Les chiffres varient selon les études, mais on estime communément à 1,7 % la proportion des naissances de personnes intersexes¹, c’est-à-dire nées avec des caractères sexuels ou reproductifs ne correspondant pas aux définitions sociales et médicales caractéristiques du « féminin » et du « masculin » et avec des variations pouvant être chromosomiques, anatomiques, gonadiques ou hormonales. Ces variations naturelles n’ont pas d’incidence sur leur santé. Pourtant, l’immense majorité des intersexes subissent des protocoles médicaux lourds et non vitaux (traitement hormonal, gonadectomie²) qui ont pour but de confirmer un genre qu’on leur assigne à la naissance, un genre qui peut ne pas correspondre à celui auquel se serait identifiée la personne si elle avait pu le choisir. Selon un document du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe³, on estime que l’erreur d’assignation de sexe varie entre 8,5 et 40 % ; ces enfants finissent par rejeter le sexe qui leur a été assigné à la naissance. Depuis 2016, le collectif Intersexes et Allié.e.s — OII France, la seule association en France créée par des personnes intersexes, lutte pour une meilleure visibilité des vécus intersexes et apporte un soutien aux concerné·es. Gabrielle (dont le prénom a été changé à sa demande), membre de ce collectif, a accepté de nous expliquer pourquoi ils, elles, iels luttent.
Pourquoi avoir constitué le collectif Intersexes et Allié.e.s — OII France ?
Le mouvement intersexe est relativement récent dans le monde des luttes sociales. Notre collectif, d’une vingtaine de membres actif·ves, s’attèle à accueillir les personnes concernées et leur entourage à travers des ateliers, des groupes de parole, des permanences, etc. Nous menons également un travail de sensibilisation au travers de campagnes contre les traitements médicaux ou chirurgicaux précoces non consentis réalisés sur les personnes intersexes. C’est une mission importante car l’intersexuation n’existe pas dans les représentations communes. Dans la terminologie médicale on parle de « désordre », « anomalie », « trouble du développement », « syndrome », alors que ce ne sont que des variations du vivant qui n’ont rien à voir avec la santé de l’enfant.
De votre point de vue, comment est accueilli·e un·e enfant intersexe aujourd’hui en France ?
L’intersexuation n’est pas forcément visible à la naissance, elle peut être découverte bien plus tard : dans l’enfance ou au moment de la puberté. Certain·es apprennent leur intersexuation quand ils ou elles veulent être parents. Dans le cas du diagnostic à la naissance, se pose la question de l’assignation de genre à l’état civil. On observe soit une méconnaissance totale de la part du corps médical, soit une redirection automatique des bébés vers les centres spécialisés⁴.
« En France, l’excision est formellement interdite et considérée comme “barbare”… mais certains médecins prescrivent encore des procédures de réduction du clitoris sur des personnes intersexes sans leur consentement ! »
En France, la stratégie est de systématiser la prise en charge des enfants concerné·es en prescrivant des traitements non consentis, des protocoles adoubés par la Haute Autorité de santé. Le consensus revient à dire qu’il est impossible de grandir avec un corps qui a des variations de caractéristiques sexuelles et que les corps doivent se conformer à l’archétype du genre féminin et masculin. Mais à cause de l’hétéronormativité médicale et sociétale, cela peut aller très loin : on considère qu’une femme doit être pénétrée et qu’un homme doit pénétrer, il y a donc une expertise sur la rectitude du pénis (il faut bander droit) et sur la profondeur du vagin.
Et si l’intersexuation est découverte longtemps après la naissance ?
La personne a alors déjà grandi avec une assignation sociale déterminée pour elle, mais elle va faire l’objet d’une très forte pathologisation [la situation de la personne sera présentée comme une maladie grave nécessitant une intervention]. En général, le protocole mis en place suit le genre donné à la naissance, sauf si la famille est très ouverte. J’ai récemment parlé avec la mère d’une adolescente dont une équipe médicale allait artificiellement provoquer la puberté : elle était en mesure de déconstruire le discours médical et d’écouter le choix de sa fille qui avait refusé le traitement. Nous accompagnons les parents parce qu’ils et elles ont besoin d’être rassuré·es, de rencontrer d’autres parents.
Pourquoi la France semble ne rien faire pour mettre fin à ces prises en charge considérées comme abusives par l’ONU⁵ ?
Dans les sociétés occidentales, déconstruire culturellement l’approche médicale du soin est compliqué. Par exemple, en France, l’excision est formellement interdite et considérée comme « barbare »… mais certains médecins prescrivent encore des procédures de réduction du clitoris sur des personnes intersexes sans leur consentement ! On pourrait croire que légiférer contre les mutilations non consenties est la solution, mais si l’on prend l’exemple de Malte, on peut en douter. Ce fut le premier pays en Europe à interdire ces pratiques en 2015⁶, mais la loi n’est toujours pas mise en application.
Parvenez-vous à faire changer les choses dans l’appréhension de l’intersexuation chez les professionnel·les de santé ?
Certain·es médecins adoptent le principe du « patient sachant », estimant que l’opinion de celles et ceux qui prennent fait et cause pour les personnes intersexes sont quasi inexistantes dans les centres de référence. Les spécialistes existent mais ils ou elles sont encore pathologisant·es et jouissent d’une légitimité très forte. C’est très compliqué à déconstruire.
Les débats sur la réforme de la loi bioéthique (projet de loi adopté à l’Assemblée nationale en août 2020) n’auront finalement pas permis de repenser collectivement le traitement des personnes intersexes. Qu’en pensez-vous ?
Il s’agit d’une injustice testimoniale : la parole publique des médecins a toujours plus de pouvoir. En amont du vote de la loi bioéthique, nous avons tenté de faire entendre notre voix pour que l’interdiction des mutilations génitales soit inscrite dans la loi. Sans réponse de la part des ministères de la Santé et de la Justice, nous avons dû passer par les associations, par la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), par le Défenseur des droits et en interpellant plusieurs député·es qui soutenaient le collectif. Nous avions un argument de poids pour les convaincre : la France a quand même été condamnée trois fois pour actes de torture par trois instances différentes de l’ONU entre janvier et juillet 2016 ! Mais il y a eu volte-face, certain·es parlementaires de la majorité, très couard·es, ont préféré écouter les chirurgien·nes de centres de référence qui étaient venu·es donner leur point de vue lors des auditions à la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi bioéthique. La ministre de la Santé d’alors, Agnès Buzyn [elle a démissionné de son poste le 16 avril 2020], ne voulait pas perdre la face vis-à-vis de ses collègues médecins. Des député·es souhaitaient quand même « faire quelque chose » : au lieu de mettre fin aux mutilations, on a donc abouti à une simple loi d’organisation de la filière de prise en charge par les centres où sont prescrits les actes mutilants sur les enfants intersexes.
Votre dernière campagne de sensibilisation aux droits des personnes intersexes « Justice maintenant » a été lancée en novembre 2020. Quel est son objectif ?
D’abord, le droit à la vérité médicale : nous aidons les personnes intersexes à faire une saisine auprès du Défenseur des droits en cas de refus d’accès à leur dossier médical par les personnels de santé et nous les accompagnons dans la lecture du dossier, une étape qui peut être très difficile à vivre. Ensuite, le droit à la réparation : aider les personnes à faire constater un préjudice, à porter plainte avec constitution de partie civile, à faire prévaloir le dommage corporel. Enfin, nous nous battons pour le droit à obtenir des condamnations des institutions hospitalières ou des professionnel·les qui ont prescrit et réalisé des traitements de conformation des corps des enfants et adolescent·es intersexes sans leur consentement éclairé. •
Entretien réalisé le 10 décembre 2020 par Anne-Laure Pineau.
Journaliste pigiste indépendante, membre du collectif Youpress et de l’Association des journalistes lesbiennes, gay, bi·e·s, trans et intersexes (AJLGBTI).