L’armoire de ma mère

La mère de la jour­na­liste Anne-Laure Pineau a toujours fabriqué ses habits elle-même : che­mi­siers à manches amples, pantalons larges ou robes évasées pour s’adapter à son corps marqué par le handicap. Sous la plume de sa fille, Marie-Claire Pineau Bénudeau devient une héroïne, dont la passion pour le vêtement a nourri son émancipation.
Publié le 21/10/2024
Marie-Claire Pineau Bénudeau chez elle, dans le Maine-et-Loire. Crédit photo : Mélanie Bahuon / Neutral Grey pour La Déferlante. 

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°16 S’habiller, parue en novembre 2024. Consultez le sommaire.

Dans le placard parental, côté mère, il y a une étagère pleine de chutes de tissu. De l’écossais, du madras, du wax, du coton uni, du Liberty, de la toile épaisse. Des morceaux de toutes tailles enroulés en boudins, parfois ras­sem­blés dans des sacs plastique ou juste laissés en vrac, car trop grands pour y entrer. Rien n’est jeté : les doublures des vêtements d’enfants sont des restants de chemises pour adultes.

Les rubans de soie peuvent épouser des bou­ton­nières, garnir des bords de manches ou décorer des coussins. Un canevas d’antan est épinglé au dossier d’un fauteuil du salon. Ma mère a toujours été fascinée par les patch­works, mais ne s’y est jamais vraiment essayée, alors tout est gardé en attente d’une uti­li­sa­tion future. Je passe la main dans sa penderie, et de ces vêtements qu’elle a imaginés et cousus, déborde sa coquet­te­rie, sa fantaisie aussi.

Le corps de ma mère n’est pas taillé pour la fast-fashion, ni pour la fashion tout court. Petits bras, épaules minus­cules et inégales, grosse poitrine, dos pas droit, ventre sans abdos d’où l’on a extrait trois enfants. Sanglée à sa jambe gauche pour soutenir la marche, une orthèse imposante, de fer et de cuir, qui accélère l’usure des vêtements à la cuisse : ma mère vit avec la polio depuis qu’elle est en âge de se tenir debout. 90 % de ses muscles ne fonc­tionnent pas. Elle a appris à marcher en composant avec les absences, utilisant tous les sub­ter­fuges pour évoluer librement.

 

Marie-Claire Pineau Bénudeau (deuxième enfant en partant de la droite de la photo) entourée de ses frères et sœurs. Les vêtements des enfants étaient cousus par sa mère.

Marie-Claire Pineau Bénudeau (deuxième enfant en partant de la droite de la photo) entourée de ses frères et sœurs. Les vêtements des enfants étaient cousus par sa mère.

 

Les vêtements de la grande dis­tri­bu­tion sont faits pour les minces, pour la démarche des gens que l’on dit valides, pas pour celle, balancée, de ma mère, quand elle marchait encore. Encore moins pour l’assise dans le fauteuil roulant. Alors pour être à l’aise et grap­piller son droit à la coquet­te­rie, ses vêtements, elle les a faits sur mesure. Elle les a adaptés à sa vie.

 


Le corps de ma mère n’est pas taillé pour la fast-fashion, ni pour la fashion tout court.


 

Ado, elle s’obstinait à se rendre aux bals du village, où elle regardait ses sœurs danser la valse, le tango, la java. Elle faisait bonne figure. Il faut bien appar­te­nir à quelque chose. Sa mère lui fabri­quait – comme à ses neufs frères et sœurs – des tenues adorables, un jumper avec des petits motifs, des robes courtes mais pas trop, des chasubles col bateau, des pantalons évasés, parfaits pour l’orthèse. Elle se sentait « très mode », avec ses longs cheveux tressés, son air de gentille baba cool proprette. Son seul regret : ne pas pouvoir porter des panties en dentelle qui dépas­saient des jupes de ses camarades de classe et que son orthèse aurait déchirés tout de suite.

Mais, toujours, elle s’efforçait de voir les choses du bon côté : son handicap lui donnait toute liberté d’explorer des chemins de traverse. Fumer la pipe, manquer les cours, rouler en voiture pour aller chercher les soleils couchants. Les bonnes sœurs du collège la répri­man­daient, mais pas tant que ça.

Quand je lui ai demandé quelle était la première tenue qu’elle avait vraiment confec­tion­née, après des années à porter les créations mater­nelles, j’imaginais une blouse seventies, un pantalon pattes d’eph’, bref quelque chose de seyant. Maman m’a dit « un peignoir, sans modèle, sans patron ». Fuyant alors le destin de secré­taire dans les pou­laillers indus­triels qui lui tendait les bras, elle quittait la ferme familiale pour partir à Rennes faire ses études. Elle allait avoir son espace, sa salle de bains, puis son métier, sa vie indépendante.

Avant de mettre ses affaires dans sa petite Austin et de tailler sa route, elle s’était donc fabriqué un peignoir, comme ceux qu’elle voyait petite dans les vitrines à Angers, quand sa mère l’amenait chez le kiné une fois par semaine. « Nous on s’essuyait avec des ser­viettes, c’était efficace. Pour moi ce vêtement en éponge c’était la montée dans le rang social où on pense au confort aussi. C’est douillet, c’est le repos, la vie saine. » Elle était allée chez l’une de ses sœurs pour tra­vailler sur une machine élec­trique et le terminer à temps, ce vêtement synonyme de revanche sur la pré­des­ti­na­tion. Des années plus tard, avec l’argent reçu en cadeau de mariage, mon père et elle avaient décidé d’acheter une machine à coudre. Son coin couture : sa chambre à elle, dans leur chambre à eux.

 

Marie-Claire Pineau Bénudeau en train de broder.

Marie-Claire Pineau Bénudeau en train de broder. Crédit photo : Mélanie Bahuon / Neutral Grey pour La Déferlante.

 

Année après année, elle a adapté ses créations à l’évolution de son corps. Elle a taillé des pantalons de grossesse sans prendre modèle nulle part. Et puis une sortie-de-bain pour l’enfant à venir, avec des petites chouettes brodées à la machine. Ses pantalons, elle était la seule à savoir les faire car la seule à les habiter : des poches et une ceinture faisant office de sangle abdo­mi­nale pour aider à la marche, des jambes larges, des renforts aux endroits de frot­te­ment. Pour les chemises, elle taillait une épaule plus haute que l’autre, des emman­chures larges pour que ses bras puissent s’appuyer sur sa poitrine et conserver toute latitude pour se gratter la tête, se nourrir, attraper, enfourner, couper, coiffer ou chatouiller.

 


Son handicap lui donnait toute liberté d’explorer des chemins de traverse. Fumer la pipe, manquer les cours, rouler en voiture pour aller chercher les soleils couchants.


 

Et un jour il a fallu accepter le fauteuil roulant, tem­po­rai­re­ment, puis pour toujours. Une dure étape qu’elle a pu tourner à son avantage grâce à son éducation dure au mal… et à la mode. Car elle a pu enfin se fabriquer des robes amples et légères dans des tissus fleuris, des tops, ses jambes nues ont retrouvé le vent frais, elles qui s’étaient habituées à la fournaise du pantalon, porté toute l’année.

Elle a commencé à mettre des colliers, du rouge à lèvres, des bracelets, des bagues, elle s’est acheté de belles et impo­santes lunettes. Elle voulait attirer l’attention sur le haut du corps comme pour regagner la cré­di­bi­li­té que le fauteuil lui enlè­ve­rait forcément, dans un monde bâti pour les verticaux. Elle garde toujours dans un coin de sa tête l’image de Léone, la femme du village si jolie et si bien habillée, malgré ses défor­ma­tions terribles, aux bras et aux jambes. Son visage poudré, sa mise en plis et ses petits che­mi­siers pastel étaient une revanche sur les sœurs de l’orphelinat qui l’exposaient – « façon foire aux bestiaux » – pour obtenir les dons des « bonnes gens ».

Aujourd’hui, l’atelier de couture de ma mère occupe l’ancienne chambre de mon frère, son fauteuil élec­trique passe faci­le­ment du couloir à sa table, pas besoin de manœuvrer pour se mettre au travail. Quand j’étais petite, l’odeur de l’huile dans la bouteille jaune, le ron­ron­ne­ment de la machine, les morceaux de fils en pagaille, les gigan­tesques papiers calques, les piles de Modes et Travaux faisaient partie de mon quotidien. La petite main de maman qui touche les tissus, vérifie la texture. Sa bouche pleine d’aiguilles piquantes quand elle nous faisait essayer des tenues reprisées ou confec­tion­nées. Il fallait que ça tienne. On se piquait toujours.

Quand j’ai eu douze ans, ma mère m’a fait cadeau d’une boîte à couture. Une jolie boîte blanche, avec des com­par­ti­ments aimantés pour les aiguilles, un espace pour les bobines, les petits ciseaux, le mètre, le dé à coudre. Quelques semaines plus tard, je la vidais et j’en faisais ma nouvelle boîte à crayons, toujours dans mon tiroir aujourd’hui. Elle adorait l’odeur des merceries, moi c’était les pape­te­ries. Elle avait déjà tenté de m’offrir des canevas, qui à peine entamés – pour lui faire plaisir –, mouraient dans le fond d’un tiroir. Elle a tenté de m’impliquer dans la fabri­ca­tion des vêtements de poupée, dans la répa­ra­tion des chaus­settes et des bou­ton­nières, mais rien n’y faisait : la couture, pour moi ce n’était pas une passion comme ça l’était pour elle, pour sa mère avant elle, et peut-être pour celle d’avant, qui par­ta­geait la même date de naissance que moi. Cette trans­mis­sion de mère en fille, elle a dû y renoncer.

Ma grand-mère, déjà, adorait vêtir ses filles, surtout. Les pantalons des garçons, elle les achetait. Mais la couture était aussi une question de bon sens paysan : un sou est un sou et ce qu’on peut faire soi-même, pourquoi l’acheter ? Quand elle allait à la ville avec ma mère et un autre de ses enfants parfois, elle passait au magasin de tissus et achetait des mètres de nylon, de percale de coton. Ma mère circulait – démarche chaloupée – entre les étagères en bois, où les rouleaux étaient bien organisés.

Elle imaginait qu’un jour elle aurait un meuble comme celui-là, en bois ciré. Elle regardait les dames de la ville, avec des vêtements qui les mettaient en valeur, leurs coiffures, leurs rouges à lèvres. Dans sa petite tête ronde, se des­si­naient des modèles qui pour­raient lui aller, avec des adap­ta­tions. Elle en voulait presque à sa mère courage de se coiffer avec des peignes dans les cheveux, pour les ramasser, plus que pour les décorer et d’éternellement porter des robes « coupe princesse » qui galbent les hanches fortes, les mollets musculeux, mais sans excès de coquetterie.

 

Marie-Claire Pineau Bénudeau en train de choisir un tissu parmi les chutes.

Marie-Claire Pineau Bénudeau en train de choisir un tissu parmi les chutes. Crédit photo : Mélanie Bahuon / Neutral Grey pour La Déferlante.

 

Pour habiller ses enfants, ma grand-mère prenait modèle sur d’anciens vêtements – les patrons étaient trop chers – les adaptait en fonction des cen­ti­mètres gagnés des plus petits. Elle leur demandait de tourner autour de la grande table, pour regarder le vêtement bouger sur leurs petits membres. Elle voulait que ce soit parfait. Elle finissait les coutures dans la nuit, les enfants s’endormaient avec le battement de la machine mécanique, et le matin chacun·e avait sa tenue toute neuve, bien pliée. Le bonheur régnait dans la maison.

Pour les mariages, les baptêmes, ma grand-mère s’offrait excep­tion­nel­le­ment un tissu de qualité, pour elle. Ma mère a gardé cette habitude, pour les grandes occasions, de confec­tion­ner quelque chose de par­ti­cu­lier, de se lancer dans un défi : un pli dans le dos, une couture alam­bi­quée, du tissu très fin et cher qu’il ne faudrait pas gâcher. Sur la table du salon, elle passe des heures à faufiler, la couture à la main a sa pré­fé­rence. Et puis elle tire une grande fierté de fabriquer pour pas cher, plutôt que d’acheter des « trucs fabriqués en Chine par des enfants ».

Un jour, au lycée, ma meilleure amie Jennifer m’a demandé de l’accompagner faire du shopping avec sa mère dans un centre com­mer­cial d’Angers. Je les observais faire, elles connais­saient les tailles des vêtements et avaient leurs boutiques. Peut-être aurais-je aimé aussi partager cela avec ma mère ? Quand on allait faire le trousseau de rentrée, dans la galerie com­mer­ciale, on ne s’attardait pas longtemps dans les magasins de vêtements, m’habiller n’était pas une de mes pré­oc­cu­pa­tions. Ni coudre, ni danser. Comme si je refusais ce à quoi mon corps valide avait droit.

Mais aujourd’hui, quand je passe du temps dans la maison parentale ou quand je discute avec ma mère en visio, ce que j’aime le plus c’est quand elle me raconte les avancées de ses travaux de couture, et les com­men­taires sur mes vêtements.

Et quand elle dit : « Tu sais te mettre en valeur », résonne dans mon cœur la chanson de Dolly Parton Coat of many colors : « Je me sentais si riche dans ce manteau de toutes les couleurs et je racontais l’amour que ma mère mettait dans chaque coup d’aiguille, toutes les histoires qu’elle me disait quand elle faisait la couture. Mon manteau de toutes les couleurs valait bien plus que tous leurs vêtements réunis. » •

Anne-Laure Pineau

Journaliste pigiste indépendante, membre du collectif Youpress et de l’AJL (Association des journalistes lesbiennes, gay, bi·es, trans et intersexes). Pour ce numéro, elle a écrit le scénario de la BD sur Diana Sacayan. Voir tous ses articles

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