L’amour est un oignon

Après plusieurs années à tenter de se conformer au script amoureux hété­ro­sexuel et validiste, l’artiste et militante No Anger s’est inter­ro­gée sur la réalité de ses désirs et a fini par inventer sa propre défi­ni­tion de l’amour.

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Publié le 27 juillet 2023
L'amour est un oignon

Dans cette chronique, je veux vous parler d’amour. Mais pas de l’amour trop rose de la Saint-Valentin. Je ne l’ai jamais vécu. Il m’a toujours été refusé.

Quand j’étais à l’école, les mamans de mes amoureux inter­di­saient à leurs fils de me parler : elles me faisaient com­prendre que je n’étais pas la princesse idéale pour un prince charmant. Mon corps handicapé faisait tache dans leurs ima­gi­naires lisses et bien ordonnés.Moi je me disais : « Quand je serai grande, je porterai une robe de mariée et j’aurai beaucoup d’enfants. » C’était le seul horizon qui comptait. Mais je sai­sis­sais en même temps que je ne pourrais jamais l’atteindre. C’est ainsi que j’ai été évincée des nar­ra­tions de l’amour.

Adolescente, j’ai essayé malgré tout de res­sem­bler à la femme idéale qu’on allait aimer : souriante, sexy, coquette, séduc­trice. Mais les silences de mon entourage me faisaient entendre mon exclusion implicite du marché de l’amour. Presque jamais on ne m’a demandé : « T’as quelqu’un en ce moment ? » Désavouée par ce silence, j’ai cru mon corps et mes ten­dresses inadé­quates. Plus tard, lorsque j’étais amoureuse de plusieurs personnes en même temps, cela m’apparaissait comme contraire au bon sens: j’ai tenté de façonner ces ten­dresses multiples en un amour docile.

J’ai ensuite essayé d’être en couple. Je me suis efforcée d’être conforme au marquage amoureux des corps, je me suis forcée à performer ces signes d’affection, ces mains entre­la­cées et ces balades côte à côte qui peuplent l’imaginaire roman­tique. Être deux et fonder un foyer semblait enfin à ma portée. Si j’abdiquais, ce serait donner raison aux regards condes­cen­dants et à ces sales petites voix dans ma tête qui me pro­met­taient un avenir tragique et solitaire. J’ai cru y arriver. Mais l’amour est devenu violence. Je suis restée, alors que j’aurais dû partir. Piégée par l’attrait de cet horizon roman­tique qui parais­sait chaque jour plus lointain. Enfin, j’ai fui.

Représentations verrouillées

Sur ce champ de ruines, j’ai examiné de plus près les éter­nelles images de couchers de soleil et de cadenas qui fleu­rissent sur le grillage des ponts pour sym­bo­li­ser l’éternité du sentiment amoureux. Je me suis sentie à l’étroit dans ces repré­sen­ta­tions ver­rouillées. Enfermée dans des histoires rejouées à l’infini et dans les­quelles je peine à me raconter. J’aime souvent d’une façon trop ample pour être contenue dans ce type d’amour. Il n’est pas celui que dessinent mes amitiés et mes ten­dresses, durables ou pas­sa­gères. Dépossédée de mes relations par ces habitudes étran­gères, je ne me recon­nais­sais pas dans ces images gran­di­lo­quentes. Sûrement le temps était-il venu de ne plus imiter l’amour des comédies roman­tiques, pour inventer mes propres métaphores.

Coup d’œil de côté

Pour moi, l’amour est un oignon. Non parce qu’il fait pleurer, mais parce que c’est un sentiment que j’ai effeuillé.

Que reste-t-il, si je lui enlève la mission de me valider auprès des autres et de soigner mes insé­cu­ri­tés ? Si j’ôte à l’idée du couple sa fonction hété­ro­nor­ma­tive ? Si je dégage cet amour des attentes capi­ta­listes et nata­listes aux­quelles j’ai longtemps voulu répondre ? Que reste-t-il après avoir épluché les dernières couches de l’amour ?

Il reste une intensité émer­veillée face à mes aimé·es et l’assurance de relations inébran­lables qui, mécon­nais­sant la tension des sen­ti­ments exclusifs, me font me sentir chez moi. Pourquoi continuer à donner tant d’importance au sentiment amoureux alors que j’ai fondé mon foyer sur d’autres ten­dresses pri­mor­diales ? Je veux célébrer ces présences intenses qui me peuplent : ces personnes sont mes indé­bou­lon­nables, mon cocon, ma com­mu­nau­té, avec qui je veux fabriquer mon avenir.

Et puis, il y a cette énergie qui me donne de l’élan, amplifie mes gestes et peut perdurer en moi, même si l’amour n’est pas partagé, même s’il n’existe qu’à travers moi. Loin des histoires tragiques véhi­cu­lées par la culture dominante, je veux un amour qui, à distance des logiques de séduction et de conquête, tend vers la joie, qu’elle soit réci­proque ou non. Je veux un amour qui, au lieu de dessiner une symétrie parfaite et illusoire, esquisse un équilibre entre toi et moi. Même s’ils sont socia­le­ment impro­duc­tifs, mes crushs tenaces, mes émer­veille­ments multiples, mes affec­tions bis­cor­nues existent, au-delà du rou­geoie­ment omni­pré­sent de l’horizon romantique.

Je ne veux plus lutter ni par­ti­ci­per au jeu des espoirs contra­dic­toires de mon ado­les­cence. J’ai été exclue du marché de l’amour roman­tique : mon corps est jugé indigne d’être aimé et de se repro­duire. Contrainte de regarder de loin cet idéal, j’ai lancé un coup d’œil de côté.

J’y ai vu la solidité de mes amitiés, le four­mille­ment de mes atti­rances, la multitude de mes ten­dresses. Moi qui croyais mes relations limitées ou impos­sibles… Les voici démul­ti­pliées dans d’autres possibles. J’ai court-circuité l’anathème. J’en ai fait une aubaine.

 

Docteure en science politique, No Anger est une artiste et militante queer et anti­va­li­diste. Elle s’intéresse aux mou­ve­ments sociaux et aux questions liées au genre, au corps et à la sexualité. Elle livre ici sa deuxième chronique d’une série de quatre.

Habiter : brisons les murs !

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°11 Habiter, paru en août 2023. Consultez le sommaire.

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