Sylvia Plath, La fureur d’écrire

Quand l’écrivaine amé­ri­caine Sylvia Plath met fin à ses jours, un matin de 1963, elle n’a que 30 ans, mais laisse derrière elle des milliers de pages de journal, un roman auto­bio­gra­phique et des poèmes qui vont bou­le­ver­ser des géné­ra­tions de lecteur·ices. L’autrice mau­ri­cienne Ananda Devi invite à réen­tendre, au-delà de son aura tragique, les mots d’une poétesse qui a incarné, plus que quiconque, les tensions insur­mon­tables entre les postures de créatrice, d’amante et de mère accomplie.
Publié le 14 juin 2023
Photo de Sylvia Plath noire et blanche
Kopp Mess : The Lilly Library

Cela commence ainsi : en ce soir du 10 février 1963, au cœur d’un des hivers les plus froids que l’Angleterre ait connus depuis longtemps, une jeune femme de 30 ans termine la dernière révision de son recueil de poésie, place les feuillets dans leur ordre de publi­ca­tion, les rassemble dans un classeur noir.

Le soleil ne s’est pas montré de toute la journée. Le vent souffle, l’appartement mal chauffé semble gémir. Autour d’elle, les milliers de pages, journaux, lettres, manus­crits, inachevés ou pas, poèmes, romans, nouvelles – sa forêt per­son­nelle, sa forêt de Brocéliande à l’allure fan­tas­ma­go­rique dans la pénombre.

À l’étage, ses deux enfants, Frieda et Nicholas, sont déjà couchés. Elle a posé un verre de lait et des tartines dans une assiette à côté de leur lit. Elle a calfeutré la porte de leur chambre avec des ser­viettes mouillées. Elle, la jeune femme, Sylvia Plath, sait que c’est sa dernière nuit de vivante. Tout à l’heure, dans la cuisine, elle ouvrira le bouton du gaz, s’agenouillera sur une serviette pliée et posera sa tête dans le four.
Cela commence souvent ainsi. On connaît cette fin de vie : on a recons­ti­tué ses gestes, tenté de décoder, de déchif­frer, de sonder sa pensée, son état d’esprit, en ses derniers instants. Partir de là pour ren­con­trer la femme à rebours. Remonter le courant de sa vie.

Mais en sa dernière heure, chaque être n’a‑t-elle pas droit à ses secrets ?
La mort ne te définit pas, Sylvia. Ta ful­gu­rance, oui.

À force d’écrire et de réécrire un texte entrepris il y a plusieurs années sur Sylvia Plath, je suis passée par tous les ques­tion­ne­ments, par toutes les réfu­ta­tions, par toutes les impos­si­bi­li­tés. Pour moi, c’était son œuvre qui comptait. Mais à sa mort elle est devenue plus qu’une femme et plus qu’une écrivaine : un symbole du féminisme naissant de l’époque, et de ses répercussions.

Elle a été sa propre chro­ni­queuse acharnée. Née à Boston, Massachusetts, en 1932, d’un père d’origine allemande et d’une mère d’origine autri­chienne, elle se destine dès l’enfance à l’écriture. Et elle écrit : dès son ado­les­cence, des lettres, son journal, des poèmes, des ébauches de romans, tout est conservé, tout est archivé, elle s’offrira à nous, lecteurs et lectrices de son œuvre et de sa vie, avec gour­man­dise et géné­ro­si­té, une liberté aussi, comme si elle savait depuis toujours que son être véritable résidait là et qu’elle voulait nous en livrer tous les secrets. Peu importe si un jour viendra la dernière mort de Lady Lazarus, comme elle se désigne dans l’un de ses poèmes les plus connus. Peu importe si elle doit raconter sa tentative de suicide de 1953, dans la maison familiale, après quoi elle sera internée et suivra une élec­tro­thé­ra­pie qui la marquera toute sa vie. Elle fera pourtant de brillantes études, d’abord à Smith College, ensuite à Cambridge, en Angleterre. C’est là qu’elle ren­con­tre­ra Ted Hughes, poète lui aussi. Ils se marieront quatre mois après leur rencontre. Leur mariage durera six ans. Elle se suicide peu de temps après leur séparation.

Une extraordinaire alchimiste du quotidien

Trente ans de vie. Des milliers de pages d’écriture. Mais je ne sais toujours pas ce qui m’a donné l’envie de la connaître, de la suivre, de la vivre. Ce qui, en elle, m’a possédée – il n’y a pas d’autre mot qui convienne.

J’avais la sensation de la com­prendre. D’entendre sa voix à l’intérieur de la mienne, s’immisçant dans mes cordes vocales, dans mes veines. De deviner ce qui en elle pro­vo­quait ces décalages entre apparence et vérité inté­rieure, ce dédou­ble­ment entre la femme et l’écrivaine, impos­sible à ras­sem­bler et à résoudre, ce qui la poussait à écrire avec une telle frénésie tout en ayant la convic­tion que ce n’était jamais assez, qu’elle n’était pas à la hauteur, qu’elle ne par­vien­drait pas jusqu’aux sommets qu’elle s’était fixés, alors même qu’elle conti­nue­rait d’escalader les pics, mains et lèvres ensanglantées.

Elle se réfugiait derrière des sourires immenses qui étaient, dira-t-elle dans son journal, comme « une laque bien­veillante¹ » sur la peur que lui inspirait le regard des inconnus (« … smiling that smile which puts a bene­volent lacquer on the shud­de­ring fear of strangers’ gazes » ² ). Son euphorie, elle le savait, était trompeuse, trop rapi­de­ment suivie d’une plongée encore plus ver­ti­gi­neuse dans le piège qu’elle lui tendait. L’écriture avait beau crier au monde qu’elle était autre, les regards se heur­taient à ses surfaces lisses, à la couleur de ses cheveux, à la rougeur de ses lèvres, et refu­saient de croire au magma intérieur.

Une vie, une simple vie qui aurait pu être tout ce qu’il y a de plus normal, si tant est que cela existe, si elle n’avait été vécue en double, en parallèle, en miroir : chaque instant devait être repris, modifié, trans­for­mé, exalté et sublimé par l’acte d’écriture dans ses journaux intimes. Ce qui fait d’elle une extra­or­di­naire alchi­miste du quotidien.

Le regard qui défi de celui qui refuse de se partager

Quand elle rencontre Ted Hughes, jeune poète inconnu, elle a 23 ans, et lui 26. Une rencontre ? Non, un choc. Une collision du destin, comme il l’écrira plus tard. Et elle y croit, à cette pré­des­ti­na­tion voulue par les astres, de toutes ses forces. Alors que je me dirige vers elle, la fas­ci­na­tion tend aussi ses ten­ta­cules et ses ventouses vers Ted Hughes. Je ne peux toucher l’un sans ressentir la présence de l’autre au bout de mes doigts, fil de soie froissé tendu entre eux, bien trop vite rompu.

Qui étaient-ils ? Je regarde leurs photos (ce sourire de Sylvia, de joie absolue, sur le point de devenir une grimace de terreur avant qu’il ne soit effacé ; ce regard direct et sombre de Ted, un défi, un refus de se partager avec qui que ce soit). Je lis leurs poèmes. Je plonge dans leur vie. J’essaie de devenir médium. Après tout, n’ont-ils pas, eux, interrogé les astres ? N’ont-ils pas fait tourner les tables ? Et Ted n’a‑t-il pas murmuré, dans un poème écrit longtemps après Sylvia, que c’était comme si « une sorte de pick­po­cket occulte / Avait fendu la soie de l’âme et [les] avait tripotés ³ » ?


« Il faut que j’essaie d’écrire des poèmes. Ne pas en montrer un seul à Ted »

Journal de Sylvia Plath, 1959


On ne peut choisir une telle matière sans se laisser prendre au jeu. Je passe d’une voix à l’autre. Je les rêve. Chacun relatera le même incident dans un poème, séparé non seulement par le temps, mais par la mort. Et ainsi surgit cette cambrure des mots, cet écar­quille­ment de la mémoire, qui feront des derniers poèmes de Sylvia, dans son recueil Ariel, un séisme lit­té­raire, de ceux de Ted, dans Birthday Letters, paru trente-trois ans plus tard, leur réplique sublime, appa­rem­ment apaisée. Apaisée ? Oh non. Certains de ces poèmes contiennent encore, en une sorte de frénésie de la recons­ti­tu­tion, le cœur même de leurs ébats, de leurs éclats, de leur violence.

« Un lieu à soi », cet espace mental si nécessaire

Entre l’euphorie de leur rencontre si souvent racontée, dans une fête à Cambridge, et la réalité de leur vie conjugale, délitée en six ans, pourrait-on dire qu’il aurait mieux valu qu’ils ne se ren­contrent pas ? Elle était déjà écrivaine. Elle ne se serait peut-être pas suicidée, mais on n’en sait rien. Elle aurait peut-être eu une longue vie pleine, excessive, bien sûr, elle ne peut que l’être, et elle aurait continué à créer, à grandir, à affiner son art, à se per­fec­tion­ner jusqu’à ce sourire de l’accomplissement qu’elle décrit dans The Edge (Extrémité), le dernier poème de la version publiée d’Ariel :

Voici parfaite la femme.
Mort,
Son corps arbore le sourire de l’accomplissement ; […]
Ses pieds
Nus semblent dire :
Nous sommes arrivés jusqu’ici, c’est fini. 

Sans lui, elle aurait été Elle. Autre, peut-être, mais Elle.
Elle n’avait pas besoin de lui.
Voilà la réponse.

Regarder ce couple vivre et écrire me per­met­trait de com­prendre à quel point le travail d’écriture est solitaire et hostile à l’emprise de l’autre. Les poèmes de Sylvia se battaient contre ceux de Ted. Il lui donne des devoirs, elle lui répond par des textes magni­fiques, tel La Lune et le Cyprès. Ce soir-là, ils avaient tous deux regardé la pleine lune qui dis­pa­rais­sait, à l’aube, derrière un cyprès immense. Ted écrit, dans Birthday Letters, qu’à cette occasion il lui donna comme consigne d’écrire un poème à ce sujet.

(Une consigne ? me dis-je, énervée. Depuis quand la poésie est-elle une affaire de consigne ?)
Alors, elle écrit ceci :

Cette lumière est celle de l’esprit, froide et planétaire, […]
L’herbe murmure son humilité, dépose son fardeau de peine
Sur mes pieds comme si j’étais Dieu. […]
Je suis tombée de trop haut. […]
La lune ne voit rien de tout cela. Elle est chauve, elle est cruelle.
Et le message du cyprès n’est que ténèbres – ténèbres et silence.

Pourquoi les poèmes de Sylvia concéderaient-ils à ceux de Ted leur ter­ri­toire gagné de haute lutte ? Vous n’en savez pas plus que nous, disaient-ils, malgré vos critiques, et vous n’avez rien à nous apprendre. Sur cette route aux flancs de nos peurs, nous ne pouvons qu’avancer seuls, sans masques et sans filet. Sur cette route sur­plom­bant les démences, personne ne nous tend la main. En poésie, pas de mariage possible : tous les couples sont ennemis.

« Il faut que j’essaie d’écrire des poèmes. NE PAS EN MONTRER UN SEUL À TED ⁴ », écrira-t-elle plus tard dans son journal.

Ils se marient six mois après s’être connus. Pour elle, il y a une ampli­fi­ca­tion immédiate du per­son­nage de Ted (colosse, noir maraudeur, panthère). Pour lui, une attirance tout aussi immédiate, pour sa passion, sa liberté par rapport aux jeunes femmes anglaises qu’il a connues. Mais une fois mariés, le rapport d’équilibre se fausse. Elle doit tout gérer, leur quotidien, leurs finances, leur carrière. Lui se laisse porter. Elle se bat. Pour eux deux. Travaillant comme une acharnée. Mais que fera-t-il pour elle ? À part lui donner des conseils et des consignes ?

Comment peut-elle se ménager un espace, un lieu bien à elle ?
C’est justement ici, à Cambridge, que Virginia Woolf a écrit A Room of One’s Own.
Un lieu à soi, car il ne s’agit pas seulement d’un lieu physique, mais de cet espace mental qui nous est nécessaire.
Sylvia aussi cher­che­rait ce lieu à elle qu’elle ne trou­ve­rait qu’à la fin de sa vie.

« Pour écrire des fictions, une femme doit disposer d’un revenu et d’un lieu à elle », énonce d’emblée Virginia, allant au plus vif de son sujet, avec une froideur affirmée et sans poétiser le propos. Comme Sylvia com­pren­dra cette réalité, les derniers mois de sa vie, où elle jongle avec l’écriture, ses deux enfants en bas âge et le manque d’argent !

La désillusion du quotidien d’un couple

Ses lettres à la fin de sa vie sont des appels déses­pé­rés : elle se lève à 4 heures du matin pour écrire jusqu’à ce que « les bébés » se réveillent, elle sent que les poèmes qu’elle écrit sont extra­or­di­naires, les meilleurs de sa vie, mais elle pense qu’elle devrait aussi se consacrer à un roman qui lui rap­por­te­rait plus d’argent si seulement elle pouvait dégager quelques heures de plus, mais tout le reste de la journée se passe à s’occuper des enfants et de la maison, à envoyer des poèmes par la poste à des éditeurs de revue en espérant être rémunérée, à leur écrire de nouveau pour leur demander hum­ble­ment de bien vouloir lui renvoyer les poèmes non publiés (parce que les copies coûtent cher), à remercier les amies qui lui envoient 50 livres sterling en cadeau ou des vêtements pour les enfants, à demander à un ami poète si, quand elle viendra à Londres, elle pourrait dormir chez lui, besoin d’une nounou mais elles coûtent trop cher, besoin de payer les factures, mais comment faire, comment se préparer à un avenir aussi incertain quand elle a été désertée par Ted, comment, comment, comment… Mais dans un an, se dit-elle, elle aura résolu tout cela. Elle le sait.

Sylvia lit Virginia : « J’ai un peu le sentiment que ma vie est liée à la sienne. […] son suicide, j’ai eu l’impression de le répéter lors de ce sombre été 1953. Seulement je n’ai pas pu me noyer. Je suppose que je souf­fri­rai toujours d’une vul­né­ra­bi­li­té excessive et d’une légère paranoïa. Mais je suis aussi tellement robuste et résis­tante. ⁵ »

Que se passe-t-il lorsque s’installe la rivalité dans un couple d’artistes ?
Rien de bon.

À partir du moment où leurs poèmes se sont mis à se battre, le couple Ted-Sylvia entamait sa perdition. Leur corps croyait aimer, leur cœur disait aimer, leur masque humain pré­ten­dait aimer, mais le noyau enfoui qui était leur part de vérité refusait cet aveu d’impuissance qu’était l’amour, avec ses jeux de pouvoir, et s’évertuait vers la solitaire puissance de la création. Ils seraient seuls, obs­ti­né­ment, furieusement.

Les décla­ra­tions exta­tiques des lettres adressées l’un à l’autre, et surtout celles des journaux de Sylvia, qui parle de son « mari-en-poésie », d’un génie, le seul assez immense pour elle, finissent par sombrer dans la dés­illu­sion du quotidien d’un couple, pendant six ans de mariage. Argent, ménage, enfants ; la vie, la vie tout sim­ple­ment. Sylvia s’accroche, rageuse, à ses illusions. Ted, lui, commence à s’éloigner. À trouver cela pesant, cette femme qui ne lui laisse aucun répit.

C’est elle, pourtant, qui fera tout pour qu’il soit connu. Elle dac­ty­lo­gra­phie ses poèmes, les rassemble, les envoie aux éditeurs, aux concours, aux revues. C’est ainsi que le premier recueil de Ted Hughes, Le Faucon sous la pluie, recevra plusieurs prix, y compris le pres­ti­gieux Somerset Maugham Award, parce qu’elle leur a soumis le manuscrit. Sa carrière est lancée de façon ful­gu­rante. Sylvia, qui pourtant a été publiée dans des revues lit­té­raires et féminines bien avant, semble piétiner. Les lettres de refus arrivent en chaîne, la plongeant dans des états de détresse dont elle du mal à sortir. Pourtant, elle ne cesse pas, et dans ses journaux se retrouve la source de tout ce qui est à venir, poèmes, nouvelles, romans. Ce sont des joyaux lit­té­raires, tandis qu’elle se « prépare », selon elle, à écrire. Elle se prépare surtout à une longue vie d’écriture. Elle pense qu’elle en a le temps. Elle n’a donc pas besoin de traduire tout de suite ces ébauches en textes achevés. Elle veut les peaufiner. Les œuvres dont les germes sont dans ses journaux auraient pu émerger pendant des décennies. Tout était là. Elle ne le com­pre­nait pas encore.

Mais elle comprend peu à peu que le regard de Ted commence à glisser vers d’autres. Il ne lui est pas encore tout à fait infidèle, mais elle voit le dénoue­ment avec cette per­cep­tion lucide qui la carac­té­rise. Elle ne laisse rien passer, et lorsqu’il est confronté à ce regard calcinant, il se sent démuni et épuisé. Il essaie, il tente de la rassurer, de la consoler. Lorsqu’elle est malade, il s’occupe d’elle avec une tendresse débor­dante. Mais cela ne suffit pas, parce qu’elle veut vivre l’entière passion dont elle a toujours rêvé, et lui commence à voir cette passion comme un empri­son­ne­ment qui l’empêche d’écrire.

Vieille, vieille histoire.
Un simple coup de téléphone révèle à Sylvia, désormais mère de deux enfants, que Ted a commencé une relation avec une femme qu’ils connaissent, Assia Wevill. Il fait le va-et-vient entre Assia et Sylvia, puis dit à Sylvia qu’il ne l’aime plus, qu’il n’a jamais voulu d’enfants, et elle décide de le quitter. Retourne à Londres avec ses enfants. Se retrouve seule, cet hiver 63. Point final.

Un poème, celui d’un homme mépri­sable, pas d’un poète

Quelques années après la mort de Sylvia, les fémi­nistes s’emparent de sa cause. Ont-elles été trop loin en accusant Ted Hughes du « meurtre » de Sylvia et de celui d’Assia, qui se suicidera aussi, avec leur fille, quelques années plus tard, exac­te­ment de la même façon que Sylvia ?

Les fémi­nistes ont-elles contribué à taire la voix de Sylvia en l’érigeant en icône, ou au contraire à l’amplifier ? En étant d’une certaine façon exces­sives dans leurs accu­sa­tions et leurs mani­fes­ta­tions, ont-elles nui à la poésie de Sylvia ? Les bio­graphes de Ted Hughes parlent d’une per­sé­cu­tion, parce qu’elles étaient présentes à toutes ses confé­rences pour mani­fes­ter bruyam­ment en hurlant « meurtrier ! », et égra­ti­gnaient régu­liè­re­ment le nom « Hughes » sur la pierre tombale de Plath.

Tout est un fouillis dans ma tête. Je voudrais exonérer Ted, à 32  et 38 ans, des meurtres de Sylvia et d’Assia. Oserais-je avouer que la poésie de Ted m’a parfois conduite à me dire qu’il ne devait pas être assujetti aux règles, que le génie avait le droit de les outre­pas­ser ? Mais dans ce cas, Sylvia, elle aussi, en avait le droit. Et si elle avait, invoquant son propre génie poétique, abandonné ses enfants au bord de la route en disant qu’elle ne pouvait pas en être res­pon­sable ? L’aurait-on exonérée ?

Je finis par en revenir aux dernières lettres de Sylvia Plath. Son désespoir. Sa frénésie, se sachant sur une ligne précaire où elle pourrait sombrer, finan­ciè­re­ment, lit­té­rai­re­ment, men­ta­le­ment. Ted le sait, il la connaît, il connaît sa fragilité, et combien cet abandon, cette désertion lui feront du mal. Enfin, après des mois, il viendra la voir, lui apportera à manger. Mais la verra-t-il maigrir, verra-t-il ses os saillants, ses tremblements ?

Et la toute dernière nuit, celle-là même où elle passera à l’acte : il raconte, dans un poème publié après sa mort à lui⁶ , comment, fatigué des appels télé­pho­niques fréquents de Sylvia, et pour s’en échapper, il donnera rendez-vous à Susan, sa maîtresse du moment, dans un autre appar­te­ment, celui de Rugby Street, celui-là, pré­ci­sé­ment, où lui et Sylvia ont vécu au moment de leur mariage.


« De la cendre je surgis avec mes cheveux rouges et je dévore les hommes — dévore les hommes comme l’air »

Sylvia Plath 


Nous nous sommes rendus à Rugby Street
Où toi et moi avions commencé.
Pourquoi là-bas ? De tous les endroits possibles,
Pourquoi là-bas ? La perversité
de nos destins
A raffiné son art pour toi, pour moi
Et pour Susan.
[…]
Susan et moi avons passé cette nuit
Dans notre lit conjugal.

Ce dernier poème révèle tant de choses. La per­ver­si­té du destin ? Vraiment ? Ce n’est pourtant pas le destin qui a décidé de fuir les coups de fil déses­pé­rés, ni d’emmener Susan passer la nuit dans ce qui fut leur appar­te­ment et dans ce qui fut leur lit, à Ted et à Sylvia. Mais Sylvia, à ce moment-là, tu étais déjà hors de sa portée. Tu n’avais que faire de ses excuses.

Ce poème, fina­le­ment, est celui de l’homme. D’un homme plutôt mépri­sable. Pas d’un poète qui sublime un événement pour qu’il éclaire l’humaine condition et résonne en nous avec une stu­pé­fiante clarté, une sorte de lumineuse fra­ter­ni­té, non : un poème qui permet à l’auteur de s’exonérer de tout blâme (jouet du destin plutôt qu’homme obéissant à ses propres pulsions sexuelles au moment de la plus grande solitude de Sylvia), un poème qui laisse dans la bouche un goût de fiel.

Désolée, Ted. Tu ne méritais pas Sylvia Plath. Tu ne l’as pas tuée, non. Tu as édité ses lettres et ses écrits et ses journaux et sa poésie et il t’a fallu un certain courage pour le faire. Mais ce faisant, tu t’es donné, comme d’habitude, le beau rôle. Il faut lire entre les lignes pour le comprendre.

Cette convic­tion que la mort l’attendait

Dans une lettre écrite le 22 janvier 1963 ⁷ , moins d’un mois avant sa mort, Sylvia écrit ceci :

Ted possède — tout en étant le cher homme empli de gen­tillesse que vous et moi avons vu et connu — une part de cette inhu­ma­ni­té du vrai génie qui doit tuer pour obtenir ce qu’il veut. Désormais, il est par­fai­te­ment libre, libre de vivre, d’être adoré et d’être au centre de ces commères qui col­lec­tionnent les fauves de la société, d’avoir des liaisons, des vacances. C’est si dur, d’avoir été rejetée, moi et mes enfants, en ce moment précis et après toutes ces années de travail, mais je dois abso­lu­ment en faire une force inté­rieure, la traduire en une indé­pen­dance d’esprit qui me permettra d’élever mes enfants seule, face à tant d’incertitudes.

Cette indé­pen­dance d’esprit, cette rési­lience dont elle a tant de fois fait preuve auraient peut-être pu l’aider à survivre, n’était cette convic­tion profonde en elle, dès l’adolescence, que la mort la guettait, l’attendait. Malgré les multiples renais­sances qu’elle décrit dans Lady Lazarus, ce ne sont là que de brefs sursis avant l’échéance. Entre le sentiment de la perte, la précarité qui semble l’attendre, le désarroi d’être seule à prendre la res­pon­sa­bi­li­té de ses enfants, et la certitude d’une renais­sance finale et défi­ni­tive dans les poèmes écrits ces derniers mois, elle finit par choisir. Elle aura de toute manière le dernier mot, les derniers mots ⁸ :

Herr Dieu, Herr Lucifer
Méfiez-vous
Méfiez-vous.

De la cendre je surgis
Avec mes cheveux rouges
et je dévore les hommes —
Dévore les hommes comme l’air. •

1. Sauf indi­ca­tion contraire, toutes les citations traduites sont extraites de Œuvres. Poèmes, romans, nouvelles, contes, essais, journaux, ( © édition Gallimard, 2011) qui ras­semblent plusieurs textes de Sylvia Plath dont Journaux (tra­duc­tion Christine Savinel et Audrey van de Sandt), Poèmes 1959 — 1962 et Ariel (tra­duc­tion Valérie Rouzeau).

2. Journal, 15 janvier 1956.

3. Ted Hugues, « Ouija », Birthday letters, tra­duc­tion de Sylvie Doizelet, Gallimard, 1998.

4. Journal, 28 janvier 1959.

5. Journal, 25 février 1957.

6. Le poème Last Letter, publié pour la première fois en 2010 (douze ans après la mort de Ted Hughes) dans le magazine culturel bri­tan­nique New Statesman, n’a pas été édité en français. La tra­duc­tion est d’Ananda Devi.

7. Traduction d’Ananda Devi

8. Ce sont les deux dernières strophes de « Dame Lazare » l’un des plus célèbres poèmes de Sylvia Plath, issu du recueil Ariel.

Parler : les voix de l’émancipation

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°5. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.

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