Dans cette chronique, je veux vous parler d’amour. Mais pas de l’amour trop rose de la Saint-Valentin. Je ne l’ai jamais vécu. Il m’a toujours été refusé.
Quand j’étais à l’école, les mamans de mes amoureux interdisaient à leurs fils de me parler : elles me faisaient comprendre que je n’étais pas la princesse idéale pour un prince charmant. Mon corps handicapé faisait tache dans leurs imaginaires lisses et bien ordonnés.Moi je me disais : « Quand je serai grande, je porterai une robe de mariée et j’aurai beaucoup d’enfants. » C’était le seul horizon qui comptait. Mais je saisissais en même temps que je ne pourrais jamais l’atteindre. C’est ainsi que j’ai été évincée des narrations de l’amour.
Adolescente, j’ai essayé malgré tout de ressembler à la femme idéale qu’on allait aimer : souriante, sexy, coquette, séductrice. Mais les silences de mon entourage me faisaient entendre mon exclusion implicite du marché de l’amour. Presque jamais on ne m’a demandé : « T’as quelqu’un en ce moment ? » Désavouée par ce silence, j’ai cru mon corps et mes tendresses inadéquates. Plus tard, lorsque j’étais amoureuse de plusieurs personnes en même temps, cela m’apparaissait comme contraire au bon sens: j’ai tenté de façonner ces tendresses multiples en un amour docile.
J’ai ensuite essayé d’être en couple. Je me suis efforcée d’être conforme au marquage amoureux des corps, je me suis forcée à performer ces signes d’affection, ces mains entrelacées et ces balades côte à côte qui peuplent l’imaginaire romantique. Être deux et fonder un foyer semblait enfin à ma portée. Si j’abdiquais, ce serait donner raison aux regards condescendants et à ces sales petites voix dans ma tête qui me promettaient un avenir tragique et solitaire. J’ai cru y arriver. Mais l’amour est devenu violence. Je suis restée, alors que j’aurais dû partir. Piégée par l’attrait de cet horizon romantique qui paraissait chaque jour plus lointain. Enfin, j’ai fui.
Représentations verrouillées
Sur ce champ de ruines, j’ai examiné de plus près les éternelles images de couchers de soleil et de cadenas qui fleurissent sur le grillage des ponts pour symboliser l’éternité du sentiment amoureux. Je me suis sentie à l’étroit dans ces représentations verrouillées. Enfermée dans des histoires rejouées à l’infini et dans lesquelles je peine à me raconter. J’aime souvent d’une façon trop ample pour être contenue dans ce type d’amour. Il n’est pas celui que dessinent mes amitiés et mes tendresses, durables ou passagères. Dépossédée de mes relations par ces habitudes étrangères, je ne me reconnaissais pas dans ces images grandiloquentes. Sûrement le temps était-il venu de ne plus imiter l’amour des comédies romantiques, pour inventer mes propres métaphores.
Coup d’œil de côté
Pour moi, l’amour est un oignon. Non parce qu’il fait pleurer, mais parce que c’est un sentiment que j’ai effeuillé.
Que reste-t-il, si je lui enlève la mission de me valider auprès des autres et de soigner mes insécurités ? Si j’ôte à l’idée du couple sa fonction hétéronormative ? Si je dégage cet amour des attentes capitalistes et natalistes auxquelles j’ai longtemps voulu répondre ? Que reste-t-il après avoir épluché les dernières couches de l’amour ?
Il reste une intensité émerveillée face à mes aimé·es et l’assurance de relations inébranlables qui, méconnaissant la tension des sentiments exclusifs, me font me sentir chez moi. Pourquoi continuer à donner tant d’importance au sentiment amoureux alors que j’ai fondé mon foyer sur d’autres tendresses primordiales ? Je veux célébrer ces présences intenses qui me peuplent : ces personnes sont mes indéboulonnables, mon cocon, ma communauté, avec qui je veux fabriquer mon avenir.
Et puis, il y a cette énergie qui me donne de l’élan, amplifie mes gestes et peut perdurer en moi, même si l’amour n’est pas partagé, même s’il n’existe qu’à travers moi. Loin des histoires tragiques véhiculées par la culture dominante, je veux un amour qui, à distance des logiques de séduction et de conquête, tend vers la joie, qu’elle soit réciproque ou non. Je veux un amour qui, au lieu de dessiner une symétrie parfaite et illusoire, esquisse un équilibre entre toi et moi. Même s’ils sont socialement improductifs, mes crushs tenaces, mes émerveillements multiples, mes affections biscornues existent, au-delà du rougeoiement omniprésent de l’horizon romantique.
Je ne veux plus lutter ni participer au jeu des espoirs contradictoires de mon adolescence. J’ai été exclue du marché de l’amour romantique : mon corps est jugé indigne d’être aimé et de se reproduire. Contrainte de regarder de loin cet idéal, j’ai lancé un coup d’œil de côté.
J’y ai vu la solidité de mes amitiés, le fourmillement de mes attirances, la multitude de mes tendresses. Moi qui croyais mes relations limitées ou impossibles… Les voici démultipliées dans d’autres possibles. J’ai court-circuité l’anathème. J’en ai fait une aubaine.