiennes de la cuisine pour faire entrer la lumière de cinq heures et demie, elle a déjà arrosé les géraniums sur le balcon. Son appartement est petit mais il a une grande terrasse qui prolonge le salon et un balcon qui longe la cuisine, notre pièce préférée à Maria-Yolanda et à moi, parce que d’un côté du balcon, il fait encore nuit et de l’autre côté, l’obscurité se troue, devenant bleue, puis rose – tout à l’heure, le soleil sera levé. En attendant, nous sommes là, toutes les deux, suspendues entre le jour et la nuit, profitant de cette heure qui n’appartient qu’à nous. « Alors ? De quoi tu as rêvé cette nuit ? » répète ma grand-mère tout en versant l’eau frémissante sur le café soluble qu’elle a mélangé à du lait concentré au fond de mon bol (ce n’est pas encore la mode des mugs, dans les années 1980, en tout cas, cette mode n’est pas arrivée jusqu’à elle). Bruit de l’eau qui grésille en sortant de la casserole. Odeur du lait concentré mélangé au café.
Me lever avec elle et lui raconter mes rêves
J’ai eu du mal, les premiers jours, à me souvenir de mes rêves. Ce n’est pas à cause du changement de lieu, du transfert Paris-Marseille. Je dors bien, chez ma grand-mère, j’aime le rituel consistant à déplier le soir le canapé-lit du salon. Mon frère n’est pas avec moi, il passe quinze jours à La Clusaz avec son meilleur pote, ils se sont inscrits à un stage d’astronomie – ils vont dormir le jour et veiller chaque nuit pour observer les étoiles. Le séjour coûtait cher, mon frère a choisi un stage d’astronomie haut de gamme où les participants sont logés dans un hôtel avec piscine, c’est un choix qui ne lui ressemble pas, mon frère se fiche des chambres spacieuses, il n’aime même pas nager, tout ce qu’il aime ce sont les étoiles, mais ce sont mes parents qui ont insisté. Cette année, mes parents ne nous refusent rien. Pour les vacances, ils ont même rivalisé, c’était à qui proposerait le truc le plus incroyable, le plus merveilleux. Tu veux faire un stage d’astronomie ? Tu veux partir avec un ami ? Pas de problème, mon fils. C’est mon père qui a payé le stage. Ma mère, elle, a tenu à offrir le train aller-retour à mon frère et à son ami. J’ai bien vu que mes parents étaient embêtés que je ne leur demande rien de spécial, c’est-à-dire rien de cher. Tout ce que je voulais, moi, c’était rejoindre Maria-Yolanda pour les vacances comme chaque année. C’était me lever avec elle et lui raconter mes rêves. C’est une tradition dans ma famille maternelle, les rêves. « Tu as encore beaucoup à apprendre », m’a dit Maria-Yolanda l’été dernier. Pourtant, j’avais réussi à faire ce qu’elle me demandait, réussi à me rappeler, non pas des bribes de rêves, des images par-ci par-là, mais des séquences entières, et la façon dont le paysage change brusquement entre les séquences comme si on secouait un kaléidoscope, je lui relatais tout ça le plus fidèlement possible le matin, pendant qu’elle buvait son café au lait. « C’est bien, m’avait-elle dit le dernier jour des vacances, mais tu as encore beaucoup à apprendre. » Visiblement, elle attendait quelque chose de plus, quelque chose qui, l’été dernier, n’était pas venu.
Entre l’été dernier et cet été, mon père a rencontré quelqu’un, comme on dit. C’est-à-dire qu’il a rencontré une autre femme que ma mère. J’ai surpris certaines de leurs conversations nocturnes, j’ai entendu des pleurs aussi. C’est à partir de là que j’ai cessé de me rappeler mes rêves. Je n’étais plus motivée pour m’en souvenir, ma vraie motivation, c’était de ne dormir que d’un œil pour surprendre les conversations entre mes parents, dont la chambre est juste à côté de la mienne.
Je me réveille quand le ciel sort du noir pour devenir bleu comme l’intérieur d’une flamme, ce bleu phosphorescent qui annonce le jour qui annonce le soleil.
« Nous étions mi-sé-rables »
Quand j’ai raconté ça à Maria-Yolanda en arrivant, elle m’a dit : « Je comprends que tu sois triste. C’est triste que tes parents ne s’aiment plus. Mais ce n’est pas une raison pour oublier de rêver. » J’ai trouvé ça un peu gonflé, surtout venant de la mère de ma mère. J’aurais attendu qu’elle prenne part à mes lamentations, mais non. No comment. No larmichette. No gémissement sur le triste sort de sa propre fille et de ses petits-enfants. J’ai même cru voir un petit sourire, oh léger, un sourire soupir quand elle a dit « C’est triste que tes parents ne s’aiment plus », comme elle aurait dit « C’est triste la fin des vacances ». Ma mère s’est souvent plainte devant mon frère et moi de la dureté de sa mère à elle. « Votre grand-mère a été une mère dure, disait-elle. Elle m’a eue à dix-huit ans, elle ne pensait qu’à une chose, ses études de sage-femme, la guerre a éclaté, j’avais l’impression de l’encombrer. »
Ma mère est née à Tunis en 1938, un an avant le début de la Seconde Guerre mondiale. Elle a grandi dans le quartier dit de la Petite-Sicile, qui était un quartier populaire mais plutôt agréable. Ma grand-mère est née un an après la fin de la Première Guerre mondiale, en 1919. Elle a grandi dans le quartier sicilien de Tunis, à ne pas confondre avec la Petite-Sicile (je sais, c’est contre-intuitif). Le quartier sicilien de Tunis après la Première Guerre mondiale était un quartier très pauvre, pour ne pas dire misérable. Un jour, ma grand-mère m’a dit ça au petit déjeuner : « Je t’ai dit que nous étions pauvres. Ce n’est pas vrai. Nous étions mi-sé-rables. » Elle a fait son sourire soupir parce qu’elle avait employé le mot juste. Misérables.
Ma grand-mère adore trouver le mot juste, on dirait que le français est un jeu pour elle, on dirait que c’est un défi, on dirait un peintre cherchant du bout du pinceau la nuance exacte. Le matin où elle a employé ce mot, « misérables », elle avait rêvé de son père. Il était venu lui rendre visite, il l’avait félicitée. Ma grand-mère s’apprêtait à prendre sa retraite, son pot de départ à l’hôpital avait lieu le lendemain. Dans son rêve, son père la félicitait pour sa carrière d’infirmière. Il la félicitait d’avoir accompli sa vocation. Il était jeune, dans son rêve, bien plus jeune qu’elle. En réalité, le père de Maria-Yolanda est mort à trente-trois ans de la tuberculose. Elle était encore gamine, elle lui avait tenu la tête pendant qu’il crachait tout son sang dans une bassine. Beaucoup de gens mouraient de la tuberculose dans le quartier sicilien de Tunis, son père, son frère cadet, son frère aîné, mais pas elle, ni sa sœur, ni sa mère, comme si dans ce quartier misérable les filles s’accrochaient à la vie, s’accrochaient, s’accrochaient. Heureusement pour elle, ma grand-mère s’échappait de la ville chaque été pour les vacances. Sa propre grand-mère, la mère de sa mère, habitait la campagne, une grande ferme au lieu-dit de Sedjoumi. On y arrivait par un chemin de terre. Un figuier gigantesque étendait ses branches et son ombre devant la porte en fer forgé. C’est derrière cette porte que sa grand-mère, Apollonia, lui avait enseigné l’art de rêver. Maria-Yolanda me disait souvent qu’il lui arrivait de retourner à Sedjoumi en rêve. Quand je lui avais demandé la différence entre rêver de Sedjoumi et y retourner en rêve, elle avait levé les yeux au ciel. « C’est justement ce que tu es censée apprendre, ma petite. »
Je venais d’un autre monde
Quand je rentrais à Paris et racontais tout ça à ma mère, elle me regardait en fronçant les sourcils. « Tu ne devrais pas écouter ces bêtises. Tu ferais mieux de travailler en classe et de te faire des amis. Ta grand-mère vient d’un autre monde. » Ma mère avait raison. Ma grand-mère venait d’un autre monde, pas d’eau chaude, pas d’électricité, des gens mourant de mort violente – et moi, je n’avais pas d’amies, juste une fille qui m’aimait bien et que j’aimais bien. Mais je n’étais pas populaire, plutôt rejetée, genre seule au fond de la classe, attirant les sourires goguenards. Je me sentais marginale, différente, comme si moi aussi, je venais d’un autre monde.
La famille de ma grand-mère avait quitté la Sicile au xixe siècle, à cause des grandes famines qui ravageaient l’Italie du Sud en plein tumulte garibaldien. Les gens crevaient de faim, alors ils partaient. Ils partaient le soir en barque et, au lever du jour, les familles se retrouvaient de l’autre côté de la Méditerranée sur la côte tunisienne. Quand la Tunisie était passée sous protectorat, le gouvernement français avait commencé à s’inquiéter du péril italien, une sorte de (petit) grand remplacement, vu qu’il y avait à Tunis dix fois plus de Siciliens que de Français. Pour faire pencher les statistiques côté France, des baisses d’impôts et des lopins de terre furent proposés à ceux qui se naturaliseraient – la famille de ma grand-mère faisait partie de ceux-là. Et voilà comment des hommes et des femmes parlant italien mais n’ayant jamais vu l’Italie se mirent à parler français sans avoir jamais vu la France. Après l’indépendance de la Tunisie, l’Italie accueillit très mal les Siciliens qui voulurent rentrer au pays, les faisant transiter par des camps ou des
casernes, les considérant comme des pouilleux, des Marochini, des Arabes. Mes grands-parents choisirent finalement de s’établir à Marseille, après que ma grand-mère eut reçu en rêve ce conseil avisé de la défunte Apollonia, qui lui montra aussi, paraît-il, la façon dont les Siciliens de Tunis étaient parqués à leur arrivée dans des camps de triage à la périphérie de Rome. Ma grand-mère avait donc débarqué à Marseille avec son mari, sa fille et sa collection de livres : la saga des Trois Mousquetaires et Le Comte de Monte-Cristo (avec les couvertures illustrées des éditions Nelson), La Comédie humaine et Les Rougon-Macquart. Apollonia avait acheté ces livres quand la famille s’était naturalisée – mais elle avait aussi transmis l’art des sogni reali à sa petite-fille, pour qu’elle devienne française sans oublier ses racines. À présent, c’était mon tour.
La prérogative des femmes du village
Sogno reale. Rêve réel. Voilà comment ma grand-mère appelle ces rêves où l’on devient conscient de rêver, ces rêves qu’on peut diriger, explorer, comme une réalité changeante sans pour autant se réveiller. Ce n’est qu’une fois devenue adulte que j’ai appris l’expression « rêve lucide », popularisée par les ouvrages du chercheur Stephen LaBerge (1). Mais l’expression sogno reale, rêve réel, était celle qu’employaient ma grand-mère et la sienne avant elle. J’ignore son origine, si une lointaine ancêtre entendit cette expression ou si elle l’inventa. En italien, elle signifie à la fois rêve réel et rêve royal. Dans ma famille, la pratique du rêve lucide faisait partie des prérogatives des femmes, prérogatives à la frontière du chamanisme et de la psychologie. Ma trisaïeule, Apollonia, s’était gagné une réputation digne d’une psychanalyste en interprétant les rêves de ceux qui venaient la consulter. Mais la pratique du sogno reale, c’était autre chose. Elle était plus personnelle, si ce n’est occulte. Apollonia invitait de temps en temps chez elle deux sages soufis du voisinage (l’un était guérisseur, l’autre berger) pour comparer leurs méthodes. Leurs conversations se déroulaient en arabe (le sicilien que parlait ma grand-mère était en réalité un mélange d’italien et d’arabe), et les trois amis, car ces trois-là se voyaient chaque semaine et s’envoyaient mutuellement des patients, se racontaient leurs rêves, discutant de leur signification et de la meilleure façon d’entrevoir la réalité cachée. D’après les deux marabouts, ce qu’Apollonia appelait sogno reale était en réalité une pratique soufie, et elle avait beau se croire chrétienne, elle était des leurs. Ma trisaïeule soutenait, au contraire, que le sogno reale n’appartenait à aucune religion. Il était la prérogative de certaines femmes du village de sa grand-mère (lointaine ancêtre dont j’ignore le nom), petit bled de pêcheurs de la province de Trapani. Les femmes se servaient de ce don pour rendre visite à leurs maris partis en mer ou pour communiquer avec leurs ancêtres. Mais celles qui pratiquaient sérieusement le sogno reale se rendaient vite compte qu’il vous emmenait plus loin. Cette dimension religieuse ou mystique, Maria-Yolanda la sous-entendait sans jamais en parler à voix haute – chaque rêveuse ne pouvait la découvrir qu’en rêvant. Ma grand-mère se servait des rêves lucides pour interroger ses ancêtres, pour y voir clair dans des situations compliquées, ou simplement pour retourner sur les lieux de son enfance. La réalité diurne n’était qu’une parcelle de quelque chose de plus vaste, voilà tout ce qu’il fallait retenir.
Ouvrir l’oeil en rêve, c’est se retrouver soudain dans un monde où tout, absolument tout, devient possible.
Mon apprentissage débuta donc cet été-là, au cœur des tapageuses années 1980, alors que Bernard Tapie venait de racheter l’OM. Comme je l’ai dit, ça commençait mal. Le matin, je ne me souvenais de rien. Maria-Yolanda commence par décrasser ma mémoire en m’apprenant un exercice très simple. Au moment de me coucher, je dois repasser dans ma tête tous les événements de la journée en sens inverse, en commençant par le soir, pour remonter jusqu’au matin. Ma grand-mère me prévient qu’il est probable que je m’endorme avant d’être arrivée au début de la journée. Elle me dit que ce n’est pas grave, que la méthode est infaillible. J’ai quinze ans, je veux comprendre comment ça marche. Est-ce que la mémoire est stimulée avant de dormir ? Est-ce que se souvenir de sa journée revient à se souvenir d’un rêve ? « Contente-toi de faire ce que je te demande », dit Maria-Yolanda. Je le fais et ça marche. Dès le lendemain, je me souviens de mes rêves. Rêves divers et variés, dont un où je joue magnifiquement au volley-ball avec l’équipe du lycée (dont je ne fais pas partie dans la vraie vie parce que je suis nulle en sport). En revanche, pas un gramme de lucidité dans tout ça. Je rêve mais je ne m’en rends pas compte. Pas un seul sogno reale. Voilà ce que j’avoue piteusement à ma grand-mère à l’aube, en buvant mon café au lait et en résistant à l’envie de gober le lait concentré à même le tube.
« Tu n’es pas assez motivée, me dit-elle. Il n’y a pas un lieu où tu aurais envie de te rendre ? Quelque chose d’impossible que tu rêverais de faire ? » Ma grand-mère m’avoue qu’en plus de retourner régulièrement en rêve à Sedjoumi, à l’ombre du grand figuier, il lui arrive aussi de demander conseil à Apollonia. C’est important d’avoir un plan quand on veut faire des rêves lucides, de savoir ce qu’on fera de cette lucidité, où on se rendra, qui on rencontrera, quels conseils on demandera.
Il est La peur qui me barre la route
À mon âge, la première chose qu’avait faite Maria-Yolanda pour son premier sogno reale avait été de s’envoler. Elle avait écarté les bras par la fenêtre de sa chambre et rêvé qu’elle volait jusqu’à Foum Tatatouine, jusqu’au désert qu’elle avait toujours rêvé de traverser. « Tout le monde rêve de voler. Pas toi ? – Non. – Alors tu ne rêves de rien ? – Il y a bien quelque chose. Mais je ne sais pas si ça va te plaire. – Dis toujours. – Je rêverais de voir mes parents amoureux. De voir à quoi ils ressemblaient avant ma naissance. Quand ils s’aimaient encore. Mais bien sûr, ce n’est pas possible. » Ma grand-mère pousse un long soupir. « Bien sûr que c’est possible. Si tu ouvres l’œil en rêve, tout est possible. » Cette fois, je suis motivée. J’ai presque hâte que la journée soit passée, hâte de me coucher. Le soir venu, je fais défiler comme d’habitude toute la journée en sens inverse, plus déterminée que jamais à faire un rêve réel.
« J’ai fait un cauchemar », dis-je le lendemain à Maria-Yolanda, tout en regardant les géraniums éclatants. « Oh », dit-elle. « J’avançais sur un chemin et un chien noir a surgi de nulle part. Il me barrait la route. – Et alors ? – J’étais pétrifiée. Le chien grondait. – Et alors ? – Il m’a foncé dessus. Je me suis souvenue que c’était un rêve et je me suis réveillée. – Tu as donc su que tu rêvais. Pendant quelques secondes, juste avant de te réveiller. À ce moment-là, tu savais. Tu savais que tu rêvais. » Je la regarde, émerveillée. C’est mon premier (minuscule) succès, et j’ai failli ne pas en avoir conscience. Maria-Yolanda me dit que c’est souvent comme ça, c’est souvent par un cauchemar que vient la lucidité. Le cauchemar n’est pas juste un mauvais rêve, c’est une porte d’entrée. La prochaine fois, si je revois ce chien, je suis censée me souvenir que c’est un rêve, lui demander son nom et pourquoi il me barre la route, et écouter ce qu’il me dit, au lieu d’appuyer bêtement sur le bouton Eject. Mon entrée dans le territoire du sogno reale commence comme ça, par un chien noir qui m’aboie dessus. Je rêve à nouveau de lui la nuit suivante. Je me souviens à la dernière minute de ne pas me réveiller, de ne pas m’enfuir à toutes jambes mais de lui demander son nom. Je comprends, sans qu’il le dise, car il ne parle pas, qu’il s’appelle Garde. Il est la peur qui me barre la route quand je dois ouvrir une nouvelle porte.
Agrandir les possibilités
J’ai dû rêver de Garde trois ou quatre fois dans ma vie, à plusieurs années d’intervalle. L’un de ces rêves fut particulier. Je venais de passer mon permis et m’apprêtais à acheter une voiture d’occasion. Je n’y connaissais rien en bagnoles, j’étais juste heureuse d’en avoir trouvé une à bas prix. J’ai rêvé que Garde se plantait devant moi et n’arrêtait pas d’aboyer. Le lendemain, j’ai demandé à faire réexaminer la voiture par un garagiste. L’arbre de transmission était sur le point de casser. Pour autant, le rêve lucide n’est pas forcément prémonitoire, c’est même assez rare qu’il le soit et, en ce qui me concerne, c’est son aspect le moins important. Je crois que l’intérêt du sogno reale est d’agrandir notre champ de vision. Ouvrir l’œil en rêve, c’est se retrouver soudain dans un monde où tout, absolument tout, devient possible. Question : Que va-t-on faire de ce champ infini ? Que va-t-on oser ? Si on ne sait pas, si on hésite, on perd sa lucidité, on se laisse embarquer dans un rêve minable, un rêve qu’on n’a pas choisi. Comme dans la vie, quand nos rêves ne sont pas assez précis et qu’on finit malgré soi embarquée dans ceux des autres.
Je crois au savoir qui se transmet dans les cuisines, avant le lever du jour. Je crois au savoir des sages-femmes, des marabouts et des sorcières.
Cet été-là, chez Maria-Yolanda, je rêve qu’une jeune femme frappe à la porte. Ses cheveux noirs sont relevés en chignon et elle porte de longs pendants d’oreille. Elle me tend une grande assiette recouverte d’une cloche en argent. J’ignore ce qu’il y a dessous et, dans le rêve, je passe en revue les possibilités : de la nourriture ? des serpents ? des bijoux ? une tête tranchée ? À mesure que j’imagine tout ce qu’il pourrait y avoir là-dessous, le visage de la femme s’illumine de plus en plus. Je comprends que c’est ça, c’est ça, le sogno reale. Agrandir les possibilités. Se souvenir qu’elles sont multiples. Dans la vie diurne, si une inconnue avait frappé à la porte pour me tendre un plat, j’aurais bêtement pensé qu’il ne pouvait contenir que de la nourriture. Trop souvent, nos rêves se soumettent aux probabilités. Ma grand-mère croyait, au contraire, que l’habitude, l’usage, l’usure, le désespoir devaient se soumettre aux rêves. Elle croyait que notre devoir était de rêver avec suffisamment de précision, de dévotion et de sérieux pour rendre nos rêves probables.
Je ne rêve pas de mes parents, cet été-là. Ce n’est pas grave. Maria-Yolanda me montre des photos d’eux avant ma naissance, quand ils étaient beaux et amoureux.
Maria-Yolanda a vécu jusqu’à quatre-vingt-dix-sept ans. Elle est morte un matin, après un long séjour à l’hôpital, un demi-sourire aux lèvres. Elle a pratiqué le rêve lucide jusqu’à la fin de sa vie, je suppose qu’elle se rendait régulièrement au pied de son grand figuier de Sedjoumi. Quant à moi, je ne cherche pas forcément à avoir des rêves lucides chaque nuit. Le sogno reale n’a rien à voir avec la performance. Mais je m’inquiète quand je ne me souviens pas de mes rêves. En les oubliant, j’aurais l’impression de céder une part essentielle de mon être à cette logique productiviste pour laquelle les rêves ne comptent pas. Je crois que la vie commence quand cette logique s’arrête. Je crois au savoir qui se transmet dans les cuisines, avant le lever du jour. Je crois au savoir des sages-femmes, des marabouts et des sorcières. Je crois qu’écrire est une forme de sogno reale, il y a quelque chose du rêve lucide dans l’écriture. Peut-être que ma vocation est née cet été-là, à Marseille, entre la collection de livres de ma trisaïeule Apollonia et le balcon de ma grand-mère. À moins qu’elle ne soit née du rêve d’une gamine, fuyant la misère dans une barque sous les étoiles. •
Isabelle Sorente
Après des études scientifiques et un début de carrière dans l’aviation, Isabelle Sorente s’initie au théâtre, écrit et met en scène des pièces.
En 2001, avec la publication de L, son premier roman, elle se tourne résolument vers l’écriture. En 2020, elle signe Le Complexe de la sorcière, un récit d’autofiction autour d’un rêve qui la hante.
1. Stephen LaBerge, Le Rêve lucide. Le pouvoir de l’éveil et de la conscience dans vos rêves (éditions Oniros, 1999) et S’éveiller en rêvant. Introduction au rêve lucide (éditions Almora, 2008).